Archives de catégorie : Edito

Edito d’Avril 2023

« Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme. »

Ainsi s’exprimait Lamennais en 1834 dans Paroles d’un croyant, puisant son inspiration dans les paroles du Christ. Le cri des pauvres arrive-t-il aujourd’hui aux oreilles des catholiques ou sont-ils voués à défendre un ordre social établi ? Dès 1945, la présence de Gaston Tessier, de Georges Bidault, d’Eugène Claudius-Petit au sein du CNR illustra l’engagement catholique dans les mesures assurant la sécurité physique et économique des travailleurs par le contrat de travail. Mais force est de constater que les politiques néolibérales, la globalisation et les conséquences de la révolution numérique remettent en cause l’ambitieuse architecture de protection sociale patiemment tissée depuis deux siècles. L’actuelle réforme des retraites, dans la droite ligne du constant « détricotage » des dispositions du programme intitulé « Les Jours heureux par le CNR », montre qu’il s’agit bien d’un choix de société. Les chrétiens ne peuvent y rester indifférents car il en va du bonheur de l’être humain.

La finance et le capital donnent le la. Le travailleur n’est qu’une variable d’ajustement parmi d’autres. Les lobbies privilégient leurs intérêts sans se soucier des plus démunis. Ils amassent pour amasser. Comment le chrétien pourrait-il demeurer muet alors que l’intérêt commun est bafoué par l’hégémonie arrogante de l’infime minorité qui s’attribue le bénéfice du travail du plus grand nombre ? Car ne nous y trompons pas : si les plus riches encensent la « valeur travail », c’est pour s’octroyer la plus grande part de la richesse en mettant à profit la technologie. Aujourd’hui encore, l’Évangile incite les chrétiens à être soucieux des conditions d’existence et des souffrances des plus petits car la dignité de chaque personne humaine est essentielle. Si l’Église ne doit abandonner personne sur le bord de la route, et si elle doit aussi cheminer avec les nantis, elle a d’abord vocation à être en Dom Helder Camara, en Oscar Romero, en l’abbé Pierre, en Jacques Gaillot, en Mère Thérésa, en Jerzy Popiełuszko. Pourtant l’institution, craignant sans doute de s’aliéner les bien-pensants, a déserté le monde ouvrier : Pie XII mit fin à l’expérience des prêtres-ouvriers qui pointaient à l’usine et parfois même s’engageaient dans les conflits sociaux et politiques ; Jean-Paul II humilia le prêtre et poète Ernesto Cardenal. Mais où doit se trouver l’Église si ce n’est aux côtés des humbles ? Nombreux sont les laissés pour compte du règne de l’économique et du financier. L’’être humain n’a que peu de valeur dans une société technologique lancée dans la course folle d’un « progrès » prométhéen. « Aucun effort de pacification ne sera durable, il n’y aura ni harmonie, ni bonheur dans une société qui s’ignore, qui met en marge et abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même » déclara le pape François lors des JMJ de Rio.

Les chrétiens ont un rôle à jouer : celui de gardien du souci de l’humain. Ils ont le devoir de faire entendre la voix de l’Évangile dans une société qui multiplie exclusions et injustices. Alors, oui ! Le cri de Lamennais est toujours celui des chrétiens face à l’iniquité de réformes qui pèsent toujours sur les petits au profit des riches. « … que le riche et le patron se souviennent qu’exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l’indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines. Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et la clameur est montée jusqu’aux oreilles du Dieu des armées » Frères et sœurs en Christ, souvenons-nous de ces paroles de Léon XIII et soyons des combattants de la justice afin de proclamer la Vérité.

Le comité de rédaction

Édito de mars 2023

Le sabbat de toute une vie

L’accroissement de l’espérance de vie est l’effet heureux de beaucoup de facteurs con-jugués : progrès scientifique et technique ; généralisation et approfondissement de l’éducation ; conquêtes sociales le plus souvent arrachées de haute lutte : diminution du temps de travail, congés payés, sécurité sociale, indemnisation du chômage… Et bien sûr la retraite. Le gain d’espérance de vie est le fruit de l’effort collectif qui a permis toutes ces avancées, et non le ca-deau de bons princes à la communauté. Il est bon de le rappeler au moment où l’on entend répé-ter l’argument selon lequel, puisque l’on vit plus longtemps, on devrait logiquement travailler plus longtemps. Observons ce qui sous-tend cette équation aux allures algébriquement indiscu-tables.

« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. » (Marc 2,28). De même, le travail est fait pour l’homme et non l’homme pour le travail, qui est la condition de sa survie biologique tel que Hannah Arendt le définit selon la tradition philosophique (La Condition de l’homme moderne). Parce que l’homme a accru le temps de sa survie biologique, est-il condamné à utiliser ce gain à travailler plus longtemps ? Pourquoi, s’il n’en retire pas le bénéfice ? Pour qui, s’il n’est pas libre d’en jouir lui-même ? À chacun de déterminer où s’entassent les surplus de richesse ainsi produits. Pas, en tout cas, chez ceux qui participent le plus durement à l’effort commun et qui se trouvent, comble d’injustice, être ceux dont l’existence est la moins confor-table et la plus brève. De même que le repos et le partage du dimanche sont de plus en plus sacrifiés aux exigences économiques et consuméristes, de même la retraite qui est en quelque sorte le sabbat de toute une existence, devrait se réduire comme peau de chagrin au nom des mêmes exigences de production alors que le monde — le nôtre, du moins — n’a jamais été glo-balement aussi riche ? C’est notre effort collectif qui a créé cette richesse comme il a permis l’allongement de la vie, et cela justifierait maintenant de travailler plus longtemps ? On voit bien le non-sens absolu de cette arithmétique vicieuse ; à moins de viser l’immortalité…

Dès lors l’argument change de point d’attaque : il oppose les actifs aux inactifs, les se-conds pesant dangereusement et coupablement sur les premiers. La réalité de la vie y apporte un premier démenti : les « inactifs » sont très loin de l’être ; ils sont au contraire et généralement plus occupés qu’au temps de leur activité professionnelle contrainte, cette fois par des tâches essentielles à la collectivité, familiales, associatives, éducatives, humanitaires, artistiques, spiri-tuelles… Second démenti, anthropologique celui-ci : l’homme est le seul mammifère qui survit à l’épuisement de ses facultés procréatives. Depuis des temps immémoriaux, les anciens font par-tie intégrante de la collectivité, ils assument la protection et l’éducation des petits enfants inca-pables de survivre sans eux, ils maintiennent la cohésion et la continuité biologique et culturelle de l’espèce. Devraient-ils aujourd’hui délaisser ces fonctions primordiales pour claudiquer comme au temps de leur vaillance derrière rennes et mammouths, fussent-ils ceux du CAC 40 ? À moins d’une rupture anthropologique aux conséquences incalculablement désastreuses, la réalité de la vie humaine n’est pas scindée en actifs et inactifs, mais une : elle repose sur la fra-ternité qui commande que chacun participe selon ses moyens à la vie collective dont il reçoit ce qui est nécessaire à ses besoins (Acte 2, 44-47 ; Acte 4, 32-35).

Arguer de l’allongement de la vie pour reculer l’âge de la retraite revient à considérer ce temps de libre disposition de ses capacités comme un temps de « non-vie », inutilement coûteux pour la société. Cela induit également que le travail n’aurait de réalité et de sens que dans le cadre de l’emploi, très majoritairement salarié. Or, celui-ci est en dernière instance subordon-né aux choix d’élites socio-économiques qui apparaissent de plus en plus préoccupées de leurs seuls intérêts. Nul doute donc que la question des retraites révèle d’autres interrogations fon-damentales sur la justice sociale, sur la démocratie réelle, sur le partage des richesses et sur ce qu’est le travail, sa nature, son organisation et ses finalités. Quel que soit le résultat du conflit en cours, l’ampleur du mouvement a déjà montré l’urgence et la volonté d’y réfléchir collectivement.

Le Comité de rédaction

Edito de Février 2023

Reconnaissance

Qui n’a rêvé de voir Jésus de ses propres yeux ! Luc nous relate que lors de sa présentation au temple comme il se devait pour tout nouveau-né, Siméon l’y attendait, « averti par le Saint Esprit qu’il ne mourrait point avant d’avoir vu le Christ du Seigneur » (Luc 2,26). Siméon reçut dans ses bras l’enfant âgé d’un peu plus d’un mois et entonna aussitôt le cantique Nunc Dimitis : « Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole » (Luc 2,29). Il fut bientôt rejoint dans cette reconnaissance immédiate et certaine par Anne, la prophétesse qui « survenue, elle aussi, à cette même heure, (…) louait Dieu, et (…) parlait de Jésus à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem » (Luc 2,38). Comment Siméon et Anne le reconnurent-ils ? Est-ce vraiment avec leurs yeux qu’ils le virent ? Et combien furent-ils à ne voir en lui qu’un nourrisson comme un autre ?

