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Un franciscain engagé : Léonardo Boff.

Le souci du pauvre doit-il conduire à un engagement terrestre de l’Église ?

Léonardo Boff

Le XIX°siècle a bouleversé l’ordre social établi qui reposait depuis des siècles le rapport avec la terre. La société fut progressivement celle d’une bourgeoisie triomphante et d’une catégorie sociale que Marx nomma le prolétariat[1]. La situation d’extrême pauvreté pour certains et de richesse démesurée pour d’autres a interpellé des gens d’Église[2]. Confrontée à une situation totalement nouvelle, l’Institution catholique favorisa un ordre établi et se réfugia dans une « théologie néoscolastique ». À la notable exception de Léon XIII, elle établissait des frontières entre Dieu et l’homme, entre Église et monde, foi et histoire. À l’instar de ce que gouvernait son analyse depuis des siècles, elle considérait que la vie humaine n’était qu’une étape fugace sur le chemin de l’éternité́. Il s’agissait d’œuvrer pour le salut des âmes. Toutefois, l’émotion suscitée par les inégalités abyssales conduisit au mouvement des prêtres-ouvriers ou prêtres au travail considéré par certains de « plus grand événement religieux depuis la Révolution française »[3].  L’Église avait perdu le monde ouvrier[4]mais le contexte de la seconde guerre mondiale qui conduisit nombre de prêtres au contact avec des femmes et des hommes dans leur vie quotidienne sous l’occupation, dans des camps de prisonniers voire dans le cadre du service du travail obligatoire changea les perspectives. Pourtant, l’expérience ébranla les certitudes de la hiérarchie romaine et conduisit le pape Pie XII à interdire cette pratique le 1er mars 1954[5]. L’Institution serait-elle plus sensible à la défense d’un ordre établi qu’à l’appel des « périphéries » ?

Le contexte de Guerre froide, le soutien des États-Unis à des dictatures sud-américaines au nom de la lutte contre le communisme fut accueilli avec la bienveillance de certains membres du clergé.

Pourtant, un mouvement de pensée naquit au sein de l’Église latino-américaine dans les années 60, à partir du Concile de Vatican II : celui de la théologie de la libération concept créé par un prêtre péruvien Gustavo Gutierrez dans son livre Teología de la liberación (1971)[6].

Nombre de religieux s’engagèrent dans ce combat dont un prêtre brésilien, Leonardo Boff. Ce fut à Concordia dans l’État de Santa Catarina[7] que naquit le 14 décembre 1938, au sein d’une famille de onze enfants, Leonardo Boff. Petit-fils d’immigrants italiens venus du Tyrol du sud[8], migrants économiques poussés, comme nombre de ceux qui ont peuplé ce pays-continent, par la pauvreté[9]. À l’âge de vingt ans, Leonardo Boff entra dans l’ordre des Franciscains, fut ordonné en 1964. Il effectua des études au Brésil puis en Allemagne. Du reste, ce fut à Munich qu’il obtint son doctorat en théologie systématique[10]. Il y rencontra Joseph Ratzinger dont on connaît l’image d’ouverture qui semblait la sienne lors de Vatican II[11]. Il regagna le Brésil en 1970. Il enseigna alors à l’Institut théologique franciscain de Petrópolis, près de Rio de Janeiro. Comme les autres tenants de la théologie de la libération, il dénonçait les inégalités socio-économiques du continent sud-américain, et choisit de soutenir les pauvres, d’après lui, à l’exemple du Christ. Il s’agissait du devoir moral et éthique de l’Église de s’engager dans la lutte aux côtés du peuple. Léonardo Boff proposait une libération des populations opprimées, projet purement terrestre et matérialiste. Il considérait que la hiérarchie de l’Église était dans l’erreur car elle appartenait elle-même à la classe dominante et participait donc à la reproduction des inégalités sociales. Pour lui : « Toute véritable théologie naît d’une spiritualité, c’est-à-dire d’une rencontre profonde avec Dieu survenant dans l’histoire. La théologie de la libération, elle, a trouvé sa source dans la foi confrontée à l’injustice infligée aux pauvres. On ne parle pas ici du pauvre individuel, de celui qui frappe à la porte et demande l’aumône. Le pauvre auquel nous nous référons désigne un terme collectif, ce sont les classes populaires, qui englobent beaucoup plus que le seul prolétariat étudié par Karl Marx […] : ce sont les ouvriers exploités dans le système capitaliste ; ce sont les victimes du sous-emploi, les marginalisés du système de production […] ; ce sont les paysans[12]». Dans le contexte de Guerre froide et d’interventionnisme américain[13], les théologiens de la libération comme L. Boff étaient souvent influencés par les idées marxistes, s’opposaient volontiers à l’impérialisme et au capitalisme exercés par les États nationaux. De fait, une relecture du christianisme et des textes sacrés sur base d’une grille d’analyse marxiste permettait à certains d’associer le pauvre de la Bible au prolétariat du XXe siècle. Léonardo Boff comme ses amis se trouvèrent au cœur du débat sur un continent latino-américain où l’Église catholique jouait un rôle considérable. Il souhaitait faire du pauvre un sujet de sa propre libération et non un objet de charité. 

« L’assistencialisme[14] engendre toujours la dépendance des pauvres : ils restent suspendus aux aides et aux décisions d’autrui, incapables de devenir sujet de leur libération[15]». À côté de cette pensée théologique, les partisans de la théologie de la libération prônèrent un mouvement socio-politique appelant à la libération des peuples opprimés contre le système en place. 

Pour Léonardo, il s’agissait d’adopter « l’option préférentielle pour les pauvres ». Dans la Bible, les pauvres sont enfants de Dieu, ils sont sujets d’une libération. Puisque Dieu lui-même a fait ce choix, les Églises doivent le faire aussi. Le royaume de Dieu se réalise dans l’histoire, à partir de l’Église des pauvres, et non pas de l’Église pour les pauvres.

Ils s’opposèrent aux régimes dictatoriaux et militaires du continent, utilisèrent comme base la « communauté », qui devint l’instance fondamentale et la seule autorité à interpréter la foi, à la place de l’Église catholique et moururent parfois avec leurs fidèles.

Les autorités romaines considérèrent qu’une classe d’intellectuels, formée à l’occidentale, imposait une nouvelle idéologie mêlant marxisme et religion. Ils estimèrent que ce mouvement d’émancipation populaire ne venait pas du peuple lui-même mais de ces intellectuels, menant un néocolonialisme influencé par l’internationale communiste pour conquérir les masses chrétiennes du continent. Il y avait en effet une peur permanente d’une part de l’influence marxiste dans l’idéologie chrétienne et d’autre part de l’attribution de sens politique aux textes religieux. Depuis leur création, les relations entre les mouvements de libération et le Saint-Siège étaient tendues. La Congrégation pour la doctrine de la foi, commission menée alors par le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, formula une « mise en garde » contre la présence trop importante de la pensée marxiste dans la théologie de la libération. La Congrégation mit à l’index Gutiérrez et Boff, dont les thèses furent déclarées « insoutenables » mettant « en péril la sainte doctrine de la foi ». L’arrivée sur le trône de Saint-Pierre de Jean-Paul II, Pape polonais très hostile au communisme n’arrangea pas la situation de Léonardo et de ses amis. On se souvient du sort du trappiste Ernest Cardenal tancé par Karol Wojtyla lors de sa visite à Managua le 4 mars 1983, suspense a divinis[16] de 1984 à 2019. Le Pape fut hué à Managua et célébra la messe devant des portraits de Sandinistes. Jean-Paul II nomma des évêques conservateurs sur le continent, afin d’affaiblir l’influence de la théologie de la libération. 

