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François Leclerc du Tremblay

Francois Leclerc du Tremblay (1577-1638)

Il fait l’objet de nombreux livres ; Alfred de Vigny lui attribua une responsabilité dans l’exécution du jeune conspirateur Henri Coiffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars[1], alors qu’Aldous Huxley lui consacra en 1941 une biographie[2] ; il apparaît par ailleurs dans un drame lyrique de Gounod[3], eut l’honneur des colonnes du Monde Diplomatique[4] en avril 1958, apparaît dans des films, figure en arrière-plan de la célèbre œuvre picturale de Henri-Paul Motte, Richelieu au siège de La Rochelle[5] et eut même le privilège d’être portraituré au XVIII°siècle[6]. Il fut par ailleurs l’objet d’une huile sur toile du peintre académique Jean-Léon Gérôme conservé au musée de Boston[7]. Enfin, l’intérêt qu’il suscite encore de nos jours se manifeste par les multiples podcasts[8]qui lui sont consacrés. Mais qui était ce personnage énigmatique ?

François Leclerc du Tremblay, dit « Père Joseph » fut un homme d’une telle influence que l’historiographie française du xix° siècle et du début du xx° siècle forgea le concept d’« éminence grise », concept inspiré par la figure de ce capucin, principal collaborateur du cardinal de Richelieu. Dans Les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas n’écrivit-il pas : « Après le roi et M. le cardinal, M. de Tréville était l’homme dont le nom peut-être était le plus souvent répété par les militaires et même par les bourgeois. Il y avait bien le père Joseph, c’est vrai, mais son nom, à lui, n’était jamais prononcé que tout bas, tant était grande la terreur qu’inspirait l’éminence grise, comme on appelait alors le familier du cardinal ». Sa robe grise de capucin fut mise en parallèle avec celle, rouge, du cardinal de Richelieu et devint l’archétype de l’éminence grise. Homme talentueux et efficace, travaillant dans l’ombre de Richelieu, il exécutait des missions secrètes pour le cardinal. Le contraste entre le vu et le caché est essentiel pour percevoir le concept d’« éminence grise ». Adjoint du premier ministre de Louis XIII, le « Père Joseph » fut un collaborateur de qualité à tel titre que Richelieu demanda à Rome le chapeau de cardinal pour celui qui ne le quittait jamais ; d’où le nom d’« éminence ». Perpétuellement malade, Richelieu pensait sans doute à son homme de confiance pour lui succéder, et c’est pour cela qu’il contribua à l’élever au cardinalat. Mais, le père Joseph mourut avant lui le 18 décembre 1638. 

Tremblay était un ecclésiastique sans position à la cour, devenu l’un des principaux diplomates royaux et une sorte de ministre des affaires militaires. Ce statut ecclésiastique fut très important car il induisit longtemps l’idée qu’une éminence grise était nécessairement un homme d’Église. Capucin, il était vêtu de gris, couleur parfaitement associée avec le symbole de ces « zones grises[9] » entre l’ombre et la lumière où œuvrent depuis les Arcana imperii[10] de l’Antiquité, ces personnages obscurs qui étaient parfois plus puissants que les puissants. Du reste, Molière dans Le Tartuffe illustra les obsessions nourries au XVII°siècle pour la dissimulation, stratégie qui fut dénoncée avec l’avènement de la démocratie. 

François-Joseph Leclerc du Tremblay naquit le 4 novembre 1577 à Paris d’une famille de parlementaires[11]. En effet, son père fut président aux requêtes du Parlement de Paris, puis ambassadeur à Venise et enfin chancelier de François d’Alençon[12]. Il reçut une éducation humaniste, d’autant qu’hormis sa mère, personne ne devait lui parler autrement qu’en latin et en grec. Il aurait probablement suivi la tradition de robe paternelle si le veuvage de sa mère, Marie de La Fayette, n’en avait décidé autrement. En effet, son père mourut en 1587, en pleine période ligueuse. François avait alors 10 ans. Les troubles politiques incitèrent sa mère à se retirer dans leur château du Tremblay, près de Montfort-L’Amaury. Ce fut là que le jeune François découvrit Saint -Augustin. « J’avais joué aux cartes, ri et folâtré à bouche ouverte, quand, au-dedans, je conçus soudain une grande mutation de sentiments ; sur les parties basses de mon âme, s’épandit une rosée de délectation divine. ». Sa mère, issue d’une famille de noblesse d’épée, préféra diriger son aîné vers la carrière militaire. Né dans un milieu très ouvert pour l’époque, animé tant par le service de l’État que par l’intérêt manifesté pour les questions religieuses, sa filiation parentale lui permit de prendre le titre de baron de Maffliers en 1595. Ce titre contribua par ailleurs à sa fortune et le mit en relation avec quelques grandes familles de la cour, les Joyeuse, les Retz et les Montmorency. Du reste, Joseph-François reçut une éducation nobiliaire et, à 18 ans, fit plusieurs voyages initiatiques en Italie et en Allemagne, expérimenta sa bonne connaissance des langues, séjourna à la cour sous la protection du connétable[13] de Montmorency, s’initia au métier des armes, fréquenta la célèbre académie équestre d’Antoine Pluvinel et participa, en 1597, à son premier fait d’armes, au siège d’Amiens. 

Sa décision de rompre avec sa carrière de noble d’épée n’était pas une tocade car il avait déjà côtoyé les milieux dévots parisiens. Il fréquenta le collège de Boncourt[14], rencontra André du Val[15] et Pierre de Bérulle, deux figures de proue du renouveau spirituel à l’aube du Siècle des Saints. Ce fut Bérulle, le futur fondateur de l’Oratoire, qui le fit entrer dans l’un des plus célèbres foyers religieux de la capitale : l’hôtel de Madame Acarie. Par ailleurs, Joseph fut, dès son enfance sujet à des « visions sataniques » tout en nourrissant un profond sentiment de culpabilité qui le conduisit, le 2 février 1599, à prendre l’habit gris des capucins sous le nom religieux de Père Joseph. Soucieux de fuir le monde qu’il aspirait à réformer, son amitié avec Pierre de Bérulle[16] le conforta dans son ambition de jouer une rôle spirituel. Selon ledit Bérulle, le catholicisme français était déchiré entre les « catholiques royaux » qui situaient l’Église dans l’État, et les « catholiques zélés » qui situaient l’État dans l’Église. Refusant le catholicisme royal, conjoignait mystique et politique, Bérulle entendait réformer le corps de l’Église en pariant sur le fait que le roi finirait par ne plus tolérer les hérétiques en son royaume. Le choix opéré par François Leclerc du Tremblay de rejoindre les Capucins n’était pas anodin : cet ordre franciscain austère, très attaché à l’entourage de feu roi Henri III avant de verser dans la Ligue catholique, était connu pour avoir déjà accueilli plusieurs membres de la cour, comme le marquis de Querfinian et le célèbre Ange de Joyeuse[17].

Créés en 1525 par Matteo di Bassi dans le but de restaurer la règle franciscaine dans toute sa rigueur, les Capucins exerçaient au XVIIe siècle, par leur ardeur militante, une influence grandissante. Au moment des grandes crises de subsistances et des épidémies, avec leur capuche, pieds nus dans des sandales, ils circulaient parmi les malades, payant de leur personne, très souvent au prix de leur vie. Ordonné prêtre en 1604, le père Joseph devint alors un mystique et un missionnaire à l’activité débordante. À l’intérieur de l’ordre, son ascension fut rapide. Il fut successivement maître de philosophie à Paris, maître des novices à Meudon, supérieur de la maison de Bourges avant d’être envoyé dans la province tourangelle comme coadjuteur du provincial. Le père Joseph se signala aussi par un grand nombre d’initiatives. Il organisa les grandes missions capucines dans les régions calvinistes de l’ouest du royaume, il mena également la réforme de l’abbaye de Fontevraud et fonda la congrégation des filles du Calvaire. Ce nouvel ordre de moniales, dont il devint le directeur de conscience attitré, reçut alors le soutien de Marie de Médicis à Paris et de Richelieu à Loudun. Cette rencontre avec la reine mère et le jeune évêque de Luçon, Armand Du Plessis plus connu sous le nom de Richelieu, fut décisive pour son avenir politique, puisqu’on le sait, cela lui permit de devenir l’agent et le principal conseiller de « l’homme rouge », après que celui-ci eut été rappelé aux affaires d’État. Ils se rencontrèrent en 1610 ou 1611 alors qu’ils travaillaient tous les deux à la réforme de Fontevraud. Avide de pouvoir, Richelieu, dont l’origine sociale et l’éducation étaient très proches de celles du père Joseph, comprit le bénéfice qu’il pourrait retirer de l’amitié du capucin, qui connaissait parfaitement les milieux de la cour. L’existence du Père Joseph suivit dès lors un nouveau chemin. 