Nous aurions tant aimé voir Jésus, mais sommes-nous certains que nous aurions reconnu en lui le fils de Dieu quand douze ans après dans ce même temple ses parents eux-mêmes « furent saisis d’étonnement » (Luc 2,48) et « ne comprirent pas ce qu’il leur disait » (Luc 2,50) ? C’est que voir de ses yeux est si peu de chose en regard de l’Éternel. François nous le dit dans sa première admonition : « Dieu est esprit, personne n’a jamais vu Dieu »(5), et « Il en va de même pour le Fils : en tant qu’il est égal au Père, on ne peut le voir autrement que le Père, autrement que par l’Esprit » (7). Reconnaître implique en effet un préalable de connaissance. Mais personne ne peut connaître Dieu qui « habite une lumière inaccessible » (5), et donc personne ne peut connaître son Fils, ni a fortiori le reconnaître. Car ce qui, en nous, connaît Jésus, c’est l’Esprit, dans la mesure où nous « reconnaissons » qu’il s’y trouve et qu’il y agit, qu’il nous « avertit », comme Siméon. Le mot reconnaissance prend dès lors le triple sens d’aveu, de confirmation et de gratitude, toutes dimensions inhérentes à la foi en progrès. Ainsi Jésus s’est-il soustrait à nos yeux de chair pour mieux nous habiter en Esprit, comme il l’annonça lui-même lors de la Pentecôte, de manière que le monde le reconnaisse. Car « Il était dans le monde, et le monde était venu par lui à l’existence, mais le monde ne l’a pas reconnu » (Jean 1,10). François nous le dit encore à propos de l’Eucharistie, en qui l’on peut voir une sorte de quotidienne présentation au temple : « chaque jour il s’abaisse », « chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles » (16 et17). Sommes-nous capables de reconnaître « les très saints Corps et Sang de notre Seigneur Jésus-Christ » (9) dans le pain et le vin comme Siméon et Anne reconnurent le Sauveur dans le corps d’un nourrisson ? Combien de fois, lorsque nous communions, sommes-nous conscients de recevoir le Seigneur ? Combien de fois réussissons-nous à pratiquer l’ascèse nécessaire : faire silence en nous pour y entendre le Verbe créateur, déciller nos yeux de chair pour que s’ouvrent en nous les yeux de l’Esprit. À l’instar des compagnons d’Emmaüs, reconnaître Jésus à la fraction du pain, c’est comprendre qu’il était déjà présent dans notre cœur « brûlant ». C’est le sens de la béatification de Carlo Acutis (2013), un adolescent italien semblable aux autres comme le nouveau-né du temple l’était aux autres nourrissons, et pourtant voué si tôt à la dévotion de l’Eucharistie qu’il reçut la communion dès l’âge de sept ans.

Siméon, François, Carlo… et que dire de nous ? Inspirons-nous d’Anne qui « parlait de Jésus à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem » et de Carlo qui consacra deux des seize années de sa trop courte vie à rassembler la documentation de 136 miracles eucharistiques dans une exposition qui fit le tour du monde. Ils nous rappellent que la foi grandit dans son partage avec le prochain, et davantage encore avec celui qui l’ignore mais en qui elle ne demande qu’à éclore et à croître par la reconnaissance de celui-même que l’Esprit a visité. Car s’il n’appartient qu’à Dieu de se révéler à chacun, il appartient à chacun de le reconnaître authentiquement et de témoigner de cette reconnaissance par la mise en actes de l’Évangile, sachant que si chaque jour Jésus s’abaisse, vient jusqu’à nous dans l’Eucharistie, il vit aussi à chaque instant dans l’affamé, l’assoiffé, l’étranger, le dépouillé, le malade, le prisonnier… (Matthieu 25,31s) en qui l’Esprit nous donne de le reconnaître avec la même fervente fidélité.

Le comité de rédaction

Edito Janvier 2023

Le défi de l’Épiphanie

Notre monde est confronté à des défis économiques, écologiques, démographiques, culturels, moraux… d’une ampleur inédite tant par leur urgence que par leurs dimensions désormais planétaires. Tous liés les uns aux autres, ils interagissent comme un seul défi si gigantesque qu’il semble échapper aux solutions humaines. Pourtant, à y regarder de près, il est essentiellement posé à l’homme par l’homme : alors que le monde n’a jamais été aussi riche, la communication aussi immédiate, que globalement la tyrannie et l’ignorance s’effacent devant les formes démocratiques et les facilités d’échange, ces progrès sont corrompus par une avidité sans limites, une inégalité et une injustice croissantes, l’accaparement, la démission des « élites », lesquelles vivent de plus en plus dans un entre-soi repu comme l’illustre la dernière COP, honteuse vingt-septième du nom. Cet égoïsme irresponsable fait croître dans les peuples un désintérêt pour la politique et une défiance envers les savoirs tels que la résignation, le déni individualiste, les aventures les plus malignes apparaissent comme des refuges au désarroi. 

Jésus est né dans un monde qui, bien que très différent du nôtre, vivait des défis analogues. Que vint-il manifester par l’Épiphanie, quand pour la première et dernière fois, trois « rois[1] » s’agenouillèrent devant un pauvre nouveau-né parmi des bergers misérables ? Certainement pas une domination, fût-ce pour le bien, comme il l’affirmera au dernier jour devant Pilate : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. » (Jean 18,37). Il faisait ainsi écho à un prophète millénaire : « Samuel fut mécontent parce qu’ils avaient dit : « Donne-nous un roi pour nous gouverner », et il se mit à prier le Seigneur. Or, le Seigneur lui répondit : « Écoute la voix du peuple en tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent : ils ne veulent pas que je règne sur eux. » (Premier livre de Samuel 8,6-7). Les guerres sont décidées par ceux qui ne les font pas et faites par ceux qui ne les ont pas décidées ; le réchauffement climatique dû à la surconsommation des pays riches touche cruellement les pays pauvres de surcroît victimes de pillage néo-colonial ; l’argent s’accumule sur l’argent et la misère sur ceux-là mêmes qui produisent les richesses dans les champs, dans les mines, dans les usines, dans les bureaux… Si les malheurs contemporains sont d’autant plus subis qu’on en est éloigné de la responsabilité — et inversement —, la solution n’est certes pas de rajouter de la domination à la domination, mais au contraire, comme le Centurion de Capharnaüm (Matthieu 8,5-11), de se soumettre à la seule qui ait un sens et une valeur, à la puissance de bonté qui guérit, apte à faire de chacun le frère de tous, à susciter le courage de l’impossible et l’audace du possible propres à relever le défi que nous nous sommes nous-mêmes imposé et qui pourtant nous dépasse, comme Samuel en avertit ses contemporains : « Ce jour-là, vous pousserez des cris à cause du roi que vous aurez choisi, mais, ce jour-là, le Seigneur ne vous répondra pas ! » En effet, Il ne répondra pas à ces cris-là : il nous revient d’emprunter la voie que Jésus nous ouvre on ne peut plus clairement : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » (Marc 9,35).