Léonardo Boff écrivit une centaine d’ouvrages[17], il fut conseiller de la Conférence nationale des évêques du Brésil. En 1984 Il fut convoqué au Vatican, et soumis à un procès par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présidé par le préfet Joseph Ratzinger. Son livre Église : Charisme et puissance critiquant le fonctionnement ecclésiastique qui reposait sur le pouvoir au mépris du charisme évangélique avait déclenché l’ire des autorités vaticanes. Boff fut condamné en 1985 à un silence respectueux (Silentium obsequiosum)[18]et frappé d’interdiction de prédication et d’enseignement dans les Facultés catholiques par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi. En 1992, il fut l’objet de nouvelles menaces de mesures disciplinaires par Jean-Paul II suite à sa participation au Sommet de la terre. Il abandonna l’ordre des Franciscains[19], se maria avec Marcia Monteiro da Silva Miranda, et s’engagea à Petrópolis[20] dans le Service d’organisation populaire d’aide aux mères et aux enfants des rues. Il expliqua dans une lettre ouverte « aux compagnons et compagnes de notre marche commune vers l’espérance » qu’il n’abandonnait pas, mais changeait de tranchée. « J’abandonne le ministère sacerdotal, mais je reste dans l’Église. Je m’éloigne de l’ordre des Franciscains mais pas du songe, tendre et fraternel, de saint François d’Assise. Je continue et je serai toujours un théologien dans la matrice catholique et œcuménique (…) Je sors pour maintenir ma liberté de travail qui a été grandement entravée. Ce travail est la raison de ma lutte depuis vingt-cinq ans ».

Durant les années 1990, Leonardo Boff poursuivit ses activités en s’intéressant aux questions afférentes à l’écologie et à la durabilité, fidèle en cela à sa sensibilité franciscaine. Ainsi, publia-t-il en 1995 : Dignitas Terrae. Écologie : cri de la Terre, cri des pauvres. Il reçut en 2001, le Prix Nobel alternatif à Stockholm.

Dans le contexte actuel de dénonciation des scandales d’abus sexuels frappant des membres du clergé, il considère que l’institution catholique ne peut se réformer et changer la règle inhumaine du célibat obligatoire sauf conversion radicale. Il estime que cette règle imposée au XI° siècle assurerait une fonction importante dans le dispositif de pouvoir proprement castrateur qui s’auto-entretient et refuse de se réformer. 

Léonardo Boff fut un des pères de la théologie de la libération.  Cet engagement fut considéré par beaucoup comme une « perversion de la chrétienté », une « théologie des rues ». Il lui fut reproché une dérive idéologique, à connotation marxiste dans le discours. On dénonça son recours à la lutte des classes comme grille de lecture des conflits sociopolitiques. Comme un nombre non négligeable de membres du clergé s’engagèrent dans les luttes politiques y compris parfois en prenant les armes, cette participation ne fit qu’alimenter la méfiance des pouvoirs en place et celle du Vatican

Léonardo Boff réduisait-il l’histoire du Christ à celle d’un libérateur social et politique ? À n’en point douter, il considérait que la mission de l’Église consistait à aider les pauvres à prendre leur destin en main. Cette mission était réalisée en communautés de base chrétiennes, en essayant de combiner le message de l’Évangile avec un message et une activité de libération sociale.

À l’instar du catholicisme social du XIX° siècle Léonardo Boff et ses amis bousculent une Église, souvent perçue comme un des piliers de défense d’un ordre social.

Érik Lambert.



[1] L’étymologie reflète la situation de cette nouvelle catégorie sociale puisque le terme provient du latin proletarius, de proles, lignée. Or, chez les Romains, il s’agissait des citoyens de la plus basse classe, dont les enfants étaient la seule richesse.
[2] On peut se référer avec profit à Mt 25, 31-46.
[3] Expression du dominicain Pierre Marie-Dominique Chenu.
[4] Henri Rollet écrivit dans Le Monde du 23 juin 1959 : « Surpris par la soudaine accélération de la production due à l’intervention en série de la machine, l’homme a perdu le contrôle du travail. Il en est devenu la victime, comme un chimiste peut l’être d’une réaction imprévue. Il en a subi les effets dans sa chair et dans son âme. Il a manqué aux industriels ; aux économistes et aux hommes d’État ce sens chrétien de la personne qui lui subordonne le progrès ».
[5] Toutefois les années 1960-1970 virent le nombre de prêtres engagés dans cette « mission » croître. Même si les évêques français accord avec le pape Paul VI, relancèrent l’expérience le 28 octobre 1965, ces prêtres ne sont plus qu’une poignée.
[6] Gustavo Gutiérrez écrivit à l’été 1968 : « La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu ».
[7] État du sud du Brésil qui a une frontière avec l’Argentine.
[8] Le Tyrol du sud fut rattaché à l’Italie après le traité de Saint-Germain-en-Laye Le 10 septembre 1919, mettant fin officiellement à l’Empire d’Autriche-Hongrie. Fut alors créée une petite Autriche de 7 millions d’habitants. Trop petite pour être viable, avec une capitale démesurée de 2 millions d’habitants, Vienne. 17 ans à peine s’écoulèrent avant qu’Hitler ne décidât de la rattacher au IIIe Reich
[9] Ils furent 14 millions entre 1860 et la Grande Guerre et environ 26 millions, entre les années 1860 et les années 1960. Les difficultés économiques, l’archaïsme social et les tensions politiques constituaient l’origine de cette grande migration.
[10] Le but de la théologie systématique est de classer les enseignements bibliques par catégories.
[11] Futur Benoit XVI. Il avait 35 ans à l’ouverture du concile Vatican II en 1962. Il y participa en tant qu’expert de l’archevêque de Cologne, le cardinal Joseph Frings, l’un des chefs de file des réformateurs.
Il se fit remarquer par des idées plutôt ouvertes. Lors du débat sur la constitution Lumen Gentium, il défendit une vision plus démocratique de l’Église « Peuple de Dieu » et promut l’idée d’une décentralisation du gouvernement de l’Église. 
[12] Léonardo BOFF et Clodovis BOFF, Qu’est-ce que la théologie de la libération ? Paris, Éditions du Cerf, Paris, 1987, p.16.
[13] Il peut être intéressant de lire le livre de C. Julien, L’Empire américain, Paris, Grasset, 1968, 419 pages.
[14] L’assistancialisme latin adsistere (assistere)  « se tenir auprès de » « être présent » « être ensemble », « se mettre de côté́ »). Le mot « assistancialisme » a un sens plutôt négatif puisqu’une chose qui caractérise spécifiquement l’assistancialisme est qu’il ne se soucie pas d’éradiquer les causes des maux sociaux. En tant que doctrine, l’assistancialisme soutient que rien ne peut être fait, en termes de réformes structurelles, en réduisant toute action sociale à l’application des palliatifs. 
 https://iris-recherche.qc.ca/blogue/international-et-libre-echange/l-assistencialisme-bresilien-et-la-desolidarisation/
[15] Léonardo BOFF et Clodovis BOFF, op. cit., p.17.
[16] En droit canonique, la suspense est une sanction pénale qui ne touche que les clercs. Elle peut être prononcée par le pape pour tous les clercs ou par les évêques, pour les clercs de leur diocèse. Elle consiste à priver le clerc de son office et/ou de son bénéfice. Suspense a divinis : le clerc ne peut plus exercer son pouvoir d’ordre, c’est-à-dire l’administration des sacrements.
[17] Le travail le plus important est considéré Jesus Cristos Libertador (1972), Un des textes fondateurs de la théologie de la libération, publié un an après Teología de la Liberación de Gustavo Gutiérrez, est abordée la question de Jésus-Christ par rapport au problème de la liberté de la personne, à la fois individuelle et sociale.
[18] La Silentium obsequiosum fait référence à l’obligation pour un croyant catholique de se conformer publiquement à une disposition de Saint-Siège bien que cela ne possède pas la propriété de l’infaillibilité. Dans la pratique, pour un théologien, il est d’interdire l’enseignement et les publications. Le terme provient de la janséniste controverse de 1701-1702 qui a été suivie par la bulle Vineam domaines.
[19] Il expliqua sa décision en disant que « En 1992, ils ont voulu me faire taire à nouveau. Enfin, je dis non. La première fois était un acte d’humilité et je l’ai accepté. La deuxième fois était l’humiliation, et je ne pouvais pas l’accepter. «, in Newsweek International, le 28 Juin 1999.
[20] Ville de l’État de Rio surnommée la Cité impériale car elle fut résidence d’été des empereurs du Brésil au XIX° siècle. 

UN CAPUCIN PLONGÉ DANS L’HISTOIRE DU XX°SIÈCLE.

Épisode 3 : Ut boni fiamus,[1] 

Pierre Péteul durant la Grande Guerre.

