… ET À LA LUTTE ENTRE POUVOIR TEMPOREL ET SPIRITUEL. (2ème épisode)

Pape Clément XIV

Le nouveau pape était un étrange personnage qui contrastait avec la dignité classique des ecclésiastiques romains : poète, compositeur et chanteur, c’était aussi un joueur de billard et de pétanque et un redoutable cavalier. 

Artiste, Clément XIV fonda le musée Clémentin. Il accueillit à Rome le jeune Mozart et lui conféra l’ordre de l’Éperon d’or. 

Après le siècle d’or de 1540 à 1640, les jésuites étaient devenus les confesseurs habituels des souverains catholiques mais il leur était reproché un sévère relâchement et une grande hypocrisie comme l’illustra l’affaire du père de Lavalette[1].

L’époque était à l’affrontement entre les puissances et l’influence de l’ordre fondé par St Ignace. Ce fut une période très animée qui portait préjudice à l’image de l’Église. Ainsi, lors des fêtes du carnaval ouvert par la cloche du capitole qui ne sonnait par ailleurs que pour signifier la mort des papes et achevées par les jeux du moccoli lors de laquelle chacun tentait de conserver sa fine bougie allumée suscitant de plaisantes poursuites dans les rues auxquelles participaient princes, ambassadeurs, belles dames mais aussi prélats. Rome changeait le lendemain car on recevait les cendres. Rome était soumis à l’assaut de la franc-maçonnerie interdite par Clément XII en 1738 et par Benoît XIV en 1751 mais elle était prospère durant la seconde moitié du siècle. La contagion maçonnique venue d’Autriche et de France gagnait. En réalité, la maçonnerie d’alors n’était pas un athéisme ; elle souhaitait une religion purifiée et rationalisée et rejoignait en nombre de points le courant janséniste[2]. L’insatisfaction était grande vis à vis de l’état de l’Église. Cette méfiance était sensible jusqu’à Rome où l’on ne cessait d’imprimer et de diffuser livres et libelles[3] hostiles à tous les jansénistes et crypto-jansénistes accusés de vouloir évacuer le dogme et transformer la religion révélée en un vague théisme[4]. À l’ombre même de Saint-Pierre, se réunissait un cercle, l’archetto (l’archet) qualifié de « janséniste » alors que ses membres étaient des catholiques hostiles au laxisme et aux jésuites, mais désireux de tenir compte du progrès des Lumières. 

Afin d’accéder au trône de Saint-Pierre, Vincenzo Ganganelli avait adopté une attitude conciliatrice entre les zelantii[5] et le parti des couronnes[6]. Il produisit un billet qui ne contenait aucun engagement ; dans lequel il déclarait « qu’il recourait au souverain pontife le droit de pouvoir éteindre en conscience la société de Jésus, en observant les règles canoniques, et qu’il était à souhaiter que le futur pape fasse tous ses efforts pour accomplir le voeu des couronnes ». Le droit dont il s’agit ne pouvait être contesté par aucun théologien catholique et par les ultramontains[7] moins encore que par tous autres ; le reste était l’expression d’un simple souhait.