Érik Lambert


[1] A. de Vigny, Cinq-Mars, publié en 1826. A.de Vigny, Cinq-Mars, Paris, Livre de poche, 2006, 640 pages.
[2] On peut se reporter au travail publié par les Éditions des Belles Lettres, A. Huxley, L’Éminence grise, études de religion et de politique, Les Belles Lettres, Paris, 2022, 360 pages.
[3] C. Gounod, Cinq-Mars, première représentation à l’Opéra-Comique, 5 avril 1877.
[4] Article titré « Un capucin diplomate ».
[5] Il apparaît aussi dans une huile sur toile conservée au Detroit Institute of Arts ; Charles-Édouard Delort, La distraction de Richelieu, le Père Joseph, le Cardinal Richelieu et ses chats
[6] Oeyreluy ; église paroissiale Saint-Pierre par La Tourasse au XVIII°siècle.
[7] J.L. Gérôme, L’Éminence grise. 1873. Peinture à l’huile sur toile représentant le Père Joseph descendant un grand escalier du Palais-Cardinal devenu Palais-Royal sous Louis XIV. On identifie une douzaine de courtisans qui montent les marches et s’inclinent dans sa direction. Le Père Joseph dans sa coule de capucin, la corde de Saint-François (cordon séraphique) à laquelle pend un rosaire, descend lentement les marches. Son regard plongé dans la lecture du bréviaire qu’il tient des deux mains, sans paraître se préoccuper des courbettes que provoque son passage. Le peintre souligne l’influence politique du père Joseph en accentuant le contraste entre le capucin vêtu de sa robe de bure seul à droite et la magnificence des ecclésiastiques et des nobles qui s’inclinent respectueusement devant lui, regroupés à gauche. Les armes du cardinal de Richelieu se détachent à l’arrière-plan (D’argent à trois chevrons de gueules). L’œuvre est peut-être une critique ironique de l’influence de l’église sur la vie politique. Gérôme montre la duplicité du père Joseph. D’ailleurs ce tableau est peint en période d’Ordre moral. Le Larousse de 1865 précise à propos de Tremblay : « intelligence vaste et réfléchie… peu scrupuleux… sachant allier les ruses de la politique aux formes de l’austérité religieuse, ce moine homme d’état, cette éminence grise, comme on l’appelait, était un vrai ministre sans titre officiel, mais une autorité devant laquelle s’inclinait secrétaire d’État, ambassadeurs et généraux ». 
[8] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/au-fil-de-l-histoire/l-eminence-grise-de-l-eminence-rouge-le-pere-joseph-conseiller-de-richelieu-1058507 ; https://www.europe1.fr/emissions/les-conseillers-de-lombre/le-pere-joseph-eminence-grise-de-richelieu-4001504
[9] Expression désormais très utilisée en géopolitique pour qualifier un espace de dérégulation sociale, de nature politique ou socio-économique, échappant au contrôle de l’État ; espace dont le contrôle est aux mains de « groupes alternatifs » et dans lequel tend parfois à se développer une économie parallèle. 
[10] Gouvernement secret, ce qui ne peut être percé à jour, ce qui substantiellement est celé tout en étant au cœur de la politique. Le mot arcane, du latin arcanus(de arx, forteresse ou de arca, coffre), apparaît en français sous la forme arquenne ou archane dès le début du XVe siècle.
[11] Issu de la Curia regis (Cour ou Conseil du roi), le Parlement est l’un des principaux rouages de l’administration centrale de la France d’Ancien Régime. Les Parlements étaient des entités juridiques et administratives qui contribuaient à la gouvernance du pays par le Roi.  Ces juridictions (et en premier lieu le Parlement de Paris) avaient pour fonction très importante d’inscrire dans leurs registres toutes les décisions et mesures prises par la Royauté, après avoir vérifié leur compatibilité avec le droit, les usages et les coutumes locales (un ensemble mi-formel, mi-informel que l’on appelait alors les « Lois fondamentales du Royaume »). Ce furent donc une « cour constitutionnelle ». Petit à petit, les Parlements développèrent un nouvel usage coutumier, appelé le « droit de remontrance » qui consistait à formuler des recommandations et préconisations au Roi en amont de l’enregistrement d’une mesure. L’idée était d’avertir le Roi que telle ou telle mesure qu’il souhaitait adopter était en contradiction avec une ancienne mesure de ses prédécesseurs, ce qui nécessitait potentiellement de revoir la mesure proposée par le Roi. Les parlementaires constituèrent une véritable « classe sociale », très riche, disposant de nombreux privilèges, qui se transmettaient donc de génération en génération. La possession d’une charge de magistrat valait au concerné d’être anobli, et les membres des parlements étaient appelés dans l’Ancien Régime la noblesse « de robe ». En fait, ils représentaient la bourgeoisie des villes. Le Parlement de Paris joua un rôle important lorsque Louis XVI décida d’imposer au Parlement de Paris un emprunt important. Les parlementaires réclamèrent la convocation des États-Généraux, chose qui ne s’était plus produite depuis 1614. La réunion des États-Généraux marqua le point de départ de la Révolution, qui détrôna Louis XVI, victime de son incapacité à vaincre l’opposition des privilégiés.
[12] Dernier des fils du roi de France Henri II et de Catherine de Médicis, François d’Alençon, devenu duc d’Anjou en 1576, était un homme ambitieux qui joua un rôle non négligeable au cours des guerres de religions, en France comme à l’étranger. Ses opinions religieuses modérées lui gagnèrent un grand nombre de partisans, catholiques et protestants. Il s’opposa fréquemment à Henri III, participant à des complots avec Henri de Navarre et prenant la tête des troupes combattant les forces royales. Appelé « Monsieur » était le chef des Politiques ou Malcontents qui plaçaient l’intérêt national au-dessus des querelles religieuses. La cinquième guerre de religion se conclut le 6 mai 1576 par la paix de Beaulieu-lès-Loches ou paix de Monsieur car elle est inspirée par le jeune frère du roi Henri III. Mais, la paix apparaissant trop favorable aux protestants, les ligues locales formées par les bourgeois catholiques s’unirent à l’initiative de Charles d’Humières, qui, en novembre 1576, refuse de livrer la citadelle de Péronne au prince de Condé, un chef protestant nommé gouverneur de Picardie et fondèrent le 12 mai 1577 la Ligue catholique (Sainte Ligue «au nom de la Sainte Trinité pour restaurer et défendre la Sainte Église catholique, apostolique et romaine »). Le duc Henri de Guise le Balafré en prit la tête avec ses frères, le cardinal de Lorraine et le duc de Mayenne et engagèrent une nouvelle guerre. La mort, en 1584, de François d’Alençon ouvrit au futur Henri IV la succession au trône de France.
[13] Chef de l’armée royale.
[14] A participé au développement de l’Université de Paris aux XIII° et XIV° siècles. Collège fondé en 1353 par Pierre de Bécoud pour 8 boursiers du diocèse de Thérouanne. Il prit le nom de Boncourt après une mauvaise traduction répétée du nom de son fondateur. Il fut rattaché en 1638 au collège de Navarre Depuis 1981, site du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche qui a abrité dès 1353, le Collège de Boncourt.
[15] André Duval, ou André du Val fut un théologien catholique ultramontain, professeur et prédicateur français né le 15 janvier 1564 et mort le 9 septembre 1638 (à 74 ans).
[16] Né en 1575, mort en 1629, après avoir fondé l’Oratoire en 1611 et été ordonné cardinal en 1627, Bérulle est un homme du Concile de Trente (1545-1563) et de la Contre- Réforme, dont le but fut à la fois de réformer l’Église catholique et d’endiguer le protestantisme. Bérulle poursuivit ses études à la Sorbonne et fut ordonné prêtre en 1599. En même temps, il faisait montre d’une grande précocité spirituelle, favorisée par l’influence des Capucins, des Chartreux, et de sa propre cousine Madame Acarie, qui tenait salon à Paris et qui bénéficiait de profondes expériences mystiques. Bérulle mènera de front deux types d’activité : l’accompagnement spirituel et la controverse. En 1600 il participe à la Controverse de Fontainebleau qui oppose le Cardinal du Perron à Duplessis-Mornay. Sur le plan spirituel sa première œuvre sera d’introduire en France le Carmel réformé par Sainte Thérèse d’Avila en 1584. Fascinés par l’œuvre espagnole, les dévots français – le cercle Acarie – affirment que la réforme doit être spirituelle avant d’être institutionnelle. Bérulle obtiendra d’Henri IV la permission et les moyens d’installer des carmélites espagnoles en France en leur donnant mission de former les futures carmélites françaises. En octobre 1604, six religieuses arrivent au couvent de l’Incarnation, et à la mort de Bérulle 42 carmels auront été fondés. A la suite du Concile de Trente s’est mise en route une profonde réforme du clergé séculier, très mal formé au 16ème siècle par manque de séminaires. Conscient des faiblesses théologiques et spirituelles du clergé, Bérulle travaille d’abord modestement, en regroupant quelques prêtres en communauté de façon à les former et à les mettre à disposition des évêques. Il a pour modèles d’enseignement les jésuites, les oblats de Saint Ambroise, et Philippe de Néri, le fondateur de l’Oratoire romain. Cet admirateur de Savonarole, né à Florence en 1515, monta à Rome où il fut profondément frappé par le nombre de personnes désœuvrées. Il eut l’idée de les inviter à former une sorte de groupe de prière qu’on appela l’Oratoire. L’Oratoire est introduit à Thonon par François de Sales, ami de Bérulle. Et en 1611, celui-ci fonde l’Oratoire de France à l’hôtel du Petit Bourbon, vers l’actuel Val de grâce. L’expansion est très rapide si bien qu’à la mort de Bérulle 50 maisons auront vu le jour, les premières à Dieppe, à la Rochelle, à Saumur…avec parmi leurs objectifs de lutter contre l’influence du protestantisme, les principaux étant l’éducation, la mission, les hautes études. En 1616, l’Oratoire s’installe à l’hôtel du Bouchage, tout près du Louvre afin de se rapprocher du pouvoir royal. En effet, la réforme doit se faire par le haut. Les travaux commencent en 1621. Et pendant tout l’Ancien Régime cette maison aura un rôle de premier plan en tant que foyer liturgique et lieu de prédication. Les oratoriens, qu’on surnomme “ les pères aux beaux chants ” possèdent une belle bibliothèque, avec beaucoup de manuscrits orientaux. Bérulle a même eu le projet d’éditer une Bible polyglotte. Mais ce fondateur fut également un homme politique, lié à Marie de Médicis, aumônier d’Henri IV, et chef du parti dévot à partir de 1620. Mais un conflit l’opposa à son ami Richelieu dans les années 1628-1629 : par réalisme politique, Richelieu décida de composer avec les protestants, et il fut soutenu par Louis XIII., ce qui signifia la défaite de Bérulle et du parti dévot. Cette implication dans les affaires de son temps ne l’empêcha pas d’être avant tout un grand spirituel, qui vécut dans l’évidence et l’adoration de Dieu. Bérulle, cet homme petit, doux, onctueux même, autoritaire et très secret, a marqué la spiritualité française bien au-delà de son époque, de par ses fondations mais aussi de par ses convictions spirituelles. Il a façonné un certain type de prêtre et de chrétien : le catholique dévot. Une belle figure en est Saint Vincent de Paul, qui fonda les lazaristes pour les pauvres ; un exemple moins édifiant en est le Tartuffe immortalisé par Molière….
[17] Henri de Joyeuse, duc de Joyeuse (ville du Vivarais, actuellement en Ardèche) et comte du Bouchage (commune actuellement située en Isère), noble, homme de guerre et prêtre capucin français, nommé en religion « Père Ange », né le 21 septembre 1563 et mort le 28 septembre 1608.  Il a aussi été lieutenant général de la province du Languedoc puis Maréchal de France. Il quitta l’habit et rejoignit la Ligue catholique en 1592. De nouveau capucin à partir de 1599, Henri de Joyeuse (Père Ange) devint un prédicateur renommé et un mystique sujet à des extases. Son corps inhumé dans l’église du couvent des Capucins Saint-Honoré.  

