Un livre

Et si le vivant était anarchique
Jean-Jacques Kupiec

Et si le vivant était anarchique.
Jean-Jacques Kupiec.
Ed : Les liens qui libèrent. 244 pages. 20 €

La biologie a connu des avancées spectaculaires au cours des deux derniers siècles. Elle donne aujourd’hui lieu à des applications technologiques, d’ordre médical en particulier, qui exigent une très grande attention philosophique et éthique car elles touchent, avec la génétique et la biologie moléculaire, au cœur même du vivant. Le livre de Jean-Jacques Kupiec, chercheur émérite, est une étude épistémologique extrêmement bienvenue pour soutenir cette réflexion collective urgente, bien que son titre et son sous-titre à sensation (politique éditoriale ?) ne lui rendent pas bien justice.

L’auteur éclaire l’histoire de la génétique depuis la vision essentialiste d’Aristote (la forme préside à l’existence) ou de Descartes (le corps-machine) en passant par les précurseurs naturalistes de Darwin (Linné, Buffon, Lamarck) jusqu’à sa naissance et son développement initial (Mendel, de Vries, Morgan). Mais le terme même de génétique pose question dès l’origine, car comme Kupiec le rappelle, le gène ne représente qu’une unité de travail hypothétique dont on n’a toujours pas la définition précise ni même la description matérielle, comme pour la notion de « caractère » qui lui est associée. Il s’appuie entre autres sur l’étude du développement embryonnaire pour renouer avec l’observation de la « tendance inhérente à varier des êtres vivants » mise en évidence par Darwin dont ses successeurs ont amputé l’œuvre pour n’en retenir que la sélection naturelle, orientant ainsi la biologie sur la voie d’un déterminisme réducteur autant qu’erroné où n’interviendrait que l’environnement, « défaut originel de la génétique : la projection d’un ordre sur le vivant ». Pourtant, la variabilité stochastique (aléatoire) est présente à toutes les échelles : variabilité du développement embryonnaire, de la différentiation cellulaire, de l’expression des gènes et de leur constitution, jusqu’à la variabilité moléculaire avec la « non-spécificité des protéines (qui) sape la théorie de l’information génétique » et restitue dans son intégralité la théorie de l’évolution en détruisant la vision fixiste des espèces, d’inspiration aristotélicienne à la vie dure, alors qu’elles ne sont que des projections arbitraires, qu’on les attribue à un plan de la nature ou à Dieu. La variabilité est première à la classification qui n’en est que la généalogie. Elle dément également le finalisme selon lequel l’évolution aurait pour but l’être humain qui serait son achèvement. La variabilité est au contraire la constante et le principe même de l’évolution autant ontogénétique que phylogénétique : « Un être vivant n’est pas un « organisme » qui réalise un ordre (plan) préétabli mais une communauté qui se construit par les relations des cellules qui la composent ». Ainsi, « (…) l’espèce et l’individu ne sont pas des entités premières, mais des entités secondaires abstraites du flux du vivant ».

Pour l’auteur, le rôle éminent de la variabilité remettrait en question la conception chrétienne de la création selon lui à l’origine des conceptions déterministes qui faussent l’observation scientifique du vivant. Mais ce n’est à mon avis qu’un préjugé dû à une réduction plus qu’erronée de la théologie à un créationnisme auquel elle s’oppose profondément. Au contraire, la variabilité stochastique corrobore pour moi magnifiquement la vision — franciscaine mais pas seulement — d’une création constante, en perpétuel renouvellement, dans un « ordre » divin qui se réinvente lui-même avec une liberté qui est la forme d’un amour dont toute hiérarchie entre les êtres est absente. La pensée franciscaine pourrait donc accueillir avec une curiosité bienveillante la conclusion de ce livre passionnant : « Le darwinisme et l‘anarchisme s’opposent à l’idée d’un ordre préétabli qui s’imposerait à la nature et aux sociétés humaines. Tous deux mettent en avant la vision d’une autoconstruction à partir de relations directes entre les êtres vivants ou les humains, dans laquelle la dépendance mutuelle et la coopération sont des éléments clés. »

Jean Chavot