Une fois élu, Clément XIV estima que les déclarations qu’il avait faites avant d’être pape, laissant entendre qu’il fallait remettre en cause l’influence des jésuites, avaient été imprudentes. Il louvoya pendant quatre ans, pressé et menacé par les monarchies. Le 13 décembre 1769, Clément adressa aux pasteurs et aux fidèles une encyclique, qui était le programme de son pontificat. Il y recommandait l’obéissance aux princes, le respect et l’amour, et il déclara que le bien de l’Église était inséparable de la paix des États. Le jeudi saint de l’année 1770, il s’abstint de faire procéder à la lecture accoutumée de la bulle In coena domini[8] ; il leva les excommunications prononcées aux termes de cette bulle, contre les administrateurs du duché de Parme ; il réussit à apaiser le roi du Portugal, qui avait menacé le précédent pape[9] de supprimer la nonciature et de nommer un patriarche pour ses États. Malgré l’incessante pression des puissances qui avaient banni les Jésuites, il ne mit aucune hâte à l’instruction de la grande cause relative à l’abolition de cet ordre ; il y procéda lui-même, sans confier à personne le résultat de ses délibérations, sinon peut-être aux pères Buontempi et Francesco, deux religieux de son couvent des Saints-Apôtres, qu’il avait gardés auprès de lui. Confinée dans ses États de plus en plus mal administrés, la Papauté affaiblie se laissa arracher la suppression de la compagnie de Jésus, déjà chassée par les différents souverains catholiques, jusqu’à ce que le 16 août 1773, se rendant aux arguments des cardinaux français et espagnols qui l’avaient élu il publiât le bref Dominus ac Redemptor Noster Jesus Christus[10]qui liquidait les biens de la compagnie de Jésus dans les États de l’Église et laissait aux autres souverains la faculté de le faire dans leurs propres États. 

Les cardinaux opposés à cette mesure se livrèrent à une sorte de grève en ralentissant leur activité. L’archevêque de Paris refusa d’appliquer le bref. Déjà frappée par une trentaine de suppressions et d’expulsions par les différents souverains catholiques, la Compagnie organisa son repli : le luthérien Frédéric II et l’orthodoxe Catherine de Russie décidèrent de conserver chez eux les résidences de jésuites. Pour faire fléchir le pape, le gouvernement français avait fait en 1769 occuper Avignon ; la ville fut évacuée en mars 1774. 

Les partisans des Jésuites attendaient le châtiment céleste qui devait frapper le pape coupable d’avoir aboli cet ordre ; les plus fanatiques annoncèrent sa mort prochaine, sur la foi des visions de sœur Marie-Thérèse du Cœur de Jésus et de Bernardine Renzi, divulguées par les confesseurs de ces femmes. Des rapports du cardinal de Bernis[11], ambassadeur de France, écrits longtemps avant la promulgation du bref attestaient que Clément avait le pressentiment que l’abolition de l’ordre des Jésuites lui coûterait la vie.

La santé du pape, jusqu’alors vigoureuse, déclina rapidement. Il mourut, le 10 septembre 1774, victime d’un refroidissement à l’âge de soixante-neuf ans après un pontificat de cinq ans. La rumeur se répandit aussitôt qu’il avait été empoisonné. Il fut inhumé en la basilique romaine des Douze-Apôtres. Casanova lui consacra un monument funéraire près du Triomphe de l’Ordre Franciscain de Baciccio. Le tombeau de Clément XIV passe pour l’un des chefs d’œuvre de l’art classique. Le caractère de Clément paraît avoir été celui d’un Franciscain autant qu’il était possible au XVIIIe siècle, épris de simplicité, de recueillement et d’amour des œuvres de Dieu dans la nature. Avant son élévation, il prenait ses délassements dans l’étude de la botanique et de l’entomologie et quelques exercices corporels. Devenu pape, il continua à rechercher le silence et la solitude, ayant pour compagnie préférée quelques religieux de son ordre. De tous les papes, il fut peut-être celui qui a le moins parlé, et l’un de ceux qui ont le plus scandalisé Ies Romains par le mépris des pompes que ce peuple affectionnait.