ANTOINE, L’APÔTRE DES HUMBLES (3ème partie)

En novembre 1225, Antoine fut invité à assister au concile provincial de Bourges. L’objet de cette réunion, présidée par un légat du Pape, était de chercher le moyen de ramener la paix en Languedoc, troublé par les Albigeois, cathares de la région d’Albi, et les querelles entre les princes. Frère Antoine dénonça les causes profondes du conflit qui ravageait le Languedoc : causes religieuses, entretenues par les agissements des Albigeois ; causes sociales, dues à la soif de richesses et d’honneurs des princes du royaume, dont la plupart des sujets vivaient dans la pauvreté ; enfin causes morales, qui selon lui, n’étaient pas les moindres. Il dénonça les mauvais exemples donnés en ce domaine par certains membres de la noblesse, mais aussi du clergé. Fustigeant le comportement de Simon de Sully, archevêque de Bourges, qui appréciait peu les fraticelli[1] ; il reprocha aux évêques, avec des arguments bibliques, leur vie mondaine et luxueuse, et invectiva ceux d’entre eux qui n’avaient pas su ou pas voulu protéger leurs brebis des dangers de l’erreur. Bouleversé par cette parole de feu, Simon de Sully avoua ses fautes en une confession sincère. Antoine prêcha en terre cathare[2], convertit les hérétiques de Rimini et un impie du nom de Bononillo. 

Le 30 mai 1227, il fut nommé supérieur de la fraternité franciscaine du Nord-Italie, envoyé à Rome par le provincial de Sicile, pour assister au grand conseil général. Le pape Grégoire IX[3], émerveillé de son savoir, le surnomma alors « Arca testamenti » tant son exégèse de la Bible était inspirée, souhaitant même le conserver auprès de lui. 

À partir de 1229, atteint d’hydropisie[4], il se fixa dans la région de Padoue où les foules furent si nombreuses pour goûter à ses sermons que l’église locale s’avéra trop petite, poussant Antoine à prêcher dans les prés. Il passait de longues heures au confessionnal et se réservait des moments pour se retirer dans la solitude. La période des miracles peints par Le Titien, Donatello, Van Dyck, Pérugin, Rubens, … sembla commencer à la fin des années 1220. 

Travaillant beaucoup, il était très fatigué, affaibli. Sa santé s’avérait fort précaire. Le cardinal Raynaldo Conti, évêque d’Ostie, l’incita à dicter Sermones dominicales et in Solemnitatibus Sanctorum[5]traité de doctrine sacrée sous forme de recueil de sermons, avec lequel il offrit à ses confrères un instrument de formation pour la vie chrétienne et la prédication de l’Évangile. Des textes que le Pape Pie XII qualifia d’œuvre d’un « docteur et maître illustre en ascétique et mystique ». 

Il prit un peu de repos dans un petit ermitage à Camposampietro, aux environs de Padoue[6] où lui fut aménagé un petit refuge sous un grand noyer pour y passer des journées de contemplation et de dialogue avec les gens simples de ce bourg de campagne. Le vendredi 13 juin 1231, Antoine fut victime d’un malaise, prononça ses derniers mots : « Video Dominum meum[7] ».

En 1263 commença la construction de la basilique qui porte son nom. Une querelle pour obtenir son corps opposa les « Pauvres Dames »[8] et les habitants de Capo di Ponte où Antoine avait passé ses derniers jours, et les Padouans qui réclamaient qu’il fût enterré dans l’Église de la Sainte Mère de Dieu. Le corps fut finalement déposé dans l’église de Padoue. Une délégation fut envoyée à la Curie pour demander un procès de canonisation qui, malgré le peu de temps écoulé depuis la mort d’Antoine, aboutit le 30 mai 1232. 

Érik Lambert


[1] Désigne les dissidents les plus radicaux de la faction dite « spirituelle » qui, dans l’ordre franciscain, oppose à l’aile conventuelle ou orthodoxe la volonté de pratiquer la pauvreté volontaire selon la règle intangible de saint François. La persécution des Fraticelli est un des sujets du roman d’Umberto Eco, Le Nom de la rose.  
[2] Originaires de l’Italie du nord, les « Cathares » professaient une doctrine simple et exigeante, fondée sur le retour à l’Évangile. Ils considéraient que l’Église officielle avait trahi sa mission dès le pontificat de Sylvestre Ier, sous le règne de l’empereur Constantin le Grand (Empereur romain 306 ou 310-337 qui fut le premier empereur romain à avoir reconnu l’importance du christianisme. Un édit de tolérance publié à Milan en 313 mit fin aux persécutions. Lui-même se fit baptiser sur son lit de mort. Après lui, tous les empereurs romains, à une exception près, Julien l’Apostat, furent chrétiens). Les Cathares ne reconnaissaient pas le dogme et les enseignements de l’Église catholique mais se revendiquaient eux-mêmes chrétiens et se désignaient sous cette appellation ou encore sous celle d’amis de Dieu. Ils ne reconnaissaient qu’un seul sacrement, le « consolamentum », qui effaçait toutes les fautes passées et garantissait la vie éternelle. Celui-ci n’étant donné qu’une fois, seuls les Bonshommes et les Bonnes Femmes (appellation usuelle des prédicateurs cathares) se sentaient assez fermes dans leur foi pour le demander en pleine force de leur âge. Ils étaient les seuls à pouvoir donner le « consolamentum ». Les fidèles d’un naturel peu religieux, quant à eux, faisaient en sorte de l’obtenir seulement dès qu’ils sentaient venir la mort, afin de ne pas mourir en état de péché. Les prédicateurs cathares du Midi furent servis par l’image déplorable que donna du catholicisme le clergé local. Prélats et curés se vautraient volontiers dans la luxure mais ne s’en montraient pas moins exigeants à l’égard de leurs ouailles en termes de morale. Au contraire, les parfaits (nom usuel que les inquisiteurs donnaient aux Bonshommes et Bonnes Femmes) affichaient une austérité irréprochable, empreinte de douceur et de sérénité mais témoignaient d’une grande compréhension envers les écarts de conduite de leurs fidèles. Ils vivaient chastement et s’interdisent toute nourriture carnée, prenant au pied de la lettre le commandement biblique : « Tu ne tueras point ». L’hérésie bénéficia de la protection bienveillante des seigneurs, arrive même à se structurer en Église véritable, avec quatre évêchés : Albi, Agen, Toulouse et Carcassonne. Le terme cathare fut une expression injurieuse inventée vers 1165 par le clerc rhénan Eckbert Schinau. Il faisait référence au grec katharos, qui signifie pur et soupçonnait les adeptes de cette secte de manichéisme (le monde est mauvais et il importe de s’en détacher par la quête de la pureté absolue). Les hérétiques furent aussi appelés Albigeois, par référence à Albi. Cette appellation trouva son origine dans le concile qu’a tenu la secte en 1165 dans le château de Lombers, sur les terres du vicomte de Trencavel, pas très loin d’Albi. C’est la première de ses assemblées qui ait laissé une trace écrite. Une croisade fut menée contre eux C’était la première fois qu’une croisade était dirigée contre des gens qui se réclamaient du Christ. L’expédition réunit un certain nombre de seigneurs ainsi que le comte de Toulouse. Elle fut placée sous le haut commandement de l’abbé Arnaud-Amalric, qui n’était autre que le chef du puissant ordre monastique de Cîteaux. Les opérations militaires débutèrent par le sac de Béziers et le massacre de sa population, le 22 juillet 1209. Les Albigeois sont vaincus avec la chute du château de Montségur le 16 mars 1244.
[3] Grégoire IX, Pape de 1227 à 1241, Ordre des frères mineurs. Il canonisa Antoine le 30 mai 1227.
[4] Accumulation anormale de liquide dans les tissus de l’organisme ou dans une cavité du corps.
[5] Sermons pour les dimanches et sermons en l’honneur des Saints.
[6] https://www.santantonio.org/fr/content/camposampiero-santuario-del-noce
[7] Je vois mon Seigneur.
[8] L’ordre de Sainte-Claire ou l’ordre des Clarisses

ANTOINE, DOCTEUR DE L’ÉGLISE. (2ème partie)

Antoine passa plus d’une année à Monte Paolo, de 1221 à 1222, priant dans une grotte, jeûnant au pain et à l’eau, s’adonnant comme les autres frères aux tâches les plus humbles. Pourtant, encouragé par le Poverello[1], il participa, avec d’autres franciscains et quelques dominicains, à des ordinations sacerdotales en la ville de Forli[2] le 22 septembre 1222. Il y remplaça le prêcheur absent, fit son premier sermon public et révéla son talent de prédicateur. Les mots qu’il prononçarévélèrent sa grande culture biblique, son aisance et sa simplicité d’expression une façon simple et concrète de s’exprimer, et un talent pour parler au cœur des personnes. Le Père Gratien, ministre de la province de Bologne qui lui avait confié le poste d’aumônier du petit monastère de Saint-Paul, écrivit le soir même à François d’Assise : « Dans le ciel franciscain, une nouvelle étoile vient de se lever ! »

Dès lors, Antoine mena l’œuvre d’un prédicateur chrétien au fil des routes du nord de l’Italie et du sud de la France pour réveiller par sa prédication les peuples et les pays souvent confrontés à un climat d’héréticité ; il s’agissait pour lui de « Tendre à une seule fin : le salut des âmes »[3]. Il est vrai que le XIII° siècle, fut, au-delà de sa « part d’ombre », une période de mutations suscitées par la croissance rurale et urbaine ; l’essor des activités économiques et commerciales[4]; le renforcement du pouvoir des gouvernants[5] ; l’essor artistique du gothique ; le développement et la circulation des savoirs[6]; l’apparition de nouveaux ordres religieux et de nouvelles formes de spiritualité[7]. Période d’éveil de la curiosité intellectuelle, de l’intérêt pour la nature et l’expérimentation qui se manifestèrent alors. 

Il fut un siècle d’élan intellectuel alimenté par la diffusion des écrits d’Aristote, transmis par les Arabes ; par le développement de la logique qui supplanta alors la rhétorique, et par l’usage croissant de la langue vulgaire dans la littérature, les actes publics ou les écrits scientifiques. Toutes ces évolutions pouvaient susciter des craintes, des égarements et des secousses expliquant en partie l’émergence de nombreux mouvements hérétiques. 

Antoine professa la théologie, d’abord en France, à Montpellier, puis à Bologne et à Padoue, et, en dernier lieu, à Toulouse, à Limoges et dans quelques autres villes de France, n’hésitant pas à stigmatiser l’inconduite de certains membres du clergé : « Qui pourra briser les liens des richesses, des plaisirs, des honneurs, qui tiennent captifs les clercs et les mauvais religieux ? ». À partir de 1224, Frère Antoine fut envoyé à Toulouse, au Puy-en-Velay et à Limoges ; lieux où il fonda des communautés dont il devint le supérieur. 

Érik Lambert.