L’Évangile est l’Espérance de notre monde. Encore lui faut-il un corps qui l’incarne, des mains qui le mettent en œuvre, des pieds qui l’apportent à ceux qui, bien souvent sans le savoir, suivent sa voie de sainteté. C’est la raison d’être de l’Église, corps du Christ. Mais au moment où l’on voudrait la voir porter haut et fort la solution de l’Évangile, celle qui s’érigeait en champion de la morale sexuelle subit un terrible retour de bâton. L’ignominie des abus ne doit toutefois pas nous cacher leur valeur de symptôme : ils sont l’effet de modes de domination importés de longue date dans une Église trop souvent et trop mal inspirée par les puissants, en contradiction avec sa vocation au service fraternel. L’Espérance qu’elle se doit de porter dans le monde passe donc d’abord par elle-même tout entière, par son peuple et pas seulement par ceux qu’il distingue pour l’animer au seul service du Christ. C’est le défi majeur qu’elle se doit relever avec urgence, car Dieu ne sauvera pas le monde sans le concours de l’humanité.

Le comité de rédaction


[1] Trois mages, du grec gos, dont la tradition a fait des rois.

EDITO Décembre

Sobriété ou tempérance ?

Combien de familles se heurteront au même dilemme à l’approche de Noël : offrir des cadeaux aux enfants ou chauffer la maison ? Chez les dix millions d’entre nous qui vivent sous le seuil de pauvreté, la question sera tournée et retournée en vain. Elle occupera moins les familles aisées, et pas du tout les plus riches dont la fortune s’est encore considérablement accrue ces dernières années. Dans cet état de choses, la fin proclamée de l’abondance et de l’insouciance sonne comme une mauvaise plaisanterie, cruelle pour les uns, incongrue pour les autres.

Luc (16 : 19-31) décrit une situation analogue. Un riche dont la « vie n’était chaque jour que festins et plaisirs » restait étranger à la présence du « pauvre, nommé Lazare, qui se tenait couché devant le portail de sa villa, le corps couvert de plaies purulentes ». Pourtant Lazare « aurait bien voulu calmer sa faim avec les miettes qui tombaient de la table du riche ». Puis, lorsqu’au terme de ses misères, Lazare fut emporté par les anges auprès d’Abraham et que le riche souffrit à son tour dans les flammes du séjour des morts, le fossé qui séparait les deux hommes s’élargit en un abîme d’une telle immensité que, comme Abraham le décrit : « même si on le voulait, on ne pourrait ni le franchir pour aller d’ici vers vous, ni le traverser pour venir de chez vous ici ».

Cette parabole d’une très grande portée spirituelle peut plus modestement aider chacun à méditer la notion de sobriété autrement qu’elle s’impose aujourd’hui. Efforçons-nous, par exemple, d’oublier l’injustice de la situation initiale et de ne pas voir sa conclusion sous le jour du châtiment et de la récompense ; considérerons plutôt que Lazare et le riche représentent deux versants d’une même humanité souffrante. Bien que l’idée choque — entre qui manque de tout et qui jouit de tout, l’écart est insupportable — le mal n’est-il pas dans l’obsession d’une jouissance tout illusoire et matérielle, qu’on s’en gave quotidiennement ou qu’on en rêve comme de la seule espérance ? N’est-ce pas la gloutonnerie indifférente d’un côté et la dépendance attentiste de l’autre qui creusent l’abîme en nous et entre nous, avec le terrible résultat que constate Abraham ?

Et qu’est-ce au fond que la sobriété sinon le contraire de l’ébriété ? Ce n’est pas la pauvreté qu’il convient d’opposer ici à la richesse, mais la lucidité (la lumière, qui est première) à l’ivresse, c’est-à-dire à l’idolâtrie des festins et des plaisirs, commune malgré les apparences au patachon et à celui qui se tient « couché devant son portail » en attente de quelques miettes. Bien sûr, la responsabilité du riche est à la mesure de ses privilèges, mais cela ne dispense pas le pauvre de la sienne, plus fondamentale encore. À bien lire Luc, ce qui condamne le riche (il n’a pas d’autre nom que le « riche ») est sa surdité à la voix du ressuscité : Jésus qui nous dit : « celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jean 4 : 14). Et ce qui sauve Lazare n’est pas sa sobriété imposée, mais d’avoir bu de cette eau-là, c’est-à-dire d’être pauvre au sens évangélique. De même aujourd’hui, seule la poursuite de la paix et du bien nous remettra sur la voie de l’amour du prochain et de la création, et donc de la tempérance sans laquelle la sobriété n’est qu’une pause entre deux agapes. N’attendons pas couchés devant le portail du « riche », saisissons dans l’épreuve l’occasion d’une conscience nouvelle, réapproprions-nous notre espérance, nos forces, nos savoir-faire, comme on le voit déjà dans des initiatives éparses, silencieuses, mais résolues : ici un couple ingénieurs remet en marche un ancien moulin à eau afin de fournir de l’électricité à toutes les familles d’une vallée, là des riverains s’associent dans des jardins collectifs cultivés en permaculture, ici et là on réapprend la profondeur de l’essentiel sous le miroitement du superflu.