Érik Lambert


[1] En 1741, il fut envoyé en Martinique où la Mission traversait une grave crise matérielle. Le Père Lavalette parut être l’homme providentiel pour relever la situation. Comme ‘procureur’ il était chargé de trouver les ressources financières nécessaires au bon fonctionnement de la mission. En 1751, les premières accusations de participation à des opérations commerciales furent lancées contre le jésuite français. Antoine Lavalette fut rappelé de Martinique en 1753 pour justifier sa conduite. Juste avant qu’il ne meure, le supérieur général de la Compagnie de Jésus l’autorisa à rentrer dans sa mission, où il devint le Supérieur des Missions Françaises de l’Amérique du Sud en 1754, mais avec un ordre explicite d’arrêter toute entreprise commerciale.
Cet ordre fut ignoré par Lavalette qui poursuivit avec sa compagnie commerciale. Il fut canoniquement suspendu jusqu’à décision du Supérieur GénéralMais avant que décision soit prise Lavalette quitta la Compagnie (1762). Après le bannissement des jésuites du royaume de France, il répudia formellement ses liens avec les jésuites en prononçant le serment qui, en condamnant le caractère pernicieux de l’Ordre permettait aux anciens jésuites de recouvrer leur statut et droits comme citoyens français. Retiré dans son village natal de Valette il meurt le 13 décembre 1767. Ce scandale – et le refus des jésuites français d’accepter d’engager leur responsabilité financière – donnèrent l’opportunité aux ennemis de la Compagnie en France de déclencher des attaques contre celle-ci. Le 6 août 1762, le Parlement de Paris prit un arrêt bannissant la Compagnie de Jésus de France. Malgré l’intervention du pape Clément XIII, Louis XV fut amené à expulser les jésuites le 26 novembre 1767.

[2] Le jansénisme est un mouvement religieux qui a agité l’Église catholique en France, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il est né dans les cercles intellectuels de l’Université de Louvain (Belgique) à la fin du XVIe siècle, en réaction à l’optimisme des jésuites. Ses fondements théologiques ont été exposés par l’évêque d’Ypres Jansenius (Cornelis Otto Jansen de son vrai nom, 1585-1638), d’où son nom. En soulignant comme les protestants l’importance de la « prédestination » dans le chemin qui mène à la vie éternelle, Jansenius et ses disciples se mirent à dos les Jésuites et une grande partie de la hiérarchie catholique. Ils séduisirent par ailleurs des catholiques avides de mysticisme et de retour à une pure spiritualité. Parmi ces derniers, l’abbé de Saint-Cyran, Jean Duvergier de Hauranne, qui devient confesseur puis directeur de conscience de l’abbaye de Port-Royal de Paris et de son abbesse, Jacqueline Arnauld. Des querelles théologiques aigües se déclenchèrent dont l’enjeu, gâta la vie de la cour de Versailles, aboutir à la dissolution de Port-Royal et altérer les relations entre la monarchie française et le Saint-Siège. Sous le règne de Louis XV, le mysticisme janséniste conduisit même à des émeutes dans les rues de Paris, en particulier avec l’affaire de l’Hôpital général.  Elle eut pour lointaine conséquence l’expulsion des Jésuites (1764).

[3] Écrit généralement court, diffamatoire, dirigé contre une personne, un groupe de personnes, une corporation.

[4] Doctrine qui admet l’existence d’un Dieu unique et personnel comme cause transcendante du monde.

[5] Cardinaux défenseurs obstinés de la papauté du XVIIème au XIXème siècle.

[6] Soutenant les pouvoirs temporels monarchiques.

[7] Qui soutiennent et défendent les positions traditionnelles de l’Église italienne, le pouvoir absolu, spirituel et temporel du pape.

[8] La bulle pontificale In Cœna Domini (Au repas du Seigneur) prononce une excommunication générale contre tous les hérétiques, les contumaces et les ennemis du Saint-Siège. Elle fut ainsi nommée parce qu’on la lisait publiquement à Rome tous les ans le jour de la Cène (jeudi saint). Elle fut rendue par Paul III en 1536 ; Clément XIV en supprima la lecture en 1770.

[9] Clément XIII.

[10] Jésus-Christ, notre Seigneur et Rédempteur, un écrit apostolique supprimant la Compagnie de Jésus.

[11] Il n’est pas le plus célèbre des cardinaux qui ont orienté les destinées de la France. Moins illustre que Richelieu ou Mazarin, François de Bernis n’en a pas moins joué un rôle majeur dans la diplomatie sous Louis XV et Louis XVI.