[1] François lui écrivit : « Il me plaît que tu enseignes à mes frères la sainte théologie. »
[2] En Emilie-Romagne.
[3] Il y gagna le surnom de « L’Évangéliste »
[4] Foires de Champagne, origines de la Hanse, marchands italiens, …
[5] Rois, papes, républiques urbaines.
[6] Naissance des universités.
[7] Par exemple les ordres mendiants et ordres militaires.

SAINT ANTOINE DE PADOUE, LA NAISSANCE D’UN GRAND PRÉDICATEUR …

Né en 1191 ou en 1195 sans que l’on sache vraiment quand il vint au monde, peut-être d’origine noble apparenté à Godefroy de Bouillon[1], le prestigieux avoué du Saint-Sépulcre[2], était probablement un roturier lisboète. Né et baptisé Fernando, Antoine de Padoue demeure un saint illustre et légendaire célébré le 13 juin. Élevé par sa mère dans le culte de la Vierge Marie, il était animé d’une foi profonde. Le premier des nombreux miracles prêté au saint, survint alors qu’il était encore adolescent. Agenouillé sur les marches de l’autel de la cathédrale Santa Maria Maior de Lisbonne, le diable lui apparut. Le jeune homme traça alors une croix sur le sol afin de repousser le démon, croix toujours visible aujourd’hui. Encore jeune, en 1210, il revêtit l’habit des chanoines[3] réguliers de Saint Augustin au monastère Saint Vincent de Fora fondé en 1147 par le premier roi portugais Alphonse 1er. Puis, il rejoignit le monastère de la Sainte-Croix de Coimbra au centre du pays où il fut ordonné prêtre. Frère portier, il côtoya une petite communauté de Frères, venus d’Assise vivant pauvrement et prêchant l’Évangile. Installés à l’ermitage Saint Antoine, sur la colline d’Olivares, ils descendaient demander l’aumône au couvent. En 1220, impressionné par l’exposition des reliques de cinq missionnaires franciscains martyrisés au Maroc, il aspira à suivre leur exemple. Il rejoignit donc les frères mineurs, prit le nom d’Antoine, et, après avoir vainement cherché le martyre au « Pays du couchant », il tomba malade et, suite à une tempête sur le chemin du retour, échoua en Sicile[4] où il rencontra peut-être Saint François d’Assise. Âgé de vingt-six ans, il arriva donc en Italie où il vécut jusqu’à sa mort. Il participa au premier chapitre général de l’ordre, le « Chapitre des nattes »[5] qui se déroula à la Pentecôte de 1221, en présence de cinq mille frères. Lors de cette rencontre, il impressionna lesdits frères par ses qualités de prêcheur chrétien et il commença alors sa carrière de prédicateur populaire. Le Provincial de Romagne, Frère Gratien, l’envoya au Monte Paolo dans les Apennins[6], tant les frères prêtres étaient rares au sein de l’Ordre franciscain naissant. Il y trouva un lieu de silence, un « désert de l’esprit », mena une vie de haute contemplation propice à la familiariser avec le charisme franciscain.

Érik Lambert.


[1] Par son père, Don Fernando Martins de Bulhões. Godefroy appartenait à l’une de ces familles qualifiées par les contemporains de « très nobles et très illustres », ce que justifiaient une parenté royale et l’éclat de la vie de ses ancêtres. Le pape Étienne IX était son grand-oncle. Godefroy faisait partie d’un clan de ducs, comtes et évêques, d’un groupe aristocratique qui gouvernait la Lotharingie depuis 950 au moins. Il n’était que le second fils du comte Eustache de Boulogne et d’Ida, mais son oncle, le duc Godefroy le Bossu, connaissait sa valeur et, à sa mort en février 1076, il le désigna pour être son successeur à la tête du duché de Basse-Lorraine.
[2] Pour lui la Terre sainte, Jérusalem surtout, était propriété du Christ et donc du Siège apostolique, qu’il ne pouvait être lui-même qu’un gérant, mettant son bras au service de l’Église. Dans l’Empire germanique, l’avouerie, (En droit féodal, l’avoué -du latin advocatus– est un laïc chargé de défendre les intérêts temporels d’une abbaye ou d’un chapitre. Reste désormais le terme français d’avoué) garde et protection des Églises, se muait souvent en seigneurie, tout en maintenant le respect de l’autorité ecclésiastique.
[3] Les chanoines réguliers vivent généralement selon la règle de Saint Augustin. Les chanoines séculiers sont des clercs diocésains, membres d’un chapitre cathédral ou collégial, ou de certaines basiliques dont la fonction essentielle est de réciter l’office divin. Chanoine honoraire est un titre honorifique donné à certains ecclésiastiques. In, glossaire de l’Église catholique de France.
[4] Son bateau fut dévié par les vents sur la côte de Sicile où il rencontra les franciscains de Messine et se rendit avec eux au Chapitre général de 1221 et passa ensuite près d’un an en retraite au couvent de Montepaolo, pratiquement isolé du reste de la communauté. En 1221, saint François avait convoqué ses 5 000 frères à Assise, pour ce qui fut le premier chapitre général de l’ordre. On l’appela le « Chapitre des Nattes », car, faute de lits, les religieux avaient été contraints de dormir sur des nattes et des joncs. 
[5] Son bateau fut dévié par les vents sur la côte de Sicile où il rencontra les franciscains de Messine et se rendit avec eux au Chapitre général de 1221 et passa ensuite près d’un an en retraite au couvent de Montepaolo, pratiquement isolé du reste de la communauté. En 1221, saint François avait convoqué ses 5 000 frères à Assise, pour ce qui fut le premier chapitre général de l’ordre. On l’appela le « Chapitre des Nattes », car, faute de lits, les religieux avaient été contraints de dormir sur des nattes et des joncs. 
[6] Les Apennins sont des montagnes sauvages dont les sommets peuvent atteindre 2000 m. Chaîne longue de 1 200 kilomètres qui « coupe » l’Italie en deux. Le Gran Sasso (« grande pierre » en italien) culmine à 2912 mètres au Corno Grande. Ce fut en ces montagnes que Mussolini fut retenu captif. Le 12 septembre 1943, des forces spéciales allemandes composées de parachutistes dirigées par Otto Skorzeny parvinrent à le libérer. Skorzeny et le Duce s’envolèrent de manière spectaculaire dans un petit appareil de reconnaissance, un Fieseler Storch piloté par le pilote virtuose Gerlach. (opération Eiche ce qui signifie chêne en allemand). Les Apennins sont désormais le refuge du loup des Apennins (Canis lupus italicus)

Saint Maximilien Kolbe (2nde partie)

Saint Maximilian Kolbe, né le 8 janvier 1894, mort le 14 août 1941 à Auschwitz.

Revenu en Pologne en 1936, il assista à l’invasion du pays par les troupes allemandes puis soviétiques. La fraternité de Maximilien Kolbe hébergea alors des réfugiés polonais catholiques ou juifs. Les nazis l’arrêtèrent avec ses frères franciscains puis le relâchèrent après lui avoir fait subir des sévices. En février 1941, il fut à nouveau arrêté par la Gestapo pour avoir accueilli des réfugiés. Interné à Varsovie, il fut transféré à Auschwitz le 28 mai 1941 au bloc 11 du bâtiment 18.  

Or, afin de décourager les évasions, il était établi à Auschwitz que si un homme s’échappait, dix hommes seraient tués en représailles. En juillet 1941, un homme ayant fui, le SS-Hauptsturmführer1 commandant adjoint du camp, Karl Fritsch[1] dit aux prisonniers « Vous allez tous payer pour cela. Dix d’entre vous seront enfermés dans le bunker de famine sans nourriture ni eau jusqu’à leur mort ». Les dix furent sélectionnés. Parmi eux, Franciszek Gajowniczek, sergent de l’armée polonaise, emprisonné pour avoir aidé la résistance polonaise. Franciszek2 se serait alors écrié : « Ma pauvre femme ! Mes pauvres enfants ! Que vont-ils faire ? » Quand il poussa ce cri de détresse, le Père Maximilien Kolbe, devenu désormais le matricule 16670 s’avança et aurait dit au commandant : « Je suis prêtre catholique. Laisse-moi prendre sa place. Je suis vieux. Il a une femme et des enfants. » Le commandant Fritsch accepta la substitution. Maximilien Kolbe fut donc jeté dans une cellule du bloc des condamnés, avec les neuf autres prisonniers qu’il soutint par la prière et l’oraison ; les hymnes et les psaumes, communs aux Juifs et aux chrétiens. Encore vivant après avoir passé deux semaines sans rien ni boire ni manger, un Kapo[2] lui administra une injection de phénol le 14 août 1941. Son corps fut brûlé le 15 août, jour de la fête de l’Assomption de la Vierge Marie à laquelle il avait voué sa vie3. Gajowniczek fut libéré du camp d’Auschwitz ; il avait survécu pendant plus de 5 ans et assura : « Aussi longtemps que j’aurai de l’air dans les poumons, je penserai qu’il est de mon devoir de parler aux gens de l’acte d’amour héroïque accompli par Maximilien Kolbe. ». Béatifié le 17 octobre 1971, Saint Maximilien fut canonisé, reconnu martyr de la foi le 10 octobre 1982 en présence de Franciszek Gajowniczek. 

Pour vous, mes enfants, pour vous jeunes qui ne cheminerez pas dans la vie avec des témoins de l’horreur, pour vous qui avez besoin de vous identifier à des héros ; regardez Maximilien Kolbe, debout aux côtés de Martin Luther King, d’Oscar Romero, de Dietrich Bonhoeffer au portail ouest de l’abbaye de Westminster. Lancez-vous « dans l’aventure de la miséricorde » qui consiste à « construire des ponts et à abattre des murs de séparation » pour « secourir le pauvre » et « écouter ceux que nous ne comprenons pas, qui viennent d’autres cultures, d’autres peuples, ceux que nous craignons parce que nous croyons qu’ils peuvent nous faire du mal »[3]

« Que notre amour se manifeste particulièrement quand il s’agit d’accomplir des choses qui ne nous sont pas agréables. Pour progresser dans l’amour de Dieu, en effet, nous ne connaissons pas de livre plus beau et plus vrai que Jésus-Christ crucifié. » Saint Maximilien Kolbe. 

Érik Lambert.


1 Karl Fritsch fut un des multiples rouages de la machine exterminatrice d’Auschwitz. Le plus connu, qui reconnut et décrivit toutes les atrocités commises, fut Rudolf Höss qui a inspiré le « roman » de R. Merle, La mort est mon métier paru en 1952.

2 Aux côtés des 3 000 SS du camp d’Auschwitz, des Kapos, criminels de droit commun chargés de surveiller les autres prisonniers et de les faire travailler. S’ils ne se montrent pas assez efficaces et donc brutaux, ils sont déchus de leur statut et renvoyés avec les autres prisonniers, ce qui signifie pour eux une mise à mort généralement atroce dans la nuit qui suit. De fait, les premiers prisonniers qui arrivèrent à Auschwitz furent trente Kapos allemands. 