Noël qui vient, au lieu d’un dilemme, peut signer la relégation des pères Noël à crédit et favoriser le réveil des consciences au seuil des supermarchés : montrer aux enfants que le plus magnifique des cadeaux est la renaissance de la lumière, que la plus douce des chaleurs est celle que l’on se prodigue les uns aux autres. Et un jour peut-être, la poupée qui parle et la panoplie de héros feront les beaux souvenirs d’adultes maîtres de leur destin.

Le comité de rédaction

EDITO

Fête de la Toussaint

Dès la fin du quatrième siècle, les persécutions ayant cessé, l’Église voulu fêter ses innombrables martyrs connus et inconnus. On fixa la fête au dimanche suivant la Pentecôte pour rappeler que c’est dans la force de l’Esprit qu’ils puisèrent leur force. En Orient cette date n’a pas changé. En revanche, à Rome en 610, elle fut déplacée au 13 mai, date de la transformation du Panthéon antique en église à la mémoire de tous ces martyrs. Ce lieu attira vite les foules et devint un but de pèlerinage.

Jacques de Voragine, un Dominicain du 13ème siècle, raconte : « Plus tard, encore, (vers 837) un pape nommé Grégoire transporta au 1er novembre la date de la fête anniversaire de cette consécration : car à cette fête les fidèles venaient en foule, pour rendre hommage aux saints martyrs, et le pape jugea meilleur que la fête fût célébrée à un moment de l’année où les vendanges et les moissons étaient faites, les pèlerins pouvaient plus facilement trouver à se nourrir ».

Sa place à la fin de l’année liturgique se justifie aussi comme un couronnement de la grâce du Christ et comme la vision de notre propre gloire future.

Réservée jusque-là aux seuls martyrs, la fête s’étend désormais à tous les saints. Mais les choses vont se gâter quand le grand abbé de Cluny, Odilon, (au milieu du 11ème siècle) réussit à associer les défunts à la fête. Aussitôt, les morts jetèrent leur drap funéraire sur la joie de la fête et la Toussaint devint une fête triste car chacun pense à ses proches disparus.

Il est important de laisser à la Toussaint son caractère de fête, car c’est bien de triomphe, de réussite finale qu’il s’agit, de fierté devant tant d’hommes et de femmes qui nous ont précédés. Leur exemple devient pour chacun de nous une force pour avancer. Oui, cette belle fête est aussi pour nous. Elle nous invite à oser aller de l’avant, à reconnaître et à développer nos talents. Jésus nous rappelle que nous sommes la lumière du monde or, notre monde se débat dans beaucoup de difficultés : jamais idéologies plus sombres, plus désespérantes, plus absurdes n’ont été proprement cultivées, jamais autant de solitudes, de déprimes. C’est à nous que Jésus dit : allez les illuminer, non de votre lumière mais de ma lumière dont je vous demande d’être les reflets. Cela suppose, au-delà des paroles, un témoignage concret de la vie et un accueil de l’autre.

Oui, la Toussaint nous permet d’avoir de l’ambition mais en faisant bien la différence entre « être » ambitieux et « avoir » de l’ambition. Sans ambition, nos existences, nos sociétés sont menacées de fadeur. L’ambition n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle peut nous faire succomber aux sirènes du pouvoir ou de l’argent ou de toute autre prétention qui me place au-dessus des autres, mais elle peut aussi nous appeler à donner de l’ampleur à notre vie. Tout est donc dans l’usage que l’on va en faire. Dans nos vies, il y a ce qui est habituel et ce qui est exceptionnel, il y a la capacité simple et l’ambition. Nous devons essayer de nous dépasser et de savoir prendre des risques calculés. Nous sommes tous capables de donner de l’ampleur à notre vie tout en en mesurant les risques.

La fête de la Toussaint nous rappelle que nous avons avec nous un témoin de l’ambition, celui qui, de pages en pages d’évangile, n’a de cesse de vouloir que ceux qu’il nomme ses disciples, aillent au-delà de ce qu’ils font et non au-delà de ce qu’ils sont. Il leur est demandé de mettre en œuvre leurs talents, d’avoir le courage simple d’être soi. De mettre en œuvre les exigences du métier d’homme et de devenir ce que l’on est comme le rappelle saint Augustin « Deviens ce que tu es ».
La bonne ambition c’est d’être pleinement homme et la Toussaint en est la compilation à travers les âges.

