Un Livre, Un Film

Vatican, La Fin d’un monde
Henri Tincq

ÉRIK LAMBERT

H.Tincq, Vatican, la fin d’un monde, Paris, cerf, 2019, 250 pages. 20 €.

Henri Tincq a quitté ce monde le 29 mars terrassé par le COVID-19. Avant de s’éteindre, il publia Vatican, La Fin d’un monde. Fin connaisseur de l’Église catholique, il dresse en trois parties, d’une rare clarté, les contours de la crise que traverse l’Institution depuis quelques années. Hasard ou signe, chaque chapitre adopte un titre où apparaît le nombre trois, une Église au service d’un Dieu en trois personnes…En 242 pages d’un style alerte, Henri Tincq explore une trentaine d’années de l’inexorable déclin d’une Église si loin des réalités vécues par les fidèles, engoncée dans ses certitudes et minée par les scandales et les atermoiements. L’Institution souffre d’une profonde cécité, effrayée par la marche du temps.

Se succèdent sur le trône de Saint-Pierre un pape polonais charismatique mais aveuglé par son anticommunisme, un brillant théologien allemand lucide, volontaire mais soumis à une Curie sclérosée dans ses privilèges et son obscurantisme. La fresque de l’ancien journaliste du Monde s’achève avec l’élection d’un souverain pontife sud-américain engageant la « Glasnost » d’une Église au passé révolu. Comme ce monde cher à Stefan Zweig(1) qui meurt avec la Grande Guerre, l’Église conforterait l’idée que « Tout Empire périra »(2). Née le 50ème jour, forte de vingt siècles d’existence elle est ébranlée par des secousses internes de moralité, une crise de gouvernance et de cohérence doctrinale. Perspective eschatologique ou prophétique Apocalypse(3) qui permettrait la renaissance d’une Église nouvelle ? Là réside une part du débat.

Elle affronte les défis du populisme, des pressions migratoires, du péril islamiste, des nouveaux modèles humanistes et du défi écologique. Pour braver ces convulsions, Jean-Paul II a restauré une centralisation de l’Église et soutenu les courants les plus conservateurs, couvrant ainsi les turpitudes diaboliques de Marcial Maciel. Il a rejeté fermement la théologie de la libération, gourmandant le père Ernest Cardenal suspense a divinis en 1984 et transférant Jacques Gaillot au siège titulaire épiscopal de Partenia. Benoît XVI fut confronté au flot des affaires de pédophilie, aux scandales financiers et au climat délétère qui règne au Vatican. François prend ses distances avec la Curie en s’entourant d’un C9(4), il identifie non pas 10 mais 15 plaies qui frappent l’Église. Il estime que la religion catholique ne doit pas être une religion d’interdits ou d’initiés mais celle de la miséricorde de Dieu.

Les racines des certitudes, des silences et de l’isolement mortifère résideraient dans l’histoire de l’Institution. Puisant sa légitimité en tant que seul vestige survivant à l’effondrement de la domination romaine(5), l’Église est devenue la colonne essentielle d’un ordre figé durant des siècles. Elle a raidi ses positions à la faveur des affrontements religieux du XVI°siècle ; le concile de Trente(6) affirmant l’absolutisme romain, tridentin et patriarcal. On peut déplorer que le Vatican nourrisse un narcissisme nuisible en canonisant certains papes mais en ignorant les plus audacieux : Léon XIII, Benoît XV et Pie XI.

Tincq cultive toutefois l’espérance et discerne quelques pistes de reconstruction. Il suggère de balayer l’hypocrisie sur le sexe, le célibat obligatoire; de lutter contre le cléricalisme dont François considère qu’il est la source de tous les abus et de songer à ordonner des femmes ministres du culte.

Pour lui, ce n’est pas la fin du monde voire de l’Église, mais la fin d’un monde. Il s’interroge lorsque l’Église a peur car la foi, la confiance et le courage sont des principes fondateurs de l’Église.

Un brillant essai qui suscite un vif intérêt dans lequel Tincq assume avec humilité son propre aveuglement. Son message est aussi celui de l’espérance mais il montre malheureusement combien la route est longue en érigeant en mai 2019 comme parangon de droiture Jean Vanier.