3 Pape François, JMJ, Cracovie, 28 juillet 2016. 

 

Saint Maximilien Kolbe (1ère partie)

Saint Maximilian Kolbe, né le 8 janvier 1894, mort le 14 août 1941 à Auschwitz.

Certes la traduction du passage de la pièce de Bertolt Brecht écrite en allemand La Résistible Ascension d’Arturo Ui[1] n’est pas d’une fidélité absolue. Toutefois, la réplique : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde[2] » peut sembler d’une sinistre actualité. Michel Fugain[3], quant à lui, en 1995 dénichait avec perspicacité le fauve féroce dans sa tanière grise. Lorsque les loups[4] surgissent dans l’histoire la veulerie, la peur, l’épouvante, la stupéfaction et parfois l’aveuglement bousculent notre confort et nos certitudes. Réagir à la funeste aventure devient affaire de chacun. La résistance à l’inacceptable puise son énergie au tréfonds de l’être. En janvier 1933, l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir en Allemagne plongea le monde dans la sinistre tragédie. La résistance à l’oppression exigeait un courage exceptionnel tant l’homme, comme l’écrivit en son temps Étienne de la Boétie, peut accepter la servitude[5]

Dans ces circonstances tragiques, certains se lèvent. Ainsi, des gens d’Église refusèrent l’asservissement et demeurèrent fidèles à leur foi. 

En ces temps sombres, les nazis regroupèrent les religieux dans un même camp de concentration, celui de Dachau. De 1938 à 1945, 2 720 prêtres, séminaristes et moines catholiques furent déportés par les nazis, ainsi qu’environ 141 pasteurs protestants et prêtres orthodoxes[6]. En Pologne, le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich est resté quasiment dans l’état où les Soviétiques le trouvèrent le 27 janvier 1945. Lorsque l’on arrive sur ce lieu plongé dans un silence sépulcral, on est saisi par l’immensité du site : entre 40 et 55 kilomètres carrés[7]. Le 29 juillet 2016, le Pape François fut bouleversé par ce calme lugubre lorsqu’il pria longuement dans la cellule où mourut Maximilian Kolbe[8]. Dans le livre d’or, François écrivit cette phrase qu’il signa :« Seigneur, aie pitié de ton peuple, Seigneur, pardon pour tant de cruauté ».

Le parcours de Saint-Maximilien Kolbe fut singulier[9]. En effet, adversaire résolu du national-socialisme et du communisme, il menait par ailleurs un véhément combat contre les juifs, considérant que le judaïsme était un « cancer qui ronge le corps du peuple ». Le fervent catholicisme que nourrissaient les Polonais conduisait en ces années à un sévère antisémitisme et rien ne prédisposait le frère franciscain à protéger les enfants d’Israël.

Né Rajmund Kolbe, en 1894 à Zduńska Wola, dans le royaume de Pologne, alors partie de l’Empire russe dans une famille très pieuse, de parents tisserands et tertiaires franciscains, il eut en 1906 une vision de la Vierge de Czestochowa qui l’incita à entrer en religion. Dans cette vision, la Vierge lui aurait proposé deux couronnes : une blanche pour la pureté et une rouge pour le martyre. Elle lui aurait demandé de choisir ; il aurait accepté les deux. En 1907, Kolbe et son frère aîné Francis décidèrent de rejoindre les franciscains conventuels. Ils franchirent illégalement la frontière entre la Russie et l’Autriche-Hongrie et rejoignirent le petit séminaire franciscain de Lwów. En 1910, Kolbe fut autorisé à entrer au noviciat. Il prononça ses premiers vœux en 1911, sous le nom de Maximilien, et ses vœux perpétuels en 1914, à Rome, sous le nom de Maximilien-Marie, en signe de vénération pour la Vierge Marie.En 1912, il fut envoyé à Rome pour poursuivre ses études et fut ordonné prêtre le 28 avril 1918 avant de devenir docteur en philosophie et théologie l’année suivante. En octobre 1917, avant d’être ordonné prêtre par le cardinal Basilio Pompii, il avait fondé avec six confrères la Milice des Chevaliers de l’Immaculée, mouvement marial au service de l’Église et du monde. 
Sensible aux moyens de communication d’alors, soucieux de remplir sa mission d’évangélisation, il créa par ailleurs un mensuel spirituel afin de diffuser la pensée de la Milice[10] puis imagina un centre de vie religieuse et apostolique appelé « la Cité de l’Immaculée », « Niepokalanow ». Cette communauté regroupa environ 600 religieux. En 1922, pour promouvoir le culte de Marie, il fonda en son honneur, un quotidien, Le Chevalier de l’Immaculée tiré à 300 000 exemplaires pour atteindre un million d’exemplaires en 1938. Le quotidien était vendu bon marché afin de toucher les plus démunis. Toujours avide d’annoncer l’évangile, il fonda ensuite une maison d’édition et lança une station de radio qui avaient aussi l’ambition de lutter contre le sionisme et la franc-maçonnerie, de convertir schismatiques et juifs. Porteur d’évangile, au service de Marie, il se rendit en 1930 au Japon avec quatre frères et y fonda un couvent sur une colline proche de Nagasaki, le « Jardin de l’immaculée ». Curieusement, ce fut le seul bâtiment resté debout lors de l’explosion de la bombe atomique en 1945.


[1] Titre original : Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui.
[2] Dans sa pièce de 1941, il est écrit : « Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch », ce qui pourrait se traduire par « Le ventre est encore fécond d’où c’est sorti en rampant ». Le contexte d’alors ne laissait toutefois pas de doute sur l’identité de ce qui est sorti en rampant.
[3] Chanson de Michel Fugain écrite par Claude Lemesle, La Bête immondehttps://www.youtube.com/watch?v=T6ocBM1TZyI
[4] S.Reggiani, Les Loups sont entrés dans Parishttps://www.facebook.com/watch/?v=1319852931394456
[5] E. de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574.
[6] Cf. G. Zeller, La Baraque des prêtres, Dachau, 1938-1945, Paris, Tallandier, 2015.
[7] http://www.enseigner-histoire-shoah.org/outils-et-ressources/fiches-thematiques/les-grandes-etapes-de-la-shoah-1939-1945/etude-de-cas-le-complexe-dauschwitz-birkenau-1940-1945.html
[8] https://www.sudouest.fr/2016/07/29/le-pape-francois-a-auschwitz-seigneur-pardon-pour-tant-de-cruaute-2451508-4834.php   https://www.youtube.com/watch?v=iuPlQK46efE  
[9] https://www.youtube.com/watch?v=Xy2-G6A2Tqk
[10] Attention, le terme pourrait prêter à confusion. https://laportelatine.org/activite/presentation-de-la-milice-de-limmaculee

4, L’ABBÉ PIERRE : LA CONSCIENCE D’UNE SOCIÉTÉ.

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Lors des élections législatives de 1951 organisées suivant la nouvelle loi électorale des apparentements[1] conçue par la « Troisième Force », Henri Gouès soutenu par la Ligue de la Jeune République[2] héritière de Marc Sangnier, n’obtint que 7,69% dans son fief de Meurthe-et-Moselle. L’impact de cette défaite électorale sur le fonctionnement d’Emmaüs fut catastrophique car l’Abbé Pierre perdit ses indemnités parlementaires qui faisaient vivre la communauté. Dépourvu de ressources, il mendiait dans les rues. Un des compagnons lui raconta alors comment il survivait lorsqu’il était à la rue. Il fouillait les poubelles pour revendre ce qui pouvait l’être, pour trier ce qui pouvait être revendu. La « biffe » permit rapidement à 150 compagnons de vivre, et d’aider 600 familles. Les ressources ainsi collectées étaient faibles, l’abbé fut contraint d’acheter des terrains et construisit des logements d’urgence, sans même attendre de permis de construire. La vocation de bâtisseurs des compagnons permit aux autorités de se décharger d’une partie de l’assistance aux pauvres qui étaient nombreux en ces années d’après-guerre. Le bouche-à-oreille et les services sociaux orientaient les sans-logis vers Emmaüs et les baraquements en bois ou en tôle, puis les petites maisons en dur de Neuilly-Plaisance, Pontault-Combault, ou Plessis-Trévise. Pour financer ses activités, il participa en 1952, au jeu radiophonique « Quitte ou double » sur Radio Luxembourg et remporta une somme de 256 000 francs, qui permit l’achat d’un camion, de nouveaux terrains et un début de notoriété. En 1953-1954, la France comptait officiellement 7 millions de mal-logés. L’abbé Pierre songea à lancer un véritable projet de construction : « les cités d’urgence ». Pourtant, un projet de loi visant à allouer un milliard de francs du budget de la Reconstruction aux cités d’urgence fut rejeté par le Conseil de la République[3].  Or, dans la nuit du 3 au 4 janvier 1954, un bébé mourut de froid dans un vieux bus, à la cité des Coquelicots[4]. Il écrivit une lettre ouverte au ministre du Logement[5], qui assista à l’enterrement du bébé, cérémonie que l’abbé qualifia de « funérailles de honte nationale ». Toutefois, les expulsions continuèrent à se multiplier[6], les sans-logis étaient nombreux. L’abbé et ses compagnons couraient les rues de Paris, afin de distribuer couvertures, soupes et cafés chauds. L’abbé lança alors l’idée de la campagne des « billets de 100 francs » : « On me dit que vous êtes dix millions d’auditeurs à l’écoute. Si chacun donnait cent francs […] sans que cela les prive d’un seul gramme de beurre sur leur pain ! Calculez combien cela ferait ! ». Le 1er février 1954, une femme expulsée de son logement mourut de froid ce qui incita l’abbé Pierre à lancer son célèbre appel sur Paris-Inter puis sur Radio Luxembourg[7]. Cet appel provoqua un spectaculaire élan de solidarité populaire « l’insurrection de la bonté » qui suscita un déluge de dons pour l’aide aux mal-logés[8]. L’abbé Pierre devint grâce à l’influence de la radio, l’emblème de la « guerre contre la misère ». Charlie Chaplin donna deux millions de francs, disant : « Je ne les donne pas, je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j’ai été et que j’ai incarné. ». Déplorant sa « tumultueuse célébrité », il ne parut plus que rarement après 1954. Il visita les communautés Emmaüs réparties dans 35 pays et donna des conférences. Aux États-Unis et au Canada, il dénonça les nantis et convia la jeunesse à se mobiliser « non pour l’argent, mais pour l’Amour ». Il réapparut toutefois en 1984, à 72 ans, coiffé de son béret, revêtu d’une soutane et de sa pèlerine sur les épaules, chaussé de ses gros souliers pour défendre une enseignante de l’école parisienne Hypérion[9], Vanni Mulinaris, accusée de terrorisme. Au Palais des congrès à Paris, il s’insurgea contre « le scandale de la destruction des surplus agricoles » et il annonça la création de la première banque alimentaire française dont s’inspira Coluche en 1985 pour créer les Restaurants du cœur[10]. En mars 1986, Coluche lui remit pour la fondation Emmaüs un chèque de 1,5 million de francs. Aussi, lié par une lutte commune contre la pauvreté, l’abbé Pierre célébra la messe de funérailles après l’accident de moto qui coûta la vie au comique. L’abbé fut, aux côtés d’Albert Jacquart, Jacques Gaillot, Jacques Higelin, Josiane Balasko et Léon Schwartzenberg, … de tous les combats pour défendre la dignité des démunis. Durant la décennie (1984-1994), il fut la conscience de la société française[11]. Malgré l’âge, il s’engagea encore dans de multiples actions interpelant les gouvernants. En dépit de ses positions iconoclastes sur les questions de société et sur les fastes de l’Église catholique, il fut reçu par tous les papes de l’après-guerre. « Vous êtes mon charbon ardent », lui avait dit Mgr Roncalli, alors nonce à Paris, futur pape Jean XXIII. Il se prononça pourtant en faveur du mariage des prêtres, de l’ordination des femmes, des hommes mariés et évoqua le mariage homosexuel et l’homoparentalité[12]. Dans ses mémoires[13], il avoua même quelques entorses au vœu de chasteté[14].