Frère François Comparat ofm

EDITO

« Ils iront à la table du Seigneur… »

« Les frères qui savent travailler, travailleront, et exerceront le métier qu’ils connaissent (…). En échange de leur travail, ils pourront recevoir tout ce qui leur est nécessaire, mais pas d’argent. Si besoin est, ils iront à la quête comme les pauvres. » (1R7, 3a.7-8)

Cette expression contenue dans les Ecrits de saint François donne raison aux frères qui font confiance à la Providence pour parcourir le monde, sans un sou, quêtant leur nourriture et leur logement. Cela suscite le reproche de ceux qui, témoins de ce choix de vie, affirment qu’ils « feraient mieux de travailler »…

Ce que je retiens d’abord, c’est la réalité de la Providence, actualisée par celui qui agit en « bon Samaritain ». Cet aspect-là n’est pas dépassé. Combien d’entre nous aujourd’hui travail-lent gratuitement, sans feuille de paie, au service de la collectivité ? Dans le contexte actuel comme au Moyen-âge, le travail rétribué concerne une minorité. Il suffit de voir le nombre de volontaires, en retraite ou au chômage, engagés dans une association. Jour après jour, la société s’organise afin de répondre aux besoins de chacun et de compenser ce salaire qui fait défaut pour joindre les deux bouts. La Providence se manifeste d’abord dans le souci fraternel qui règle de manière ponctuelle des besoins essentiels. Mais l’argent obtenu par le travail, s’il per-met une certaine libération, comporte aussi le risque, si celui qui le reçoit n’y prend garde, de devenir suffisant ou dominant.

Travailler, c’est participer à la création d’un monde plus conforme au projet de Dieu et au bonheur humain. « Et Dieu dit que cela était bon » lit-on dans le livre de la Genèse. En cher-chant le sens de l’existence, nous découvrons que le travail humain, fondamentalement, contri-bue au bien-vivre selon Dieu. Mais dans notre histoire, l’activité n’est pas immédiatement asso-ciée à un salaire. L’œuvre réalisée dans l’harmonie est la première satisfaction, et c’est peu à peu que l’expression « L’ouvrier mérite son salaire » donne une nouvelle qualification à l’activité humaine. Mais si le salaire reçu n’est pas suffisant pour vivre, l’appel à la charité manifeste aus-si la confiance en l’autre et en une présence providentielle. La encore se révèlent les effets posi-tifs du travail accompli et de sa reconnaissance.

Le travail fait apparaître une dimension essentielle de la vie humaine. Le récit symbolique de la Création en six jours souligne ses étapes encore inachevées. Ce monde est en croissance constante, dans laquelle le « jour de repos » rythme les progressions et les retards liés à la liberté humaine. Nous sommes amenés à travailler pour une nourriture qui « demeure en vie éter-nelle ». Nous le constatons chaque jour : l’aménagement du monde est permanent, à titre indivi-duel ou collectif. Cependant, le chaos des Origines est loin d’être oublié. Il se manifeste par des résistances, des dérives d’appropriation ou de domination… Seule l’aide de l’Esprit peut mener à une plénitude bienfaisante.

Dans ce contexte de vie, une Bonne Nouvelle annonce qu’il y a du travail pour tous dans ce monde en croissance. Idéal à viser quelle que soit la place de chacun, une clé nous permet d’entrer sur ce chantier : la composante fondamentale de la Fraternité universelle, la gratuité et le partage. C’est peut-être l’exemplarité dont nous pouvons témoigner en nous associant à la manière de vivre prophétique des frères confiants dans la Providence, pour un « ciel nouveau et une terre nouvelle ». « À table ! » en ce début d’année.

Fr. Thierry


EDITO

Chrétien en temps de crise

Crise économique, crise financière, crise climatique, crise diplomatique, crise sociale, crise sanitaire, crise morale… la litanie est si longue qu’elle nous semble décrire l’état normal du monde. Peut-être est-ce bien le cas : proches de nous, même les « Trente Glorieuses » — mythique période de paix et d’abondance après laquelle tout aurait dégénéré — furent traversées de grandes misères, de conflits extrêmement violents, de famines dévastatrices… Il est vrai qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les peuples qui l’avaient subie purent avoir le sentiment que le pire était derrière eux. « Plus jamais ça » entendait-on. Mais ce vœu pieux a-t-il suffi à éradiquer le mal ? Force est de constater que non. Il perdure, entrecoupé de périodes où l’on se flatte de l’illusion qu’il a été vaincu. Car une crise n’est pas un phénomène en soi mais la manifestation brutale de tensions qui lui préexistent et qu’elle ne résout généralement pas, exactement comme un tremblement de terre n’est qu’un épisode de mouvements tectoniques profonds, ou une poussée de fièvre celui d’un mauvais état de santé chronique. Ainsi, à y regar-der de près, les crises comme celles évoquées plus haut sont toujours la manifestation des mêmes penchants au conflit, à la violence, à la domination, à l’avidité, au mensonge, à la négligence, à l’affirmation d’intérêts particuliers contre l’intérêt commun.