Réfugié au Vatican entre 1943 et 1944, Marie-Benoît Péteul poursuivit son action et accrut ses activités. En effet, il constitua une organisation internationale d’aide aux familles juives persécutées. II fut confronté à la frilosité du Pape Pie XII déchiré entre son souci d’aider les Juifs et sa hantise viscérale du communisme[2]. Le Père Marie-Benoît affronta dans son entreprise la lourdeur des rouages de la diplomatie pontificale poursuivant cependant avec vigueur l’action de sauvetage des Juifs qu’il avait déjà entreprise, au risque d’être victime de la répression menée par les Allemands. Ses activités reçurent toutefois le soutien discret mais explicite du Pape.  

À l’issue du conflit, médaille de la Résistance, croix de guerre, chevalier de la Légion d’honneur, il nourrit le souci de la réconciliation entre Juifs et Chrétiens, luttant pour que l’Institution reconnut ses « frères aînés ». 

Avec son ami L’écrivain et philosophe Edmond Flegenheimer, dit Edmond Fleg, il participa à la création de l’Amitié judéo-chrétienne de France qui avait pour ambition de cultiver entre Juifs et Chrétiens la connaissance, la compréhension, le respect et l’amitié. Il s’agissait de lutter contre les peurs, les chimères et fantasmagories multiséculaires entre les communautés[3]. Le poids de la Seconde Guerre et particulièrement de de la Shoah incitait à ce que les Églises chrétiennes revissent leur façon d’appréhender le peuple juif et son histoire dans leur enseignement et leurs conceptions théologiques. Suivant le chemin tracé par l’historien Jules Isaac, il s’agissait de dénoncer ce qu’il nommait l’enseignement du mépris. Des siècles de catéchèse avaient en effet incité les chrétiens à rejeter la perfidie juive et son caractère satanique. Les Dix Points de Seelisberg [4] identifièrent et condamnèrent les sources chrétiennes de l’antisémitisme et suggérèrent des réformes indispensables à la réconciliation entre juifs et chrétiens. La première équipe comprenait un petit groupe de protestants, de catholiques, d’orthodoxes et de juifs qui oeuvraient à l’éradication de l’antisémitisme mais avaient aussi le souci d’inciter Juifs et Chrétiens à orienter la société en reconstruction par leur présence civique et spirituelle. L’initiative s’inscrivit dans le grand courant de Risorgimento insufflé par le Concile Vatican II dont la déclaration Nostra Ætate approuvée par 2 221 voix contre 88[5] constitua une manifestation spectaculaire. Ce texte fut en effet à l’origine d’une vraie révolution doctrinale pour l’Église qui s’engagea ainsi dans un dialogue interreligieux. 

Après avoir à vécu à Rome jusqu’en 1953, le Père Marie-Benoît fut envoyé dans un séminaire au sud de la péninsule jusqu’en 1956 puis renvoyé en France où il mourut en 1990 à l’âge de 94 ans.

Padre Benedetto, « Père des Juifs » qui sauva 4 500 juifs, était un diplomate mais aussi un franc -tireur, doté de beaucoup d’imagination et un grand sens de l’humour d’après l’historienne américaine Susan Zuccotti qui le rencontra. 

Sans chercher à convertir les Juifs, le capucin de Bourg d’Iré nourrit son philosémitisme tant dans sa culture biblique que dans sa connaissance de l’hébreu.  Les Capucins, à l’image de Pierre-Marie Benoît et Callixte Lopinot jouèrent un rôle considérable pour renouer les liens entre Juifs et Chrétiens. Statue à Washington en 1964,  » Juste des nations  » en 1967[6], il reçut en 1984 du grand rabbin Jacob Kaplan les insignes d’officier de la Légion d’honneur, la croix de chevalier lui ayant été remise, à Rome, en 1946, par Jacques Maritain. À l’image de saint François avec les musulmans, il fut l’artisan d’un dialogue pacifié avec les juifs. 

Il fut un témoin de l’action d’une partie de l’Église durant la période sombre des années noires.  Ainsi, dans son Journal, Paul Morand, alors membre du cabinet civil de Pierre Laval écrivit : « Les évêques font une démarche collective des plus énergiques en faveur des Juifs en zone libre. C’est inouï l’enjuivement des curés ! C’est à vous rendre anticlérical ! » Padre Benedetto contribua à la déclaration de Serge Klarsfeld : « dette immense à l’égard de l’Église», dette qu’il aimerait que « notre pays reconnaisse, partage et mette en lumière, plutôt que de la laisser dans l’ombre par préjugé anticlérical  »[7].

Érik Lambert.


[1] Saint-Bonaventure, (1217-1274). « Pour que nous devenions bons ». Septième ministre général de l’Ordre des Frères Mineurs, il fut évêque d’Albano
[2] On peut lire sur cette question les biographies nuancées de J.Chélini, L’Église sous Pie XII, La Tourmente, 1939-1945 et celle de P.Milza, Pie XII ; toutes deux parues chez fayard et voir le film à charge Amen de Costa Gavras.
[3] Il serait intéressant de se reporter aux conséquences de l’appel à la croisade d’Urbain II lors du Concile de Clermont en 1095 puis au traité contre les Juifs de Pierre le Vénérable (vers 1140) et au Concile de Latran IV de 1215.
[4] 30 juillet au 5 août 1947 eut lieu à Seelisberg (canton d’Uri en Suisse) une conférence internationale destinée à discerner les causes de l’antisémitisme. 
[5] « À notre époque » : Texte promulgué par le Pape Paul VI en octobre 1965.
[6] Un arbre fut planté dans l’allée des Justes parmi les Nations, arbre, symbolisant le renouveau de la vie, sur le site de Yad Vashem. À proximité de chaque arbre, des plaques rappellent les noms de ceux auxquels ils rendent hommage et le pays où ils résidaient durant la guerre. 
[7] Lire à ce propos : J.Semelin, Une Énigme française, Paris, Albin Michel, 2021.

UN CAPUCIN PLONGÉ DANS L’HISTOIRE DU XX°SIÈCLE.

Épisode 2 : Le choix de la Résistance face à l’antisémitisme de l’État français.

Pierre Péteul durant la Grande Guerre.

Revenu de Rome à la faveur du déclenchement de la seconde guerre mondiale, le frère Marie-Benoît s’établit à Marseille. 

Le contexte de la partition de la France à l’issue » de l’armistice du 22 juin 1940 en sept zones et deux zones interdites[1] laissait pour certains l’illusion que celle qualifiée de « libre » jusqu’en novembre 1942, offrait un havre de relative sérénité pour les proscrits et surtout les juifs. Or, il n’en fut rien et ce fut plutôt en zone italienne élargie après l’opération Torch[2] que les juifs se réfugièrent. 

Nombre de juifs étrangers vinrent en « zone libre » mais, quoiqu’affirmèrent certains lors de scrutins nationaux récents, les juifs furent la cible de la législation de l’État français dès le 12 juillet 1940. Puis, le 3 octobre 1940 fut promulgué le premier statut des juifs, début d’une longue litanie de textes antisémites. Ceux qui se « réfugiaient » en zone vichyste étaient souvent en résidence surveillée ou internés dans des camps tel celui de Gurs[3], en Béarn. Frère Marie-Benoît se trouvait au couvent des capucins, au 51 de rue Croix de Régnier, lorsque le gouvernement de Vichy publia le Statut des Juifs. 

Le frère capucin mena d’abord une action isolée puis à partir de 1941, il contribua à une filière d’évasion.  Les Juifs n’avaient souvent aucun papier d’identité et Marie-Benoît les aidait lorsqu’ils frappaient à sa porte, sachant que son soutien leur était acquis. Dès 1940 à Marseille il accueillit des juifs et leur procura de faux papiers, des certificats de baptême, fabriqués dans les sous-sols du monastère. Mais certains allaient le trouver pour d’autres raisons comme cette femme qui souhaitait fêter la Pâque juive et manquait de pain azyme. Pour cela il lui fallait des tickets et c’est le père qui les lui a fournis.