L’abbé Pierre laissa un héritage législatif conséquent : loi de 1957 facilitant l’expropriation pour construire, création des ZUP, les zones à urbaniser en priorité (1958), … Entre 1954 et 1977, six millions de logements furent ainsi bâtis. Lors de la crise du logement, de la fin des années 1980, l’abbé s’engagea à nouveau, inspira la loi Besson de mai 1990[15] et soutint la création du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées[16]. Il se battit en faveur de l’application de l’article 55 de la SRU[17], qui obligeait les communes à avoir 20 % de logements sociaux. En 2006, un amendement déposé par le député Patrick Ollier menaçant cette disposition, l’abbé vint à l’Assemblée en fauteuil, engagea tout son poids moral mais aussi physique pour préserver l’intégrité de la loi.L’abbé Pierre mourut le 22 janvier 2007 à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris. Il avait 94 ans. « Notre sœur la mort » qui l’avait si souvent frôlé l’a saisi. Il l’avait pourtant si souvent côtoyée lorsqu’il « dévissa » sur un glacier alpestre pendant la guerre ou lorsqu’en juillet 1963, il survécut au naufrage d’un bateau dans le Rio de la Plata. Malgré la maladie pulmonaire dont il souffrait, en dépit des opérations multiples qu’il subit, de la maladie de Parkinson dont il était atteint, l’abbé Pierre ne renonça jamais à sa mission. En 2019, les 360 groupes du monde célébrèrent les 70 ans de la première Communauté Emmaüs. Le défi que s’était lancé l’abbé Pierre en 1949 est devenu une cause mondiale[18].


[1] Le système des apparentements est une loi électorale conçue par la Troisième Force (alliance regroupant des partis hostiles aux gaullistes et aux communistes- SFIO, UDSR-MRP-Radicaux et modérés) pour éviter que le parti communiste et le RPF gaulliste n’obtiennent beaucoup d’élus à l’Assemblée nationale en 1951 et 1956.
[2] Mouvement fondé en 1912 par Marc Sangnier, qui aspirait à concilier l’adhésion à la République et l’attachement aux principes chrétiens. Les résultats électoraux demeurèrent modestes. La Ligue adhéra au Front populaire, se positionnant à gauche de la démocratie chrétienne. Ses quatre députés présents à Vichy le 10 juillet 1940 furent parmi les 57 députés (80 parlementaires en comptant les sénateurs) qui refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Pétain, tandis qu’un grand nombre de jeunes membres du parti entrèrent ensuite dans la résistance. Le 10 juillet 1940, les quatre qui dirent « non » furent les députés Paul Boulet (Hérault), Maurice Delom-Sorbe (Basses-Pyrénées), Maurice Montel (Cantal), Philippe Serre (Meurthe-et-Moselle). L’Assemblée nationale rendit hommage à Maurice Montel, lorsqu’il mourut car il était le dernier des 80 parlementaires qui avaient dit « non » aux pleins pouvoirs à Pétain. https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000003435/l-hommage-de-l-assemblee-au-dernier-depute-ayant-vote-non-le-10-juillet-1940.html. Albert Blanchoin (Maine-et-Loire) et Jean Leroy (Vosges) étaient alors prisonniers de guerre. À la Libération, la JR conserva son autonomie. Elle suivit une ligne originale, défendant un programme social avancé et attira alors de nombreux déçus du MRP, dont l’abbé Pierre. Si la majorité de la JR rejoignit finalement le PSU, une petite minorité maintint le parti qui développa un « socialisme personnaliste » avant de se mettre en sommeil en 1985. 
[3] Chambre haute (équivalent du Sénat) sous la IV°République. 
[4] À Neuilly-sur-Marne.
[5] Maurice Lemaire qui assura cette fonction sous les gouvernements Laniel et Mendès-France. 
[6] https://metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-francais-dans-le-journal-Le-Monde-1945-2014.html
[7] D.Amar, Hiver 54https://www.youtube.com/watch?v=7XBRoeSQA8g  https://www.youtube.com/watch?v=uijdXj73znMhttps://www.francetvinfo.fr/economie/immobilier/immobilier-indigne/video-en-1954-l-appel-de-l-abbe-pierre-pour-venir-en-aide-aux-sans-abri_4938051.html

[9] École de langues, 27 quai de la Tournelle, Paris. https://tempspresents.com/2020/04/27/hyperion-une-ecole-parisienne-suspectee-detre-le-cerveau-politique-des-brigades-rouges/
[10] https://www.youtube.com/watch?v=Cq3z5_u7lac
[11] Toujours considéré comme personnalité préférée des Français de 1988 à sa mort. https://mediaclip.ina.fr/fr/i23269776-l-abbe-pierre-longtemps-personnalite-preferee-des-francais.html
[12] « Je comprends le désir sincère de nombreux couples homosexuels, qui ont souvent vécu leur amour dans l’exclusion et la clandestinité, de faire reconnaître celui-ci par la société. » Il proposait d’ « utiliser le mot d’ « alliance » à la place de « mariage »« On sait tous qu’un modèle parental classique n’est pas nécessairement gage de bonheur et d’équilibre pour l’enfant. » 
[13] Mémoires d’un croyant (1997), Fraternité (1999) et Mon Dieu, pourquoi ? (2005).
[14] « J’ai donc connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction. » Lui qui avait fait vœu de chasteté expliquait : « Cela n’enlève rien à la force du désir, il m’est arrivé d’y céder de manière passagère. Mais je n’ai jamais eu de liaison régulière. » 
[15] Art. 1er. – Garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation.
Toute personne ou famille éprouvant des difficultés particulières, en raison notamment de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’existence, a droit à une aide de la collectivité, dans les conditions fixées par la présente loi, pour accéder à un logement décent et indépendant ou s’y maintenir.

[16] Décembre 1992.
[17] Loi du 13 décembre 2000. Loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU)
[18] https://www.emmaus-international.org/fr/groupes-membres/emmaus-dans-le-monde/

3, HENRI GROUÈS OU LA NAISSANCE D’UNE VOCATION, … À L’ÉPREUVE DE LA GUERRE,…L’ILLUSION DE L’ENGAGEMENT POLITIQUE POUR UN MONDE PLUS JUSTE, …

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Poussé par ses amis afin que la Résistance catholique fût représentée à l’Assemblée nationale,il devint député indépendant de Meurthe-et-Moselle le 21 octobre 1945. La France d’alors était sans régime politique établi, puisque la IIIe République avait été de fait suspendue le 10 juillet 1940 par le vote de l’Assemblée nationale qui avait donné au maréchal Pétain les pleins pouvoirs et la charge de rédiger une nouvelle constitution. Il convenait donc à la Libération de remplacer le régime de l’État français. Le 21 octobre 1945 constitua un moment important de la refondation démocratique et républicaine. Le corps électoral était élargi, puisque les femmes et les militaires votèrent pour la première fois à des élections législatives. Il s’agissait en réalité d’un referendum comportant deux questions : « Voulez-vous que l’Assemblée élue ce jour soit constituante ? » et « Si le corps électoral a répondu “Oui” à la première question, approuvez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu’à la mise en œuvre de la nouvelle Constitution, organisés conformément au projet de loi ci-contre ? ». La réponse fut positive et l’abbé Pierre participa donc aux travaux d’une Assemblée devenue constituante. Il considérait, selon ses mots être « un prêtre devenu député par accident de la guerre ». Afin d’honorer au mieux son mandat, il choisit de demeurer à proximité du Palais-Bourbon et acquit un pavillon délabré situé à Neuilly-Plaisance. Marqué par la guerre qui s’achevait à peine, il y ouvrit une auberge internationale de jeunesse pour y accueillir des filles et des garçons « dont les pères s’étaient entretués peu de temps auparavant et qui découvraient, la paix revenue, de quel point d’abomination l’Homme avait été capable ». Il en fit aussi un lieu de réunion pour des équipes ouvrières et baptisa cette maison « Emmaüs ». Lors des trois mandats de député qu’il accomplit, il eut le souci de la défense des Résistants, de la promotion d’idées fédéralistes et de la reconnaissance et la protection de l’objection de conscience. Élu MRP[1], il s’en éloigna progressivement et démissionna le 28 avril 1950. Il avait en effet déjà désapprouvé en diverses circonstances la politique et les votes du groupe, et avait joint ses voix à celles des communistes. Il s’était opposé par exemple à l’allégement des peines contre les mineurs condamnés pour collaboration et à l’adhésion de la France à l’Otan. Pacifiste, il condamnait par ailleurs la politique coloniale menée par la France en Indochine. La rupture survint en mai 1950, quand une manifestation ouvrière fut sévèrement réprimée à Brest[2], alors que le MRP participait au gouvernement. Par ailleurs, il ne supporta pas l’éviction du député de Montpellier Paul Boulet, opposé au Pacte Atlantique[3] . Il continua, avec quelques autres à siéger sous l’étiquette de la « Gauche indépendante et neutraliste ».  À nouveau candidat en 1951, il fut battu et abandonna définitivement sa carrière politique. « Je n’ai pas été un bon député, confia-t-il plus tard. Incompétent, peu diplomate et sans le moindre sens politique ». Fort de ses convictions, Baigné dès son enfance dans le catholicisme social, pétri par les Capucins, il nourrissait une théologie du servir, du don total aux autres, du dénuement et aspirait à transformer la société « non pas par la politique, source de grande déception à cause de sa médiocrité », « mais par l’action sociale et par le bas[4]». Or, en 1949, il rencontra Georges Legay, ancien bagnard qui, sans amis, sans famille, avait tenté de se suicider. « Moi, je n’ai rien à te donner, j’ai abandonné ma part d’héritage et je suis criblé de dettes » lui dit l’abbé Pierre. « Toi, tu n’as rien à perdre puisque tu veux mourir, tu n’as rien qui t’embarrasse. Alors, donne-moi ton aide pour aider les autres. » Georges fut le premier compagnon d’une aventure qu’à Pâques 1950 l’abbé Pierre baptisa « Emmaüs », en référence à l’Évangile de Luc[5]. Georges se souvint : « Ce qui me manquait, ce n’était pas seulement de quoi vivre, c’était aussi des raisons de vivre. »  Rapidement, nombre de vagabonds, de mendiants, de fugueurs rejoignirent la communauté fondée avec le soutien de Lucie Coutaz, camarade de résistance qui avait donné à Henri son pseudonyme de résistant « l’abbé Pierre ». Tous vivaient du salaire de député et de celui de Lucie Coutaz[6], qui travaillait à mi-temps à l’extérieur, ainsi que de quelques dons. La nouvelle vie d’Henri Gouès commençait. Érik Lambert.