Érik LAMBERT

(1) À lire ou à relire, cet admirable ouvrage d’un brillant intellectuel bourgeois empreint de nostalgie : S.Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, paru en 1943, Livre de Poche.
(2) J.B.Duroselle, Tout Empire périra, publications de la Sorbonne, 1981.
(3) L’Apocalypse de Jean, dernier livre du Nouveau Testament. Il date d’une époque de persécutions pour les chrétiens. Il est perçu dans le langage courant comme une fin en soi. Or, il signifie « révélation » et annonce la victoire du royaume du Messie sur Terre, après une vague d’épreuves portées par les quatre Cavaliers de l’Apocalypse et les trompettes des Anges.
(4) c9 : Organe créé par le pape François après son élection en 2013, composé de neuf cardinaux qui le conseillent afin de réformer la Curie romaine.
(5) Cf. L’excellent ouvrage de P.Brown, À travers un trou d’aiguille, Les Belles Lettres.
(6) Le pape Paul III convoqua en 1542 un grand concile oecuménique à Trente (en Italie actuelle) pour affronter la Réforme protestante. Il débuta le 13 décembre 1545. Le pape lui fournit pour objectif de dynamiser l’Église catholique. Ce mouvement prit le nom de Contre-Réforme, ou Réforme catholique, pour se distinguer de la Réforme protestante.

Elephant Man
David Lynch

Le film de David Lynch, qui connut un grand succès dans les années 80, vient de ressortir quarante ans après avec la réouverture des salles de cinéma, dans une version longue restaurée et retravaillée par le cinéaste lui-même. Il met en image une histoire réelle, précédemment l’objet d’une pièce de théâtre : celle de Joseph Merrick atteint dès sa tendre enfance d’une maladie terrible qui déforma progressivement son visage et son corps, jusqu’à en faire le « monstre » dont personne ne voulut plus après la mort de sa mère, survenue lorsqu’il avait onze ans, si bien qu’il n’eut d’autre ressource que de se soumettre à son exploitation comme phénomène de foire sous le nom d’Homme Éléphant.

S’il semble abusif et réducteur d’y voir une fable sur l’antisémitisme comme on a pu le faire lors de sa sortie, le film traite bien du rejet de la différence, autant que de la fascination morbide qu’elle exerce, et cela de manière plus ambivalente que paradoxale. C’est le principal reproche qu’on peut faire à David Lynch : jouer sur les deux tableaux. Reproche qu’il se formule lui-même par l’intermédiaire du médecin bienfaiteur de Joseph Merrick, qui s’interroge sur ses propres motivations où la charité n’est pas exempte d’arrière-pensées carriéristes. À l’instar de l’artiste qui comptait sur le mélange de compassion et de voyeurisme du public pour garantir le succès de son travail cinématographique ? Le spectateur ne peut manquer de se poser la question pour lui-même… L’autre reproche serait d’avoir à la fois caricaturé l’aspect extérieur et la réalité intérieure du personnage de Joseph Merrick, en exagérant le monstre d’un côté et l’ange de l’autre. Il en résulte un certain simplisme moralisateur et explicatif qui est souvent la marque du cinéma grand-public américain.
Il n’en reste pas moins que l’œuvre est digne qu’on aille la revoir ou la découvrir. En noir et blanc, la réalisation est somptueuse, le travail de lumière, de décor et aussi de maquillage (qui décida à créer un Oscar spécifique après le film) est magnifiquement maîtrisée, et la reconstitution de l’Angleterre victorienne est parfaitement réussie, conjuguant un réalisme très touchant sur les réalités sociales de cette époque de Révolution industrielle, avec une beauté poétique des images saisissante. Le tout est magistralement interprété par de grands acteurs dont Anthony Hopkins, jeune à l’époque, qui incarne Frederick Treves, le médecin philanthrope qui fait disparaître l’éléphant pour qu’on ne voie plus que l’homme, avec le soutien de la reine Victoria.

Tout le XIXe siècle, au moins, fut traversé par l’exhibition spectaculaire de « phénomènes » plus où moins « monstrueux », pratique courante dont par exemple Sarah Baatman — la Vénus Hottentote — fit la cruelle expérience, retracée elle aussi par un film. Les êtres humains « différents » attiraient les foules, mais aussi tout ce qui pouvait arriver d’un monde encore à découvrir, comme la girafe qui fit courir tout Paris au Jardin de Plantes, peu avant les Trois Glorieuses (1830). Nous trouvons cela naturellement naïf, vulgaire, condamnable, la folie cruelle d’une époque révolue. Mais l’est-elle vraiment ? Ou bien les promoteurs médiatiques n’ont-ils pas simplement remplacé les crieurs de foire pour fasciner un public qui, lui non plus, n’aurait pas fondamentalement changé ?

Jean Chavot