Crise ! Le mot est incessamment rabâché par les instances politico-médiatiques qui décrivent des conséquences sans aborder jamais réellement la difficile question des causes, propageant l’illusion que « ça ira mieux après », que l’on fait « tout pour que ça change », et comme rien ne se produit qu’un rebond — une « vague » — ou qu’une nouvelle aggravation, les peuples se désespèrent, se désintéressent de la politique (entendue comme l’art du vivre ensemble), ou se rallient à des démiurges de pacotille, experts en technocratie et en démagogie auxquels ils abandonnent comme des enfants leur conscience, leur responsabilité et leur pouvoir. Il en sourd une angoisse personnelle et collective qui à son tour nourrit les conditions des crises dans un cercle vicieux dont on se demande comment sortir, et si même cela est possible. Parmi ces peuples, des femmes et des hommes de conscience et de bonne volonté, dont politiciens et médias font généralement peu de cas, proposent des solutions profondes au mal profond. Et parmi ces femmes et ces hommes, les chrétiens ont par vocation une place déterminante à prendre, animés qu’ils sont par la Foi, l’Espérance et la Charité. Jésus est-il né dans une famille riche à une époque de paix et d’abondance pour tous ? François a-t-il continué la vie de patachon que la fortune de son père lui garantissait à Assise dans un siècle de douceur et d’opulence ? Par-delà l’ironie de ces questions, il faut se souvenir qu’ils ont tous les deux, le second imitant l’autre, montré à l’humanité que le seul chemin de la Paix et du Bien était celui de la Charité, c’est-à-dire de la fraternité, de la justice, du partage et du refus de la violence. C’est sur ce chemin que l’Espérance se révèle et s’élève, par l’actualité de l’amour du prochain comme préfiguration du Royaume et comme expérience de l’amour de Dieu. En s’efforçant de voir grandir en lui l’Espérance et la Charité, un chrétien apprend à refuser la tentation du conflit, de la violence, de la domination, de l’avidité, du mensonge, de la négligence, de l’affirmation de ses intérêts contre l’intérêt commun. Il combat cette tentation en lui et dans le monde, avec la clairvoyance, la constance, la douceur et le courage dont l’Esprit Saint l’accompagne sur la route difficile de la sainteté, dans la conscience que son salut individuel est lié au salut de tous. Ne s’attachant qu’au bien, un chrétien ne peut s’arrêter à la notion de crise, car il perçoit le mal qui la provoque, l’adversaire qu’il récuse résolument. Si bien que cette notion même, telle qu’elle est galvaudée aujourd’hui, lui apparaît comme un des masques du mal.

Cependant, le mot crise (Κρίσις) que les Grecs nous ont légué à travers les Romains a aussi un autre sens que celui de la rupture brusque, brève et intense d’une situation d’équilibre. Il pouvait également signifier tout autre chose pour eux, et donc aujourd’hui pour nous : l’acte de discerner, de choisir et de décider. La Foi qui ouvre à l’Esprit Saint en donne le désir, l’intelligence, le courage et la force. Pour un chrétien, il n’existe qu’une crise, une seule, et c’est sa vie entière avec ses épreuves, ses doutes, ses combats contre la tentation, son travail incessant pour faire en lui toute la place à l’Esprit Saint et à l’amour, sa vie vécue de la naissance à la mort comme cheminement vers la Vie éternelle.

Le comité de rédaction

EDITO

Le don du pardon

Chaque instant de nos vies recèle une occasion de pardon, car chaque instant nous confronte aux limites de notre capacité de charité, envers le prochain, mais aussi et d’une manière souvent plus complexe et moins évidente, envers nous-mêmes. C’est pourquoi Jésus sous invite, en pardonnant chaque jour « jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (Mt 18,22), à nous y employer autant que nous respirons. En effet, la faculté de pardonner est certainement notre ressource la plus précieuse pour vivre avec les autres et avec nous-mêmes, dans l’amour de Dieu pour les fidèles et dans la concorde pour les hommes de bonne volonté. Mais voilà, avouons-le : pardonner n’est ni facile ni simple, pour personne, au point que l’on se demande si cela nous est bien naturel, si ce ne serait pas au contraire l’épreuve de toute une vie.

Pourtant, l’actualité nous en présente par trop l’opportunité dans le spectacle continu des injustices et des violences, de la guerre, de la misère, du meurtre ou de l’agression pour quelques billets, parfois pour rien, et cela jusque dans l’intimité des foyers. Tous ces crimes, plus ou moins grands, exaspèrent en nous une peur, une tristesse et un ressentiment qui remettent le pardon aux mains de la justice des hommes, c’est-à-dire à d’autres et à plus tard, après le châtiment. Mais quel sens le châtiment a-t-il lorsqu’il n’est au fond qu’une vengeance ou une punition, une violence qui répond à la violence ? Qu’est-ce que le pardon s’il est soumis à la condition d’une réparation haineuse, victoire militaire ou peine de prison ? Nous nous rendons d’autant plus sourds à ces questions que nous nous sentons directement victimes de quelqu’un ou de quelque chose, ou simplement incompris ou malaimés. Cela pose une nouvelle question et ses déclinaisons : Pourquoi m’est-il plus difficile de pardonner un fait, une attitude dont je suis moi-même la victime ? Pourquoi une injustice à ma porte m’est-elle dix fois plus insupportable qu’une injustice mille fois plus grande à dix mille kilomètres ? Serait-ce que la préservation de mon intégrité et de mes intérêts vaut davantage que les principes selon lesquels je me targue de vivre ? N’est-ce pas là une contradiction qui me prédispose malgré moi à perpétuer l’injustice et la violence au nom de ma sauvegarde personnelle ? Dans ces conditions si misérablement humaines que je reconnais comme miennes, comment puis-je ouvrir mon cœur et mon âme au pardon que je désire tant ?