Il participa aux activités de la résistance au sein de Combat[4] et de secours juif ce qui le conduisit à rencontrer Jules Isaac[5]. Il participa aux réseaux d’exfiltration des juifs vers l’Italie à partir de la fin de 1942. Une telle activité exploitait la politique de protection diplomatique vis-à-vis des juifs dans la zone d’occupation italienne entre le 24 juin 1940 et le 8 septembre 1943. Les Italiens de la CIAT, commission italienne d’armistice, ne purent s’entendre avec le gouvernement de Vichy. Après l’occupation par les Allemands de la zone libre, le 12 novembre 1942, des réfugiés juifs s’enfuirent en zone italienne et en Corse. À la fin de 1942, le gouvernement de Vichy décida de rafles, menées par la police française, contre les juifs étrangers dans la zone d’occupation ce qui était une entorse aux droits des Italiens. En décembre 1942, un accord fut signé entre l’Italie et l’Allemagne pour expulser les juifs et les étrangers au-delà de la ligne de démarcation italo-allemande, dans les territoires occupés par l’Allemagne. Les juifs affluèrent dans la zone italienne, préférant être en résidence forcée plutôt qu’en zone allemande. À Nice, le capucin rencontra Guido Lospinoso, commissaire italien aux affaires juives, envoyé par Mussolini à la requête des Allemands. Le prêtre parvint à convaincre Lospinoso de ne rien entreprendre contre les milliers de Juifs qui vivaient à Nice et ses environs. Pourtant, il s’agissait là de la mission pour laquelle il était mandaté.  À partir du printemps 1943, la situation des Juifs de Marseille devint rapidement difficile face à l’action du chef de la Gestapo Muller, de son adjoint le lieutenant Bauer et du sinistre Ernst Dunker-Delage.[6]

Avec l’assistance du prieur des Dominicains[7], le R.P.Parceval et d’un certain nombre d’autres personnes, le Père Marie-Benoît facilita l’évasion de juifs en Afrique du Nord par mer ou à-travers l’Espagne. 

Repéré par la Gestapo, son arrestation était imminente mais il fut rappelé à Rome en 1943 afin d’occuper sa chaire de théologie.

Parvenu au Vatican, il engagea des démarches afin d’être reçu par le Pape. Pour préparer cette entrevue, il rencontra les autorités juives françaises : le président de la Communauté, M. Heilbroner, le Grand rabbin de France M. Schwartz, ainsi que le rabbin Kaplan, le Grand rabbin de Lille, M. Berman, le rabbin de Strasbourg, M. Hirschler, le rabbin de Marseille, M. Salze, le président de l’Union générale des Israéliens de France M. Raoul Lambert et M. Edmond Fleg, président des Explorateurs israéliens.

Le 16 juillet 1943, il fut reçu chaleureusement en audience par Eugenio Pacelli, devenu Pie XII. Celui-ci s’étonna de ce qui se produisait alors : « Nous n’aurions jamais cru cela de la part du gouvernement de Vichy ». Le père Marie-Benoît exposa la situation sociale des Juifs espagnols, l’urgence d’évacuer vers l’Italie les juifs de la zone française occupée par les troupes italiennes par l’Afrique du Nord. Il insista pour obtenir des nouvelles des 50.000 juifs français déportés en Allemagne ; pour œuvrer à un traitement plus humain des juifs internés dans les camps de concentration français. 

Pierre Marie accueillait les juifs dans un hôtel « Salus » appuyé sur un réseau mené par Stefan Schwamm qui devint un grand ami de Padre Benedetto. 

En mission dans le nord de l’Italie, pour trouver des points de passage vers la Suisse, il se retrouva dans un bar à Milan avec son assistant, Schwamm, afin de rencontrer une personne susceptible de les aider. Mais c’était un guet-apens organisé par la police fasciste. Schwamm fut arrêté, mais put avertir discrètement le père, qui parvint à s’enfuir et à retourner à Rome. 

La configuration évolua le 8 septembre 1943. En signant l’armistice[8], les Italiens laissèrent la place aux Allemands avec les conséquences que l’on imagine pour les juifs. 

Érik Lambert


[1]Par la convention d’armistice du 22 juin 1940, le gouvernement du Maréchal Pétain, établi à Vichy, se voit reconnaître une autonomie de façade sur le reste du territoire : c’est la « zone libre » au sud de la ligne de démarcation. Une zone interdite au retour des réfugiés, une interdite rattachée au gouverneur militaire allemand de Bruxelles, l’Alsace-Moselle annexées, une zone italienne, une zone littorale interdite et bien sûr une zone occupée par les Allemands au nord de la ligne de démarcation.
[2] Le 8 novembre 1942, dans le cadre de l’opération «Torch», 100.000 soldats américains et anglais débarquèrent en Afrique du nord. Bénéficiant de l’effet de surprise, ils s’emparèrent de Casablanca, Oran et Alger, en vue de préparer la libération du continent européen…
[3] https://www.campgurs.com/
[4] ,À l’origine du groupe de résistance Combat, un  capitaine d’état-major qui refusa l’armistice, et chercha dès l’été 1940, à Marseille, à rassembler des hommes et des femmes pour poursuivre la lutte. Ce fut seulement plus tard que son nom fut révélé lorsqu’il abandonna ses pseudonymes : Henri Frenay. Ce jeune officier fonda un mouvement clandestin, le Mouvement de libération nationale. Du regroupement de plusieurs mouvements naquit Combat. Le mouvement couvrait la zone dite « libre » soumise à une administration française théoriquement indépendante dont le siège est à Vichy, sous l’autorité du maréchal Pétain. Combat comprenait plusieurs dizaines de milliers de sympathisants et environ 200 permanents. Parmi eux Bertie Albrecht infirmière protestante et amie personnelle de Henri Frenay. Le mouvement organisa des filières d’évasion vers la Suisse ou l’Espagne.
[5] Jules Isaac, professeur d’histoire de 29 ans participa à la rédaction des célèbres manuels d’histoire de la collection Malet. Or, Albert Malet fut tué au front en 1915 conduisant Jules Isaac à rédiger seul la nouvelle mouture imposée par de nouveaux programmes. Mais l’éditeur Hachette exigea que Malet restât associé au nom de l’ouvrage car Isaac était un nom juif qui pouvait indisposer l’École catholique. Isaac, lui-même blessé lors de la Grande Guerre poursuivit l’œuvre engagée avec Albert Malet. Membre de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, puis du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il s’engagea en faveur d’une meilleure compréhension entre Français et Allemands, 
Il fut révoqué par l’État français suite à la loi du 3 octobre 1940 instituant un statut discriminatoire des juifs. Sa femme et de sa fille furent du reste déportées et exterminées à Auschwitz. En 1947, Jules Isaac cofonda les Amitiés judéo-chrétiennes en 1947.
[6] Sous-officier SS, Ernst Dunker prit la tête de la Gestapo.  Issu des bas-fonds berlinois, ce tortionnaire fut d’une redoutable efficacité. Il se ménagea la collaboration du milieu local traquant les résistants durant deux ans. Lire N.Balique et V.Biaggi, Ernst Dunker et la Gestapo de Marseille, éditions Vendémiaire. 
[7] Le couvent des Dominicains de Marseille a été fondé en 1225 et, après sa suppression en 1790, a été restauré à partir de 1868 à 1878. Depuis, les frères occupent les mêmes bâtiments au 35 Rue Edmond Rostand, lieu qui de 1940 à 1942 servit de refuge aux Juifs persécutés. “La nouvelle de l’organisation le 21 avril 2018, dans des locaux de l’ordre des Dominicains de Marseille, d’un « week-end d’hommage à Charles Maurras » par la Fédération royaliste provençale et l’Action française Provence me choque peut-être encore plus que d’autres citoyens”… C’est par ces mots que commence une tribune publiée dans la presse en avril 2018 par le petit-fils d’une résistante. En effet, un colloque organisé par l’Action française, dans le cadre d’un “week-end hommage à Charles Maurras” se tenait dans le centre Cormier, salle polyvalente du couvent dominicain, rue Edmond-Rostand, à Marseille.
[8] Le 10 juillet 1943, les Anglo-Saxons débarquèrent en Sicile. Ils débarquèrent également en Calabre le 3 septembre et en Campanie le 9 septembre 1943. À Rome, ce fut la panique. Dans la nuit du 24 au 25 juillet 1943, le Grand Conseil fasciste releva Mussolini de sa charge et le roi Victor-Emmanuel III l’assigna à résidence. Le maréchal Badoglio prit la direction du gouvernement et s’empressa de négocier un armistice avec les envahisseurs. Celui-ci fut rendu public le 8 septembre 1943 dans la plus grande confusion. Hitler ne voulait pas laisser l’Italie sortir de la guerre. Il dépêcha 30 divisions de la Wehrmacht en Italie pour neutraliser les troupes italiennes et contenir l’avance des Alliés. Et il fit délivrer celui-ci à la faveur d’un raid audacieux. Empêché par le Führer de prendre sa retraite en Allemagne, Mussolini dut regagner très vite l’Italie du nord et se mettre à la tête d’une éphémère et dérisoire «République sociale italienne». Celle-ci fut implantée à Salo, sur le lac de Garde .