[1] Issu de la Libération et s’inspirant des principes de la démocratie chrétienne, le Mouvement républicain populaire (MRP) – d’abord baptisé Mouvement républicain de Libération – fut créé en novembre 1944.
Il fut l’un des principaux partis de gouvernement de la IVe République et l’un des piliers du régime. Aux côtés du Parti communiste (PC) et de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il forma d’abord le tripartisme et en 1947, après sa rupture, il fut l’un des éléments constitutifs de la Troisième Force. Plusieurs des membres du MRP furent ainsi ministres ou présidents du Conseil (Georges Bidault, Robert Schuman ou Pierre Pflimlin). La direction théorique du MRP appartenait au congrès national qui se réunit chaque année, et au conseil national dans l’intervalle. Le MRP se voulut un parti de militants s’appuyant sur d’actives fédérations départementales et constitués d’équipes ouvrières, rurales, jeunes et féminines. Le MRP fut par ailleurs un fervent partisan de la construction européenne.
Grande force politique de l’après-guerre, il enregistra un certain reflux lors de la législature de 1951-1956. Le MRP ayant rallié De Gaulle en 1958, le début de la Ve République entérina alors sa transformation. Il fonctionna jusqu’aux élections législatives de 1967, mais il demanda à ses adhérents de rallier le nouveau Centre démocrate.
Notice rédigée d’après DELBREIL, Jean-Claude, « Le MRP (Mouvement républicain populaire) », SIRINELLI, Jean-François (dir.), Dictionnaire de la vie politique française, PUF, 1995, p. 709-713.
[2] Le climat social du début des années 1950 fut difficile dans le contexte de guerre froide. A Brest, la situation était d’autant plus tendue que la ville tardait à se reconstruire. La ville demeurait à l’état de chantier du fait des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, avait souvent des allures de terrain vague en mutation urbanistique. C’est dans ce contexte qu’éclatait de multiples grèves notamment en janvier celle des carriers d’Huelgoat. Ceux-ci furent rejoints par les marins-pêcheurs qui protestaient contre les importations de poissons puis par les fonctionnaires de Brest qui réclamaient le maintien de l’indemnité qui leur était versée au titre de « ville sinistrée ». Le 19 mars, ce furent plus de 5 000 ouvriers du bâtiment qui entrèrent en grève, afin d’obtenir une augmentation de salaire. Ils furent suivis par les dockers du port de Brest et, peu à peu, la cité finistérienne prit des allures de forteresse assiégée par la grève générale. Les manifestations se succédèrent avec un important déploiement de forces de police. Le 17 avril 1950 : une fusillade éclata et coûta la vie à Edouard Mazé, frère du secrétaire du syndicat du bâtiment, affilié à la CGT. Le bilan était lourd : un mort, de nombreux blessés dont certains gravement, à l’image de Pierre Cauzien, qui fut amputé d’une jambe. On peut se reporter à la bande dessinée de Davodeau et Kris, Un Homme est mort, Futuropolis, 2006.
[3] Le 10 juillet l940, à Vichy, il fut du nombre des 80 parlementaires qui refusèrent les pouvoirs constituants au maréchal Pétain ce qui lui valut le titre de membre honoraire du Parlement.
[4] Philippe Portier, politologue français, professeur à l’École pratique des hautes études (EPHE), titulaire de la chaire « Histoire et sociologie des laïcités »
[5] Lc, 24.
[6] Elle était surnommée « Lulu la terreur » ou « La tour de contrôle » par les compagnons de l’abbé Pierre auquel elle vouait une grande admiration, même si elle n’hésitait pas à lui tenir tête lorsqu’elle n’était pas d’accord avec lui. Née en 1899 à Grenoble, Lucie Coutaz entra à 16 ans dans l’entreprise Lustucru après des études de sténodactylo. Ce fut à cette époque qu’elle découvrît qu’elle était atteinte du mal de Pott, une infection dans les vertèbres dorso-lombaires. Plâtrée et corsetée, elle dut rester allongée sur une planche de bois durant cinq ans. Condamnée à l’immobilité par la maladie, elle décida d’aller à Lourdes en 1921, où elle aurait été miraculeusement guérie. Après avoir fait partie d’une congrégation de religieuses, elle s’engagea dans la résistance. Ce fut à cette époque qu’elle croisa la route de l’abbé Pierre. Elle décida de suivre cet homme de foi dans tous ses combats, même les plus difficiles. Elle l’aida même à restaurer la maison délabrée de Neuilly-Plaisance celle de la première communauté Emmaüs. Alors que l’abbé Pierre était de plus en plus sollicité en France, puis dans le monde entier, ce fut elle qui géra d’une main de fer les diverses tâches administratives et les nombreux centres d’hébergement en l’absence de l’ecclésiastique. Inséparable, le duo vit ensemble sous le même toit pendant près de 40 ans. L’abbé Pierre a même dû faire une demande à l’Église parce qu’à l’époque, ça ne se faisait pas. « Avec Lucie Coutaz, c’était une grande histoire d’amour platonique. Ils sont même enterrés côte à côte à Esteville, l’une des dernières demeures de l’Abbé Pierre », rappelle Benjamin Lavernhe. 
Lucie Coutaz décéda le 16 mai 1982 à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), après avoir été veillée par l’abbé Pierre. « J’ai passé une partie de la nuit auprès d’elle. J’hésitais à partir, j’avais déjà mon manteau. Je n’ai versé aucune larme, comme pour mon père et pour ma mère. Pendant sa vie, l’on a mis dans sa main, la main des pauvres », avait confié l’Abbé Pierre. 

2, …Henri Grouès ou la naissance d’une vocation, … à l’épreuve de la guerre, …

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

En 1930, Henri choisit donc l’ordre le plus pauvre, devenant novice au couvent des Capucins. Cette vocation naquit sans doute à Pâques 1927, de retour d’un pèlerinage à Rome, lorsqu’il éprouva, en priant à Assise, une exaltation « indescriptible », qu’il ne s’expliqua pas. L’illumination survint peu après, au cours d’une convalescence, à la lecture d’un gros ouvrage sur saint François d’Assise. Ce choix ne ravit pas ses parents qui l’auraient préféré jésuite mais ils acceptèrent sa décision. Il renonça à sa part d’héritage au profit d’œuvres de charité, une démarche qui ne fut guère appréciée par d’autres membres de la famille. À partir du 21 novembre 1931, à l’âge de 19 ans, il commença son noviciat au couvent de Notre-Dame-de-Bon-Secours de Saint-Etienne et son scolasticat sous le nom de frère Philippe à Crest à partir de 1932, couvent de Crest qui avait été racheté en 1922, à la fin de la grande guerre[1], par des bienfaiteurs et des capucins. Il prononça ses vœux le 3 janvier 1937, demeura 7 ans dans la Drôme mais sa santé fragile l’obligea à quitter la vie monastique. Il avait fallu toute la persuasion de son directeur pour qu’au bout de sept ans, il se résignât à quitter la vie monastique, sous peine d’y laisser sa santé. Mais, il répéta souvent : « si je n’avais pas eu ce désert de vie, de renoncement permanent dans l’Amour, dans la perception de l’Adorable, je n’aurais pas pu traverser ma vie ultérieure sans être brisé ». Toutefois, ces années de solitude et de prières dans des conditions de vie austères forgèrent son tempérament. Il fut ordonné prêtre le 24 août 1938 dans la chapelle du collège jésuite de Lyon. Monseigneur Alexandre Caillot, l’évêque de Grenoble, sensible aux questions sociales et soutien solide des militants de l’Action catholique[2], l’accueillit et le nomma vicaire de la basilique Saint-Joseph. En septembre 1939, il fut mobilisé comme sous-officier en Alsace. Il fut hospitalisé de fin janvier à mi-juillet 1940 pour une pleurésie et démobilisé le 31 août 1940. Son évêque le nomma en septembre aumônier de l’hôpital de La Mure, prêtre chargé d’instruction religieuse à l’orphelinat de l’Assistance Publique de La Côte-Saint-André en charge d’un orphelinat (janvier 1942), vicaire de la cathédrale de Grenoble (15 juillet 1942 – fin 1943) et enfin le gouvernement provisoire de la République française aumônier de la Marine de mi-1944 à fin 1945. Sa vie bascula le 18 juillet 1942 lorsqu’il cacha deux juifs rescapés d’une rafle, qui se présentèrent à lui, et qu’il fit passer en Suisse avec des faux papiers qu’il contribua à imprimer. Il organisa des filières de passage dans les Alpes, créa un laboratoire de fausses pièces d’identité à son domicile, et accueillit ceux qui étaient pourchassés. En 1943, il organisa le passage dans la Confédération de Jacques de Gaulle, frère du général, afin qu’il échappât à la Gestapo. Tétraplégique, il fut porté à travers les barbelés par l’abbé Grouès avec la complicité des douaniers français. Alimenté par le STO[3], les maquis prirent de l’ampleur et Henri contribua à installer ceux du Vercors et de Chartreuse. En avril, il créa, à leur intention, un bulletin d’informations, L’Union patriotique indépendante. Il avait dès lors besoin d’une secrétaire et rencontra ainsi Lucie Coutaz, qui devint sa fidèle collaboratrice pour 39 ans, l’accompagna dans tous ses combats et fonda avec lui Emmaüs. Dans ce contexte de guerre, il choisit plusieurs pseudonymes afin d’échapper à la police de Vichy et à la Gestapo finissant par adopter pour toujours celui de « l’abbé Pierre ». Ironie du sort, lui qui était de santé fragile fut sauvé par la …diphtérie durant l’été 1943, quand il fut transporté en clinique, peu avant que la Gestapo ne fît irruption dans son presbytère, à Grenoble. L’ancienne capitale du Dauphiné fut la plaque tournante de son activisme de l’ombre. Début 1944, l’abbé Pierre était recherché à Grenoble et à Lyon. Il poursuivit son action à Paris, où il ne tarda pas à être recherché également. Au mois de mai, il accompagnait un camarade résistant qui venait d’échapper à la Gestapo avec pour objectif de lui faire traverser la frontière vers l’Espagne. Alors que l’abbé Pierre était seul en repérage dans le Pays basque, il fut arrêté à Cambo-les-Bains, dans les Pyrénées-Atlantiques par la Gestapo. Il parvint à s’évader et, sa situation devenue intenable, les chefs locaux de la Résistance le firent passer en Espagne. Il rejoignit l’ambassade officieuse de la France Libre à Madrid et, de là, s’envola pour Alger à la rencontre du général De Gaulle en mai 1944. La mort qui l’appelait depuis son enfance « Dès l’âge de 8 ans, j’ai vécu dans l’impatience de la mort[4]« , confiait-il, se préparant avec ferveur à une proche « rencontre avec l’Amour absolu » « Notre sœur la mort », comme il la désignait à la suite de Saint-François d’Assise, une « sœur » qui l’avait oublié. Avant cette ultime rencontre, il lui restait soixante-deux ans pour devenir une personnalité nationale connue de tous. 