Le verbe pardonner (du latin per, et donare) signifie donner tout, donner complètement. C’est assez dire combien le pardon est à la fois l’expression et la condition de l’amour. Ainsi Jésus nous enseigne-t-il par son ultime commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » auquel il ajoute immédiatement : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jean 15,12-13). Et dans le cri même de l’agonie : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34). Tout l’Évangile appelle indissolublement à l’amour et au pardon que le Christ a manifestés constamment tout au long de sa mission, et encore après son supplice en pardonnant à Pierre trois fois ses reniements et à Paul ses persécutions pour en faire les guides de son Église naissante. Mais si profonde soit notre foi et notre désir de l’imiter, nous ne sommes pas Jésus. Rattrapés que nous sommes par notre condition humaine, aucun de nous n’est capable de pardon — de don total — sans l’aide de l’Esprit. C’est l’Esprit en nous qui pardonne, qui nous donne la force de demander et d’accorder le pardon. Nous sommes pardonnés à la mesure ou nous pardonnons, comme nous sommes aimés à la mesure où nous aimons, sans aucune limite de réparation ni de réciprocité.

C’est pourquoi, après Pâques, la Pentecôte que nous venons de fêter revêt une telle importance dans notre long et chaotique apprentissage de la sainteté. Car avec la Paix que Jésus nous donne à travers les apôtres, tous les dons de l’Esprit Saint sont offerts à notre usage pour comprendre et vivre l’amour et le pardon. Il nous reste à ouvrir nos cœurs, à vouer nos âmes et à nous abandonner en conscience à l’Esprit Saint. N’est-ce pas un merveilleux devoir de vacances ?

Le comité de rédaction

EDITO

Pourquoi lui ?

Tout au long de ma vie, j’ai apprécié la discrétion de Charles de Foucauld. Dans son désert, loin du bruit de la ville, loin des crises de l’Eglise, il semblait inatteignable et distant par rapport aux situations tragiques de notre société. L’annonce de sa canonisation imminente m’a interrogé. Quel sens peut-avoir aujourd’hui cette canonisation ?

Deux mots caractérisent notre monde actuel : encombrement et désert. Notre société est suréquipée, suralimentée, surchargée, et elle produit des crises : les routes sont encombrées, les oreilles n’entendent plus par excès d’information, les estomacs sont lourds, les cerveaux sont inondés de nouvelles superflues. Et non loin de nos lieux de vie, c’est le manque, la pénurie, la faim, la soif, l’absence de vie ou la peur…

Au milieu de cela, un homme apparaît : Charles de Foucauld. D’où vient-il ? Issu d’une famille noble et aisée, il s’engage dans l’armée, malgré sa résistance à l’autorité et son goût pour les distractions mondaines. Et c’est au cœur de ce cadre de vie disciplinée qu’il découvre le vide de la vie. C’est une conversion foudroyante et un cheminement profond, en quête de sens et de vérité. Il sort des sentiers d’une vie tracée par l’armée, il fuit les promotions et se lance dans l’aventure d’une vie autre : il découvre le Maroc et un peuple religieux qui lui fait toucher du doigt la grandeur de Dieu… Il est marqué par l’expression de la pratique musulmane et la transcendance de Dieu…

Charles est touché par cette religion musulmane et vibre à l’Absolu de Dieu. Il déchiffre un monde qui aboutira plus tard, pour lui, à un travail sur la langue parlée des Touareg. Il facilitera la communication entre eux et avec lui. Avec patience et passion, et ce n’est pas la moindre des actions humanitaires, il révèle une culture, et une langue, il donne vie à un peuple. Et ce n’est pas la partie la plus connue de la vie de Charles de Foucauld.

Ses activités multiples et sans lien apparent ébauchent ce visage unique qui n’apparaîtra qu’en fin de vie : « Frère universel ». Il devient un homme parmi les humains, après de longs temps de recherche, sans aucune étiquette, simplement disciple de Jésus. Sa « forme de vie » accompagnée par le rare courrier de quelques témoins, constitue une innovation dans l’Eglise de son temps et interroge encore aujourd’hui. Il est travaillé par un immense amour de Dieu; et cela se révèle dans les rencontres et l’amitié sans frontière pour tous.

Désencombré à l’extrême et sans structure religieuse, c’est dans cette situation qu’il perçoit la grandeur de Dieu. Charles, à la suite de Jésus, voudra aimer toujours davantage.

F. Thierry