UN CAPUCIN PLONGÉ DANS L’HISTOIRE DU XX°SIÈCLE.

Épisode 1 : Une vocation à l’épreuve de la guerre et de la montée des fascismes.

Pierre Péteul durant la Grande Guerre.

1er décembre 2006, une messe eut lieu en l’église « Saint Jean-Baptiste » à New York. Cette cérémonie organisée par la fondation Wallenberg[1] commémorait le quarantième anniversaire de la désignation du frère capucin Marie-Benoît comme « juste parmi les Nations », un des premiers Français à être ainsi honoré. Qui était ce religieux connu jusqu’outre-Atlantique ?

La France des débuts du XX°siècle était agitée par les conflits politiques et les conséquences des progrès de la connaissance. La III°République devait « s’enraciner » dans le sol d’une France qui demeurait sensible aux idées monarchistes. Née d’une défaite et d’une révolution, elle dut affronter de multiples crises au cours desquelles l’Église et ses fidèles prirent toute leur part. Considérée comme l’agent essentiel de l’obscurantisme et du conservatisme, l’Église catholique constituait une cible privilégiée. Suite au vote des lois du 7 juillet 1904 et du 9 décembre 1905, les rapports entre l’Église et l’État étaient fort conflictuels. La suppression de l’enseignement congréganiste, œuvre de l’ancien séminariste castrais Émile Combes, puis la loi de séparation des Églises et de l’État d’Aristide Briand tendirent les rapports entre l’État et les catholiques. L’État manifestait ainsi sa volonté de neutralité religieuse et aspirait à « garantir » à chacun les moyens d’exercer librement sa religion dans le respect de celles d’autrui. Ces textes étaient la conclusion de 25 ans de tensions entre la République et l’Église catholique qui se disputaient le magistère moral sur la société. 

Ce fut dans ce contexte politique difficile que naquit Pierre Péteul le 30 mars 1895 dans un petit village du Maine-et-Loire, au Bourg-d’Iré où se trouvait le château du comte de Falloux[2]

Il semblerait que ce contexte marqua le jeune fils de meunier « blanc »[3] qui perdit sa mère très jeune. En 1907, à l’âge de 11 ou 12 ans, le garçon déclara « aller n’importe où pour être prêtre », le diocèse étant alors surabondant en vocations. Soucieux d’être formé chez les Capucins il partit en Belgique. En 1913, au terme d’excellentes études, Pierre, devenu Frère Marie-Benoît, fit profession religieuse. Le déclenchement de la « Grande Guerre » commanda son retour en France.  

Pierre Péteul fut mobilisé en décembre 1914, affecté au 77ème régiment d’infanterie. Il changea d’affectation à plusieurs reprises et se retrouva brancardier ce qui n’était pas une charge confortable d’embusqué tant les risques étaient considérables. Sa mission consistait en effet à évacuer les blessés dans des conditions délicates et dangereuses. Sa première mention militaire pour bravoure data d’août 1915. Il reçut plusieurs citations lors des batailles de Verdun et de la Somme et fut blessé à Bouchavesnes[4].  Blessé à nouveau en 1917, il fut sauvé par la protection du corps d’un jeune Breton tué par l’explosion d’un obus et demeura à l’hôpital 9 ou 10 mois. Singulier soldat que ce Pierre Péteul qui composa dans les tranchées un traité de chant grégorien rédigé en latin. Il laissa par ailleurs 52 lettres désormais conservées aux Archives des Capucins à Paris et un récit postérieur publié par Les Amis de Saint-François en 1970. Il y décrivit les souffrances des combattants, la désorganisation lors de l’offensive allemande de février 1916 sur Verdun, comprenant que, devant ces horreurs, on pût se demander : « Comment Dieu permet-il cela ? » Il évoqua aussi une trêve tacite : les Allemands étant obligés de lancer des grenades lorsque leurs officiers étaient présents, ils avertissaient les Français en leur jetant d’abord des pierres, ce qui permettait à ceux-ci de se mettre à l’abri. 

Comme nombre de ses camarades, il ne fut pas démobilisé tout de suite et fut affecté au 7ème régiment de tirailleurs algériens. Il passa sergent puis aspirant et partit pour Casablanca puis Meknès où il supervisa la construction de routes et de fortifications. Il ne fut donc démobilisé qu’en septembre 1919[5] et s’installa à Angers où il apprit la mort d’un de ses frères, René Gabriel porté disparu à la fin de 1916 dans la Somme à l’âge de 19 ans et celle de sa tante au printemps 1919. La période de la guerre, l’expérience du poilu, furent sans doute décisives sur sa perception de la vie. Certains de ses biographes, émettent l’hypothèse qu’il combattit aux côtés de Juifs dans les tranchées ce qui pourrait en partie expliquer ses réactions par la suite. 

En 1921, la guerre achevée, il se rendit à Rome, au Collège international Saint-Laurent de Brindes. Il était enthousiaste et heureux de s’y trouver et accueillit l’élection en 1922 du Pape Pie XI au trône de Saint-Pierre avec joie. Docteur en théologie de l’université grégorienne de Rome, il fut ordonné prêtre en 1923. Portant une belle barbe noire[6], il devint professeur et directeur spirituel au scolasticat de son Ordre à Rome et demeura enseignant au séminaire capucin de Rome jusqu’en 1940.  Chaque jour, il rédigeait de très courtes notes sur les activités qu’il menait. Par ailleurs, le père Marie-Benedetto – de son nom italien- connaissait bien la communauté juive. En effet, étudiant à Rome, il obtint le prix du meilleur étudiant en hébreu et en judaïsme. Avant l’éclatement de la deuxième guerre mondiale, il avait été professeur de théologie et d’hébreu au séminaire des capucins à Marseille. « Les Chrétiens, dit-il, se sentent les fils spirituels du grand patriarche Abraham… ce qui suffirait à exclure tout antisémitisme, mouvement auquel nous, Chrétiens, ne pouvons avoir aucune part ».

Du reste, il s’engagea dans l’association Amici Israël[7] en 1926, association destinée à cultiver les relations entre Juifs et chrétiens.

Il était à Rome lors du déclenchement de la seconde guerre mondiale, dut quitter la ville et rejoindre, comme d’autres prêtres français la France. Mobilisé en 1939, il se retrouva donc à Marseille en 1940, alors que l’Italie se préparait à entrer dans le conflit. Il fut interprète à l’État-major du Général Billotte[8] à la 15e D.I, à Marseille. Lorsqu’il fut démobilisé, il demeura dans la capitale provençale, ville dans laquelle commença l’aventure qui fit de lui un discret héros. 

