LEON XIII : Les franciscains, fer de lance du catholicisme social.

Pour Léon XIII, l’Eglise ne devait pas se crisper devant le monde nouveau qui s’esquissait en ce XIX° siècle. Ainsi, souhaitait-il en finir avec les querelles entre l’Église catholique et les dirigeants laïques de la III°République. Le 18 novembre 1890, le cardinal Charles Lavigerie, archevêque d’Alger, profita de la visite de l’escadre française de la Méditerranée pour porter un toast qui annonça le ralliement à la république. En février 1892, la lettre encyclique Au milieu des sollicitudes(1) (publiée d’abord en français – et non en latin) incita les catholiques au ralliement. Ce texte illustrait la volonté du pape de faire vivre l’Eglise dans son temps.
Si la question politique était posée, il convenait aussi de s’attaquer à la question sociale. Le Tiers-ordre franciscain devait constituer l’audacieux levier d’un catholicisme soucieux de dénoncer les abus du capitalisme libéral. Léon Harmel(2), qui avait hérité d’une filature forte de 1 000 ouvriers, s’était rendu en pèlerinage à Rome et avait rencontré Pie IX et le ministre général des frères mineurs Louis de Parme. Devenu tertiaire franciscain, soucieux du sort du prolétariat miséreux naissant, il fit de son engagement social, fidèle à la pensée franciscaine, le sens de sa vie de catholique « …ma vie, mon apostolat ont été imprégnés de la mentalité franciscaine, de son imperturbable optimisme et de ses enthousiasmes. »
En juillet 1893, encouragé par Léon XIII, il prit l’initiative d’une réunion qui se tint près de Reims et conduisit à une réforme du tiers-ordre et à une définition de ses missions face aux évolutions de la société. Il était guidé par la charte nouvelle du Tiers-Ordre, la Constitution Misericors Dei Filius(3) du 30 mai 1883 promulguée par Léon XIII. A partir de cette réunion, furent organisés des congrès régionaux et nationaux qui condamnèrent les abus du capitalisme, en référence à l’esprit de saint François : le capitalisme étant la féodalité du XIXe siècle, les tertiaires devaient le combattre comme ils avaient contribué à faire tomber celle du Moyen-Âge. Pour affronter cet « adversaire », le Tiers-Ordre avait reçu des armes: l’esprit de pauvreté et de charité. Cet engagement social conduisit toutefois le Tiers-Ordre à traverser une crise profonde ; certains considérant qu’il convenait de demeurer dans le spirituel et rejetaient la critique théologique du capitalisme.
Le pape, quant à lui adopta une démarche thomiste défendant l’idée que la création était divine mais constatant que ce bien commun s’élargissait avec les mutations économiques, engendrant des injustices qui reposaient sur la propriété. Le 15 mai 1891, Léon XIII publia l’encyclique rerum novarum(4). Il constatait l’existence d’une inégalité naturelle entre les hommes dès leur naissance. Il ne s’agissait toutefois pas d’une inégalité des droits mais de capacités : tous les hommes n’ont pas les mêmes capacités intellectuelles ou physiques(5). Il sous-entendait que c’était Dieu, créateur du monde, qui l’avait voulu ainsi. Guidé par l’Evangile, le pape comparait la société à un corps humain, chaque catégorie sociale correspondant à un organe remplissant une fonction particulière(6). D’après lui, la misère ouvrière naissait de l’exploitation des ouvriers par de mauvais patrons(7). Il estimait que les lois divines et humaines réprouvaient l’exploitation de la pauvreté et de la misère(8). Le salaire devait être suffisant pour faire subsister l’ouvrier dans de dignes conditions(9). L’Eglise ne considérait pas la force de travail comme une marchandise comme les autres. Il évoquait par ailleurs le rôle possible de l’Etat(10) dans la défense des plus faibles et rappelait les principes chrétiens de justice et d’équité. S’il considérait légitime le syndicalisme ouvrier(11), il mettait en garde contre « l’utopie socialiste » et dénonçait l’idée de lutte des classés (12).
Léon XIII fit reposer son offensive sociale sur les laïcs engagés dans le tiers-ordre. La pensée franciscaine et Rerum novarum suscitèrent un changement de pensée et d’attitude au sein d’une Eglise plus universelle. La doctrine sociale de l’Eglise porta ses fruits : le sillon de Marc Sangnier(13) en 1894, la CFTC en 1919 mais aussi la démocratie chrétienne. Quelques années plus tard, Pie X freina cette dynamique sociale. Toutefois, la rencontre entre des aspirations apostoliques, une volonté de transformation sociale, des préoccupations politiques, demeura avec les années et la lettre encyclique centesimus annus(14) rendit a posteriori hommage à la pensée franciscaine et à l’impulsion donnée par rerum novarum.

Erik LAMBERT.

(1) http://w2.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_16021892_au-milieu-des-sollicitudes.html
(2) https://maitron.fr/spip.php?article81406&id_mot=701
(3) https://w2.vatican.va/content/leo-xiii/fr/apost_constitutions/documents/hf_l-xiii_apc_18830530_misericors-dei-filius.html
(4) http://www.vatican.va/content/leo-xiii/fr/encyclicals/documents/hf_l-xiii_enc_15051891_rerum-novarum.html
(5) Le premier principe à mettre en relief, c’est que l’homme doit prendre en patience sa condition : il est impossible que, dans la société civile, tout le monde soit élevé au même niveau.
(6) St Paul aux Corinthiens, 12, 14-27
(7) « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Mt 25,40
(8) « Que le riche et le patron se souviennent qu’exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l’indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines. »
(9) Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et la clameur est montée jusqu’aux oreilles du Dieu des armées
(10) Une équité demande donc que l’Etat se préoccupe des travailleurs et fasse en sorte que, de tous les biens qu’ils procurent à la société, il leur en revienne une part convenable
(11) Le siècle dernier a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux une protection. (…) Les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. (…)
(12) «L’erreur capitale dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies l’une de l’autre »
(13) Sangnier se définissait lui-même comme «un catholique fervent mais sans pantoufles cléricales».
(14) https://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_01051991_centesimus-annus.html