Érik Lambert.


[1] Les capucins s’installèrent sur les lieux en 1609. À l’instar de ce qui se passa pour les bâtiments de Paris, la communauté fut chassée lors de la Révolution française, le couvent confisqué par la ville en 1791 qui le vendit comme bien national. Après l’avoir récupéré, les frères furent expulsés à nouveau lors du conflit afférent à la loi de séparation des Églises et de l’État. Pauvreté et humilité sont les vertus cardinales de ces premiers « franciscains » qui se qualifient eux-mêmes de « frères mineurs » – c’est-à-dire « tout petits » –, afin de se mettre au niveau des plus démunis. Ce choix s’exprime dans leur habit, fait d’une tunique de bure non teinte avec une simple corde en guise de ceinture (d’où leur nom, en France, de « cordeliers »). Pour mémoire, le 27 avril 1790, Danton fonda dans l’ancien couvent des Cordeliers, à Paris, la « Société des amis des Droits de l’Homme et du citoyen », plus connue sous le nom de Club des Cordeliers. Avant d’abriter un club, l’église avait donné son nom à l’un des soixante districts parisiens créés en avril 1789. Le district des Cordeliers, correspondant à peu près au quartier de l’actuel Odéon, était habité par de nombreux journalistes et intellectuels patriotes. Camille Desmoulins lança en décembre 1793, avec le soutien de Danton, son journal Le Vieux Cordelier, l’adjectif « vieux » manifesta l’offensive des « indulgents » qui formaient « l’aile droite » des Jacobins contre l’extrémisme des Cordeliers (aile gauche). Desmoulins y dénonça la Terreur et réclama la création d’un « comité de clémence ».
[2] Toutefois, sous l’occupation, il fut parmi les évêques les plus pétainistes mais il échappa à l’épuration. 
[3] Le 16 février 1943, une loi de l’État français institue le Service Obligatoire du Travail, rebaptisé très vite Service du Travail Obligatoire (STO) en raison des moqueries suscitées par ses initiales. Dès le début de l’Occupation allemande, des Français se sont portés volontaires pour aller travailler en Allemagne dans les fermes ou les usines d’armement, en échange d’une bonne rémunération. On en a compté au total 240 000, dont 70 000 femmes. Mais ces travailleurs volontaires ne suffisant pas à colmater les manques de main-d’œuvre occasionnés par la mobilisation, Fritz Sauckel, responsable de l’emploi dans le IIIe Reich hitlérien, pressa le gouvernement de Vichy de lui fournir 350 000 travailleurs qualifiés supplémentaires. Le 22 juin 1942, Pierre Laval mit donc en place la « Relève », promettant qu’au départ de trois travailleurs répondrait la libération d’un prisonnier français. L’opération se solda par un fiasco. Le chef du gouvernement français se résolut alors à organiser le STO. C’est le seul exemple d’un gouvernement européen qui ait livré ses travailleurs à l’Allemagne. La loi cible dans un premier temps les jeunes hommes de 21 à 23 ans. Ils sont tenus de s’engager pour une période de deux ans et sont logés sur place dans des camps. Leur travail s’effectue soit en Allemagne même soit en France. En 1944, l’Allemagne se faisant plus exigeante, le gouvernement de Vichy élargit le STO aux femmes sans enfant de 18 à 45 ans et aux hommes de 16 à 60 ans. On comptera jusqu’en juin 1944 un total de 650 000 départs au titre du STO. Mais aussi environ 200 000 réfractaires. Beaucoup de ceux-ci entreront dans la Résistance et prendront le maquis.
[4] Lors du décès de son grand-père.

Henri Grouès ou la naissance d’une vocation, …

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Le 22 janvier 2007 mourrait un homme de 94 ans connu de tous. À la faveur du biopic sur les écrans à l’automne 2023, L’abbé Pierre, une vie de combats[1], je sollicitais des jeunes, considérés comme la « future élite de la nation ». Le thème de mon intervention portant sur l’histoire de la IV°République, je fis allusion au film ; quelle ne fut pas ma stupeur de constater que l’homme qui avait caracolé pendant des années au hit-parade des personnalités préférées des Français, personnification de la générosité, était inconnu de la plupart des jeunes des générations actuelles. Pourtant, à sa mort, le Président de la République, Jacques Chirac, avait rapidement réagi par un communiqué, se disant « bouleversé d’apprendre le décès de l’abbé Pierre », et estimant que « c’est toute la France qui est touchée au cœur ». Alors que l’Église donne pour certains l’image d’une institution « has been[2] », qu’elle fait la une de la presse suite aux multiples affaires à caractère sexuel révélées dans le monde entier ; le chevalier de l’espérance, le saint contemporain, le combattant de rue qui incarnait le vrai visage de l’Église et du catholicisme social disparaît progressivement de la mémoire collective. Qui était cet homme dont la mémoire semble s’être effacée en l’espace d’une quinzaine d’années ? 

Son nom « civil » était Henri Grouès. Il naquit le 5 août 1912 dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon. D’origine modeste, ses parents ont quitté leur petit hameau de Haute-Ubaye pour s’installer au cœur de la cité de la soie. À 22 ans, Antoine le père d’Henri, s’embarqua pour le Mexique chercher fortune dans le commerce du drap, y demeura 15 ans avant de rentrer à Lyon en 1904. Un an à peine après son retour, il épousa Eulalie, la fille d’un bourgeois aisé de Tarare, à une quarantaine de kilomètres de Lyon. Il tint alors un magasin de confection, de vente de draps et de soieries dans le quartier de la place Bellecour. Avant la Grande Guerre la famille quitta la Croix-Rousse pour emménager dans le quartier d’Ainay, bastion de la grande bourgeoisie lyonnaise entre Rhône et Saône. Le père d’Henri servit durant le premier conflit mondial comme infirmier. Henri, connut son premier traumatisme lorsque sa gouvernante allemande dut quitter précipitamment la France, en guerre contre l’Allemagne. À huit ans, Henri, enfant plutôt turbulent, aspirait à devenir « marin, brigand ou missionnaire ». Cinquième d’une famille de huit, troisième garçon, il fut très influencé par son père, catholique engagé, administrateur de sociétés soyeuses et membre charitable de la « Confrérie des hospitaliers veilleurs ». En effet, chaque dimanche son père et des amis à lui quittaient le quartier bourgeois d’Ainay pour s’occuper de clochards et de mendiants en détresse, quai Rambaud à Lyon. Ils rasaient et coiffaient des nécessiteux, les débarrassaient de la vermine et leur servir un petit-déjeuner. Le petit Henri les accompagnait. On discerne-là des comportements fidèles au catholicisme social né des souffrances de la classe ouvrière dénoncées par Léon XIII le 15 mai 1891 à la faveur de la publication de l’encyclique Rerum novarum.

Sa mère étant trop faible pour gérer au domicile tous ses enfants, Henri fut scolarisé en pensionnat au collège Saint-Irénée. Il s’enfuit un jour où il était collé pour le week-end. Arrivé chez lui, il fut victime de fièvre et lui furent diagnostiqués les oreillons. Son établissement scolaire signifia son absence à ses parents mais il ne fut pas morigéné ou puni. Cette expérience le conforta dans l’idée que la chance était avec lui et que l’audace de prendre des risques pour une cause juste n’échouait pas. 

Il s’engagea naturellement dans le scoutisme rejoignant la première troupe de scouts de Lyon. Il y reçut le surnom totémique[3] de « Castor méditatif ». Un totem qui lui convenait fort bien lorsque l’on sait quelle fut ensuite sa vocation de « bâtisseur ». L’année 1927 fut décisive pour le jeune Henri qui partit en Italie sur les pas de saint François d’Assise. Le charisme du « Petit pauvre » et l’émotion suscitée par les fresques peintes par Giotto illustrant la vie de saint François, fresques qui couvrent les murs de la nef de l’église supérieure de la basilique de la ville ombrienne. Ainsi, à l’âge de dix-neuf ans, Henri annonça à sa famille qu’il voulait rejoindre les Capucins. 

Érik Lambert.


[1] Film de Frédéric Tellier. Il y eut aussi le film sorti en 1989, Hiver 54 de Denis Amar.
[2] Une expression que les jeunes utilisent volontiers pour signifier dépassée. 
[3] C’est à partir d’un terme ojibwé, langue algonquine parlée autour des Grands Lacs de l’Amérique du Nord, que se constitue le « totémisme ». Le mot revient à un anglais, John Long, qui l’utilisa en 1791 pour désigner un esprit bienveillant qui protège les hommes.  Le « totem » est composé d’un nom d’animal reflétant le physique, le comportement ou le caractère, suivi d’un (ou plusieurs) adjectif qualifiant la personnalité du scout, appelé quali.