Érik Lambert


[1] Fondation à vocation internationale créée par la famille Wallenberg, famille la plus fortunée de Suède. Organisation non gouvernementale dont la mission consiste à contribuer au développement des programmes d’éducation et à des campagnes de sensibilisation reposant sur les valeurs de solidarité et de courage civique, éthique et donc conserver le souvenir de ceux qui ont sauvé des juifs de la Shoah. Raoul Wallenberg, diplomate suédois délivra des milliers de sauf-conduits et abrita des Juifs hongrois pour les protéger. Le sauf-conduit autorisait son titulaire à se rendre en Suède ou dans n’importe quel autre des pays représentés par la Suède. En octobre 1944, le parti fasciste des « Croix fléchées » s’empara du pouvoir et mit en place un régime reposant sur la terreur. Des Juifs étaient abattus en pleine rue ; d’autres traînés jusqu’au Danube puis exécutés ou noyés dans l’eau glaciale du fleuve. Wallenberg institua un ghetto international, protégé par les pays neutres. Eichmann ordonna la déportation des Juifs de la ville organisant une « marche de la mort » de dizaines de milliers de personnes jusqu’à la frontière autrichienne. Wallenberg et les représentants d’autres pays neutres suivirent les marcheurs à bord de leurs véhicules, leur distribuant nourriture, vêtements et médicaments. Il parvint à arracher de nombreux Juifs à cette marche de la mort en affirmant qu’ils faisaient partie de ses « protégés » juifs. Après l’entrée des Soviétiques dans la ville, Wallenberg fut emmené par des soldats de l’Armée rouge et disparut. Les Soviétiques déclarèrent finalement qu’il était décédé en prison en 1947 à l’âge de 34 ans. Le 26 novembre 1963, Yad Vashem décerna à Raoul Wallenberg le titre de Juste des nations. En 1987, Wallenberg fut fait citoyen d’honneur de l’État d’Israël. 

[2] Alfred de Falloux. Homme politique légitimiste, député et ministre. Une loi du 15 mars 1850 porte son nom. Elle organisait l’enseignement primaire et secondaire et prévoyait que le clergé et les membres d’ordres religieux, hommes et femmes, pourraient enseigner sans produire d’autre qualification qu’une lettre d’obédience. Cette exemption fut même étendue aux prêtres qui enseignaient dans les écoles secondaires, alors qu’un grade universitaire était exigé des enseignants laïcs. De leur côté, les écoles primaires étaient placées sous la surveillance des curés. Il déclarera à propos de cette loi : « le premier devoir du prêtre c’est d’enseigner aux pauvres la résignation ». Le château existe toujours et mérite la visite. https://www.tourisme-anjoubleu.com/decouvrir/vous-aussi-aimez-lanjou-bleu/un-patrimoine-bati-riche-et-secret/terre-de-chateaux/le-chateau-de-falloux/

[3] Favorable aux monarchistes. S’il eut été qualifié de « bleu » cela aurait signifié « républicain ».

[4] Bouchavesnes, petite commune de la Somme fut en grande partie détruite lors de l’offensive de la Somme. Un notable fortuné de la ville norvégienne de Bergen décida de soutenir la reconstruction de la ville. Désormais la localité porte le nom de Bouchavesnes-Bergen. Le lundi 1er juillet 1916, à 7h30, débuta une gigantesque offensive anglo-française sur la Somme, la plus insensée et la plus sanglante de toutes les batailles de la Grande Guerre de 1914-1918. Le 1er jour de l’offensive, il y eut 20 000 morts En ce jour le plus meurtrier de toute la Grande Guerre avec le 22 août 1914, L’offensive se poursuivit jusqu’en novembre 1916. Les alliés obtinrent un gain dérisoire de 10 km. Le prix en fut exorbitant : 400 000 Britanniques tués et blessés ainsi que 200 000 Français et 450 000 Allemands… À comparer aux 750.000 victimes de Verdun. Son souvenir demeure aussi vif chez les Britanniques, dont toute une génération de jeunes soldats a été fauchée sur la Somme, que l’est celui de Verdun en France. Ce sont des troupes de tout le Commonwealth qui furent engagées. Originalité : c’est à Bouchavesnes que l’ancien ministre de la guerre, le Lieutenant-colonel Adolphe Messimy se lança à la tête de son unité.  Blessé deux fois, à la cuisse le 27 juillet 1915, au cours de la bataille du Linge en Alsace, puis à la joue le 4 septembre 1916 au Bois de Riez (Somme), il fut cité sept fois, nommé chevalier puis officier de la Légion d’honneur pour faits de guerre et reçut la Croix de guerre avec palme. La visite des lieux et de l’Historial de Péronne mérite d’être encouragée. https://www.historial.fr/  

[5] Le renvoi des soldats à la vie civile s’effectua de façon échelonnée, avec priorité donnée à l’ancienneté. Toutefois, les dirigeants alliés s’inquiétèrent des réticences allemandes consécutives aux rudes conditions des traités. Les autorités françaises envisagèrent donc une intervention militaire afin de pousser les Allemands à accepter le « Diktat ».  Cet échelonnement peu apprécié fut par ailleurs à l’origine d’un relâchement de la discipline car les soldats estimaient que la fin de la menace allemande justifiait la fin de l’application de règlements acceptables en temps de guerre. Il y eut un certain nombre d’actions de protestation. 

[6] Un peu d’humour. Un franciscain se rend dans un salon de coiffure pour se faire couper les cheveux. Lorsqu’il est sur le point de payer, le coiffeur lui dit qu’il ne demande jamais rien aux membres du clergé. Le franciscain reconnait bien que son ordre recommande pauvreté et humilité, mais qu’il peut tout de même s’offrir une coupe de cheveux. Mais le barbier insiste, et le franciscain accepte finalement. Le jour suivant, il y avait à la porte du barbier un panier de pain frais déposé par le prêtre franciscain. Quelques jours plus tard, un prêtre dominicain va chez le même coiffeur. Encore une fois, quand il est sur le point de payer, le coiffeur lui indique qu’il a coutume de ne jamais rien demander aux membres du clergé. Le débat s’engage, le dominicain argue auprès du barbier qu’il n’y a pas de raison que sa coupe de cheveux soit gratuite. Mais le barbier insiste et le frère accepte finalement. Le lendemain, le coiffeur trouve à sa porte une collection de livres de théologie publiés par l’Ordre dominicain. Quelques jours plus tard, un jésuite se présente chez le même coiffeur et se fait coiffer et tailler la barbe. Quand il s’apprête à payer, le barbier lui dit la même chose qu’il a dite au franciscain et au jésuite. Le jésuite lui dit: « Je suis un enseignant, et par conséquent je ne suis pas riche, mais je peux me permettre de régler mes coupes de cheveux ». Le barbier insiste, et le jésuite accepte finalement. Le jour suivant, il y avait dix jésuites alignés à sa porte.

[7]L’Opus sacerdotale Amici Israel était une association internationale fondée à Rome le 24 février 1926 avec pour objet la prière pour les juifs et l’apostolat en vue de leur conversion. Dès la première année de son existence, y adhérèrent 18 cardinaux, 200 évêques, et environ 2000 prêtres. La première mission que se donna l’association consistait à faire supprimer le mot perfidis qui qualifiait le peuple juif dans la prière du Vendredi saint.  Cette réforme fut rejetée par la Curie et l’Opus fut dissous par le Saint-Office en mars 1928.https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01421250

[8] Gaston Billotte, un des treize officiers-généraux morts en opération en mai-juin 1940. À ne pas confondre avec son fils Pierre, général et homme politique d’après-guerre, Saint-cyrien, blessé en 1940, évadé d’un OFLAG, retenu en URSS puis chef d’État-major du général de Gaulle. Député, ministre puis maire de Créteil.

Cycle Duns Scot 5/5

la notion de liberté

Pour saint Thomas d’Aquin, comme pour saint Augustin, la liberté ne peut pas être considérée comme une qualité innée de la volonté, mais comme le fruit de la collaboration de la volonté et de l’intellect.

Duns Scot au contraire souligne la liberté comme qualité fondamentale de la volonté. Il estime que la personne humaine aime Dieu sans perdre la liberté de ne pas aimer Dieu. L’amour divin agit de façon prévenante pour soutenir, supporter, assister la volonté dans sa considération aimante.

Duns Scot évoque une morale de l’harmonie et non de l’obligation. C’est la théologie franciscaine, un art de vivre.
Pour lui, la nature humaine n’est pas suspecte puisqu’elle vient de Dieu. Son anthropologie est positive comme celle de François. Il a fait l’expérience d’un Dieu Bon. Il est un fidèle disciple de François. Mais la nature humaine n’est ni parfaite ni complète, il faut arriver à une plus grande harmonie. L’éducation et la vie morale (art de vivre) viennent perfectionner le contexte moral.

La liberté, comme toutes les facultés dont l’homme est doté, croît et se perfectionne, affirme Duns Scot, lorsque l’homme s’ouvre à Dieu, en valorisant la disposition à l’écoute de sa voix.

