INGRÉDIENTS POUR UNE VIE DE PASSIONS FORMIDABLES LUIS SEPÚLVEDA
Grand écrivain chilien, Luis Sepulveda s’est éteint dans sa soixante-et-onzième année le 16 avril dernier en Espagne où il vivait. C’est une des victimes du covid 19, et cette nouvelle a pris plus de place dans les chroniques, par ailleurs parcimonieuses, que le rappel de son oeuvre pourtant considérable. Est-ce l’effet d’une certaine arrogance typiquement française, disposée à traiter en mineures les littératures étrangères, surtout lorsqu’elle proviennent de régions défavorisées comme l’Amérique du Sud (les auteurs états-uniens bénéficient, eux, et on se demande souvent pourquoi, d’une certaine faveur automatique). Et cependant, la littérature sud-américaine est d’une grande richesse, trop méconnue, et Luis Sepulveda en est un très bel héraut, avec la vitalité, la vigueur, la sensualité et la simplicité directe et généreuse de son écriture, simplicité à laquelle seuls les grands auteurs parviennent.
La vie de Luis Sepulveda est en elle-même un roman. Né dans une très modeste famille de la banlieue de Santiago, l’enfant qui rêvait de devenir footballeur professionnel découvre la littéra-ture dans sa jeune adolescence, pour se consoler de ses déboires avec une fille qui n’aimait pas le foot, mais qui aimait la poésie. C’est aussi un militant très actif dans le soutien à la révolution paci-fique emmenée par Salvator Allende, et ensuite contre la dictature de Pinochet dont on ne rappelle-ra jamais assez combien elle fut sanguinaire. Échappant de peu à la mort, sa peine capitale fut commuée en 28 ans de prison dont il ne purgera « que » deux ans et demi, pour ensuite, grâce à l’intervention internationale, se voir exilé. Commence une pérégrination en Amérique Latine, puis à travers le monde et en Europe où il s’installe et se marie, en Allemagne, puis pour finir en Espagne. Partout il a multiplié les expériences, toujours au contact des gens, et toujours animé de la même foi révolutionnaire et écologiste.
Ingrédients pour une vie de passions formidables retrace des épisodes, souvent jubilatoires, de l’existence semi nomade d’un exilé qui n’a jamais oublié son pays (« Seul un oiseau fou a pu avoir l’idée de me faire naître à cet endroit »), auquel il consacre le dernier et magnifique chapitre, et d’un homme passionné d’humanité qui n’a jamais rien renié de l’amour pour son peuple, ni pour les autres peuples, ni de ses combats pour un monde juste et fraternel, ni de l’humilité de son am-bition d’écrivain qui se résume à une double tentative : « nommer les choses, comprendre le monde ». Mais il est dans la logique de ses attachements — même s’il pensait des pays où il a vécu certainement la même chose qu’il disait de ses enfants : « Tous mes enfants sont mes préfé-rés » — de finir avec sa propre déclaration d’identité, à sa façon : « Je suis un Chilien sans un do-cument qui l’atteste mais peu m’importe car, où que je sois, il me suffit de regarder vers le sud pour sentir sur mon visage l’air austral qui, dans ma mémoire têtue, a toujours l’odeur de la solidarité, de la fraternité et de la volonté de construire un pays meilleur. »
Jean Chavot