Accepter ou accueillir la différence ?

Accueillir l’autre dans sa différence, c’est avoir soif de la rencontre.

Il nous est souvent demandé d’ »accepter » la différence, or le mot est-il vraiment bien choisi ? Accepter la différence, on peut y parvenir, par défaut, en étant plus ou moins contraint et forcé, convaincu que l’on finira par « faire avec »… Il n’y a là aucune adhésion véritable de notre part, et cette acceptation du bout des lèvres risque de s’envoler au premier obstacle. C’est pourquoi, nous ne sommes pas seulement appelés à « accepter la différence », mais bien plus à « accueillir la différence ». L’accueil suppose l’ouverture, l’écoute bienveillante, l’envie de découvrir et de comprendre une réalité qui n’est pas la mienne mais qui ne peut que m’enrichir. Dans Lettre à un otage, Antoine de Saint-Exupéry écrit : « Je suis si las des polémiques, des exclusives, des fanatismes ! Je puis entrer chez toi sans m’habiller d’un uniforme, sans me soumettre à la récitation d’un Coran, sans renoncer à quoi que ce soit de ma patrie intérieure. Auprès de toi je n’ai pas à me disculper, je n’ai pas à plaider, je n’ai pas à prouver ; je trouve la paix, comme à Tournus. Au-dessus de mes mots maladroits, au-dessus des raisonnements qui me peuvent tromper, tu considères en moi simplement l’Homme. Tu honores en moi l’ambassadeur de croyances, de coutumes, d’amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. »

Accueillir celui dont l’univers m’est totalement étranger et dont j’ai le sentiment qu’il va m’apporter quelque chose, qu’il va me faire grandir, pourquoi pas ? Soyons honnêtes, c’est avant tout au quotidien que la différence est la plus difficile à vivre. Combien de conflits professionnels, de disputes familiales et de ruptures au sein du couple parce que la différence n’est plus accueillie mais subie, supportée ? Elle vient chaque jour me bousculer dans mon confort, mes habitudes, mes certitudes, elle est une atteinte à ma chère liberté…Si je ne suis pas prêt à convertir mon regard et mon cœur, la tâche est impossible. Il me faut d’abord me reconnaître et m’accepter comme un être limité et imparfait : l’imperfection, je la partage avec l’autre. Ensuite, il me faut parvenir à me décentrer de moi-même pour ne pas me fermer au changement, à l’inconnu. La vie ne naît pas de l’immobilisme, mais elle jaillit du mouvement, de l’échange, de la nouveauté. Si c’est moi que je cherche chez l’autre, nous n’avons pas d’avenir commun, par contre si je décide de le rencontrer dans son altérité, alors tout devient possible. Sans les gommer, nous faisons de nos différences un lieu de questionnements et de dialogue, un lieu également de miséricorde et de pardon, un lieu de conversion mutuelle, nous faisant grandir l’un l’autre dans l’amour et dans la grâce. Malgré tout ce qui nous sépare, je reconnais en l’autre un frère, issu d’un même Père, aimé comme moi d’un même amour divin.

François d’Assise, avant de devenir le frère de toute créature, a commencé par fuir ce qui lui était étranger. Ainsi peut-on lire dans son Testament : « Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. » (Test 1-3) Mais c’est dans la contemplation du Fils du Très-Haut et dans la volonté de l’imiter en toutes choses que s’inscrit sa conversion. Le Christ ne rejette pas la femme pécheresse, la Cananéenne ou le centurion romain ; se moquant des préjugés de son temps, il mange avec les publicains et les pécheurs. D’ailleurs, de Lévi il fait un de ses apôtres et de Zachée, le riche collecteur d’impôts chez qui il s’invite, il fait surgir cet élan de foi : « Voici Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple. » (Lc 19,8)
François s’inspire de ce modèle dans ses relations avec les frères mais aussi avec tous ceux qu’il rencontre, particulièrement les exclus. Citons l’épisode des brigands convertis (Légende de Pérouse 90) ou celui du loup de Gubbio (Fioretti 21). Bienveillance et patience, confiance et paix ont raison de la peur et de la violence : les regards sont transformés, les cœurs sont convertis, pour les brigands comme pour les frères, pour le loup comme pour les habitants de Gubbio. François insiste auprès de ses frères : « Quiconque vient à eux, ami ou ennemi, voleur ou brigand, doit être bien reçu » (1 Reg 7,14) ; « Lorsque mes frères vont de par le monde, je leur conseille, je les avertis et je leur recommande en notre Seigneur Jésus-Christ d’éviter les chicanes et les contestations, de ne point juger les autres. » (2 Reg 3, 10)

Accueillir l’autre dans sa différence, c’est avoir soif de la rencontre : c’est donc l’écouter avec patience et douceur, être attentif à ses besoins, créer un espace de dialogue respectueux de chacun, reconnaître en lui le frère qui m’est donné, un frère infiniment précieux puisqu’il me révèle un visage du Tout Autre.

P. Clamens