Quand nous nous mettons à l’écoute de la Révélation divine, de la Parole de Dieu, pour l’accueillir, alors nous sommes atteints par un message qui remplit notre vie de lumière et d’espérance et nous sommes vraiment libres.

Chantal Auvray

Cycle Duns Scot 4/5

L’Immaculée Conception

A l’époque de Duns Scot, la majorité des théologiens opposait une objection, qui semblait insurmontable, à la doctrine selon laquelle la très Sainte Vierge Marie fut préservée du péché originel dès le premier instant de sa conception. En effet, cela allait à l’encontre de l’universalité de la Rédemption, Marie alors n’aurait pas eu besoin du Christ et de sa rédemption.
Or la foi, tant dans l’Immaculée Conception que dans l’Assomption corporelle de la Vierge, était déjà présente chez le Peuple de Dieu.
Que fit Duns Scot ?

Il appliqua la notion générale de la grâce opérante prévenante pour conclure que Marie était sans péché depuis le premier instant de sa conception. « Parce que le Christ est le Rédempteur universel, il s’ensuit que Marie n’a pas eu le péché originel, et je le prouve.» Il développe alors un argument de « convenance » exprimée par la formule logique, issue de la théologie scolastique : « Potuit, decuit, ergo fecit » qui se traduit par « Il pouvait le faire, cela convenait ; donc il l’a fait ». Cette formule s’interprète comme suit : « Dieu a pu créer la Vierge dans la pureté originelle ; il convenait qu’il en fut ainsi; donc il l’a fait ». L’argument paraît subtil, mais il est solide. C’est la rédemption prévenante. Cela enthousiasma les franciscains de son temps !
La théologie a par la suite accueilli cet argument en l’état et l’a approfondi. Il deviendra le dogme de l’Immaculée Conception en 1854 avec le Pape Pie IX dans la bulle Ineffabilis Deus. Le Peuple de Dieu a donc précédé les théologiens !

Chantal Auvray

CYCLE DUNS SCOT 3/5

Son amour pour l’Eucharistie et la contemplation de la Passion

Comme disciple fidèle de saint François, Duns Scot avait une grande dévotion pour le sacrement de l’Eucharistie. Il y voyait la présence réelle du Christ-Jésus dont l’amour s’est révélé au Calvaire. L’Eucharistie est pour lui sacrement de l’unité et de la communion qui nous conduit à nous aimer les uns les autres et à aimer Dieu comme le Bien commun suprême (cf. Reportata Parisiensa, in IV Sent., d. 8, q. 1, n. 3).

Ce grand théologien franciscain s’est posé la question : « Pourquoi fallait-il que le Christ endure la Croix pour nous sauver ? » Sa réponse est limpide : L’homme était tellement embourbé dans le péché qu’il n’était plus capable de saisir l’amour miséricordieux du Père qui voulait le sauver, ni le témoignage explicite de la sainteté du Fils-Incarné dont la seule présence parmi nous sanctifiait l’humanité. Or la rédemption du péché devait rencontrer l’adhésion libre de l’homme. Il fallait donc que le Christ nous donne une preuve indubitable de son amour pour que nous soyons amenés à l’accepter librement. « C’est pour nous séduire par son amour, que le Christ a donné sa vie pour nous ». (frère Luc Mathieu ofm cité sur le site de Sheerbroke)

Chantal Auvray

Cycle Duns Scot 2/5

Le mystère de l’Incarnation

Pour Duns Scot, l’Incarnation est l’œuvre la plus grande et la plus belle de toute l’histoire du salut. Il affirme qu’elle n’est conditionnée par aucun fait contingent, qu’elle est l’idée originelle de Dieu d’unir toute la création à lui-même dans la personne et la chair du Fils. Ainsi il soutient que le Fils de Dieu se serait fait homme même si l’humanité n’avait pas péché.

Il écrit ceci dans la Reportata Parisiensa : « Penser que Dieu aurait renoncé à une telle œuvre si Adam n’avait pas péché ne serait absolument pas raisonnable! Je dis donc que la chute n’a pas été la cause de la prédestination du Christ et que – même si personne n’avait chuté, ni l’ange ni l’homme – dans cette hypothèse le Christ aurait été encore prédestiné de la même manière. » (in III Sent., d. 7, 4).

Duns Scot est certes conscient qu’en réalité, à cause du péché originel, le Christ nous a rachetés à travers sa Passion, sa Mort et sa Résurrection. Mais pour lui, l’Incarnation est depuis toute éternité projetée par Dieu le Père dans son plan d’amour. Elle est l’accomplissement de la création et rend possible à toute créature, dans le Christ et par son intermédiaire, d’être comblée de grâce et de rendre gloire à Dieu dans l’éternité.

Chantal Auvray

Cycle Duns Scot 1/5

La vie de Duns Scot

Sur sa tombe est gravée l’inscription suivante : « L’Angleterre l’accueillit ; la France l’instruisit ; Cologne, en Allemagne, en conserve la dépouille ; c’est en Ecosse qu’il naquit ». Comme tout étudiant et professeur de son temps il voyagea beaucoup !

Né probablement en 1266 dans un village qui s’appelait précisément Duns, non loin d’Edimbourg il fut attiré par le charisme de François d’Assise et entra chez les Frères mineurs. En 1291, il fut ordonné prêtre. Duns Scot fut dirigé vers des études de philosophie et de théologie auprès des universités d’Oxford et de Paris. Il entreprit ensuite l’enseignement de la théologie dans ces mêmes universités (mais aussi à Cambridge), en commençant à commenter, comme tous les Maîtres de ce temps, les Sentences de Pierre Lombard.

Lorsqu’un grave conflit éclata entre le roi Philippe IV le Bel et le Pape Boniface VIII, Duns Scot s’éloigna de Paris et préféra s’exiler volontairement plutôt que de signer un document hostile au Souverain Pontife, ainsi que le roi l’avait imposé à tous les religieux. Avec les Frères franciscains, il quitta le pays.

Toutefois, les rapports entre le roi de France et le successeur de Boniface VIII redevinrent rapidement amicaux, et en 1305, Duns Scot put rentrer à Paris pour y enseigner la théologie sous le titre de Magister Regens. Par la suite, ses supérieurs l’envoyèrent à Cologne comme professeur du Studium de théologie franciscain. Là, il mourut le 8 novembre 1308, à 43 ans à peine, laissant toutefois un nombre d’œuvres important.

En raison de la renommée de sainteté dont il jouissait, son culte se diffusa rapidement dans l’Ordre franciscain. Mais c’est au XXème siècle seulement qu’il fut déclaré bienheureux par le pape Jean-Paul II le 20 mars 1993.

Chantal Auvray

Nicolas IV

Pape Nicolas IV

Comment la mémoire populaire imagine-t-elle le Moyen-Âge ? À l’aune du film Les Visiteurs, au fil de productions romanesques ou de poncifs véhiculés par de vagues souvenirs d’école bercés par le roman national : guerres, famines et épidémies étaient le lot de nos ancêtres médiévaux. Malgré le court mais brillant essai produit par Régine Pernoud[1], on oublie que du XIème au XIIIème siècle, s’étendit le     manteau des cathédrales[2] manifestation du « beau Moyen-Âge ». De l’An Mil, qui fut celui de la naissance de nombre d’États actuels, au début de la guerre de cent ans la chrétienté occidentale fut le théâtre de puissantes transformations économiques, intellectuelles, artistiques et politiques dont notre « civilisation » fut le fruit. Au XIIIe siècle, la société européenne occidentale entra en profonde mutation. L’essor démographique qu’elle connut s’accompagna de deux changements fondamentaux : le développement des cités et l’extension des surfaces cultivées. Cette période fut souvent perçue comme une ère de progrès et de relative prospérité. Du reste, l’histoire des constructeurs et le développement des cathédrales gothiques furent liés à l’essor des villes dans le monde chrétien ainsi qu’à l’expansion des ordres monastiques que connut l’Europe dès la fin du premier millénaire.Elle s’exprima dans l’art gothique qui se répandit, dans la floraison des cathédrales qui modelèrent un nouveau paysage urbain, mais aussi dans l’émulation intellectuelle des grandes cités. Ce bouillonnement intellectuel du XIII°siècle trouva son expression dans la disputatio,[3] sorte de joute théorique. Cette spectaculaire évolution se manifesta par le développement des échanges économiques, la réduction du nombre des disettes, les progrès techniques. Or, l’un des acteurs essentiels de ces transformations fut l’Église catholique, dont le chef spirituel était le pape. Elle était d’autant plus respectée que la population communiait dans une foi profonde et sincère, quoique entachée de violences et de superstitions. Au cœur du message chrétien, au Moyen Âge, nos ancêtres nourrissaient l’espoir d’être sauvés et l’angoisse d’être condamnés lors du Jugement Dernier. Les morts seraient alors jugés par Dieu selon leur foi et leurs œuvres: les bons iraient au paradis, les méchants en enfer. Entre les deux, l’Église médiévale développa l’idée du purgatoire, un lieu où l’on « purgerait » les fautes avant le paradis. C’est pour les hommes imparfaits l’espoir d’être sauvés après un temps plus ou moins long de pénitence. 

Toutefois, comme l’écrivit Georges Duby[4], « L’époque, en fait, fut dure, tendue, et fort sauvage« . Les conflits entre les différentes classes de la société furent fréquents. L’insécurité et la crainte résignée du lendemain étaient symbolisées par la roue de Fortune[5], que l’on trouvait souvent représentée dans les églises et dans les manuscrits.

C’est en ces temps de chambardements que le pape Honorius IV[6] mourut le 3 avril 1287. Les cardinaux se réunirent en conclave très rapidement mais leur assemblée fut frappée par l’épidémie qui conduisit six cardinaux à se présenter devant leur créateur ; funeste présage !  Après dix mois, le 22 février 1288, les survivants élurent comme pape, à l’unanimité, le cardinal-évêque de Palestrina[7]. Théologien et ministre général des Franciscains, Jérôme d’Ascoli avait été promu cardinal par Grégoire IX[8] qui l’avait envoyé comme légat[9] à Constantinople en 1272 pour travailler à l’unité des Églises en invitant les Grecs à participer au second concile de Lyon. 

Peu après son intronisation, le premier pape franciscain nomma comme cardinaux deux Colonna[10], Napoléon et Pierre, et le ministre général des franciscains, le théologien Mathieu d’Aquasparta. Cette connivence avec la famille des Colonna qui avait déjà fourni deux papes : Jean XII et Benoît IX[11] fut à l’origine de tensions voire de troubles à Rome. 

Par ailleurs, le 28 mai 1291, en Palestine, les 200 000 hommes du sultan El Achraf Khalil réduisirent les défenses de Saint-Jean d’Acre, malgré la résistance des Templiers groupés autour du grand maître Guillaume de Beaujeu. Saint-Jean d’Acre était l’ultime bastion de ce qui fut le royaume franc d’Orient. Sa chute mit un point final à l’épopée des croisades presque deux siècles après la prédication du pape Urbain II. Nicolas IV tenta en vain d’organiser une nouvelle croisade en fusionnant Templiers et Chevaliers de Saint-Jean. 

Sourcilleux quant à ses pouvoirs temporels, il employa sa diplomatie à obtenir du roi Alphonse d’Aragon[12] la libération du roi Charles II de Naples qu’il retenait prisonnier. Charles se rendit aussitôt à Rome, où il fut couronné solennellement le 19 mai 1289. 

Soucieux des missions en Orient, Nicolas IV envoya en 1288 en Tartarie[13] le franciscain Jean de Montecorvino, qui remplit une ambassade auprès du roi de Perse, puis, en 1291, rejoignit l’Inde et parvint jusqu’à la cour du grand khan[14] des Tartares, auprès duquel il demeura onze ans. En Europe, il fonda les universités de Montpellier[15] et Lisbonne.Nicolas IV mourut le 4 avril 1292, après seulement quatre ans de pontificat, et fut inhumé dans la basilique Sainte-Marie-Majeure, qu’il avait restaurée. 

Érik Lambert


[1] Régine Pernoud, médiéviste qui publia en 1977, un livre décapant, Pour en finir avec le Moyen-Âge dans lequel mille ans d’histoire resurgissent. Le Moyen Âge est mort, vive le Moyen Âge !
[2] Expression que l’on doit à Raoul Glaber (985 – 1047), moine clunisien et chroniqueur du roi Robert le Pieux, témoignant au début de l’an mil du phénomène de reconstruction des églises, et de l’érection des cathédrales avec la formule désormais célèbre du « blanc manteau d’églises » qui recouvre le monde.
[3] Il s’agissait d’un débat, un mode de réflexion argumentative qui a progressivement supplanté la pédagogie monastique vouée à la seule lectio. La disputatio de quolibet (débat en règle sur tout sujet) est la forme la plus solennelle que revêt la disputatio dans l’Université médiévale. Le genre est illustré par les plus grands noms de la scolastique comme Thomas d’Aquin ou le franciscain Guillaume d’Ockham.
[4] Historien médiéviste membre de l’Académie française et professeur au Collège de France qui est un des rares historiens à voir son œuvre publiée dans la « Bibliothèque de la Pléiade ». 
[5] Les Grecs avaient fait de la Fortune (fille de Zeus) une divinité qui dispensait bien et mal selon ses caprices. Les Romains l’adorèrent dans de nombreux temples sous le nom de Fortuna, puis l’on représenta la Fortune sous les traits agréables d’une jeune femme ailée, parfois nue, souvent les yeux bandés, le pied posé sur une roue, ayant à la main une corne d’abondance. La roue tourne : qui aspire à devenir riche doit prendre garde. La Fortune, aux yeux bandés, ne sait à qui elle distribue. Le mouvement de la roue est continuel et toujours, les hommes seront sensibles aux charmes de la déesse Fortune : on est au plus haut ou au plus bas de la roue ; tel est le symbole de la vie humaine.  Au sens figuré, la roue de la fortune représente les révolutions, les hasards et les vicissitudes dans la vie des hommes : la roue tourne et ne s’arrête jamais.
[6] Pape de 1285 à 1287. Il s’est opposé aux prétentions espagnoles en Sicile. 
[7] Ville importante du Latium déjà du temps des Romains. 
[8] Devenu pape en 1227 il joua un grand rôle, avant son accession au souverain pontificat, dans la formation de l’ordre des Frères mineurs (Franciscains). Il fut l’ami de François d’Assise, pour lequel il éprouvait une très vive admiration et dont il suivit les entreprises en se faisant nommer cardinal protecteur de l’ordre. Il dirigea celui-ci vers des entreprises d’action et vers une règle de vie qui ne correspondaient peut-être pas à l’idéal du Poverello. Son œuvre principale, fut l’organisation de l’Inquisition érigée en office universel afin de lutter contre l’hérésie.
[9] Le légat a latere est un cardinal représentant, dans des circonstances exceptionnelles, le pape en personne, et il a droit aux mêmes égards que ce dernier.
[10] Au Moyen Âge et à la Renaissance, la péninsule italienne était constituée de multiples États voire de villes-États dominés par de puissantes familles.  À l’instar des autres familles nobles d’Italie, les Colonna, puissant lignage romain apparu à la fin du XIe siècle, recourent à la violence afin de s’imposer sur la scène politique. Rome s’embrase souvent de leur fait comme, par exemple, en 1455, au lendemain de l’élection pontificale de l’oncle de Rodrigo Borgia, sous le nom de Calixte III. Les Colonna affrontent alors dans les rues leurs ennemis héréditaires, les Orsini. Partisans de longue date des Borgia, les Colonna mettent leurs armes à leur service, que ce soit sous Calixte III ou sous Alexandre VI, contre leurs adversaires, en particulier les della Rovere. 
[11] Puis Martin V au XV°siècle.
[12] Le traité de Tarascon signé le 19 février 1291 par le pape Nicolas IV, le roi Charles II de Naples (maison d’Anjou) et le roi Alphonse III d’Aragon. Suite au conflit opposant la papauté, alliée à la maison d’Anjou, et la maison d’Aragon pour la possession du royaume de Sicile. Ce conflit ouvert par les Vêpres siciliennes de 1282 est aggravé par la croisade d’Aragon de 1285. Le roi de France Philippe le Bel et Nicolas IV, soutiens de Charles 1er de Sicile, voulurent chasser le roi Jacques 1er de Sicile. Pour y parvenir, ils engagèrent des négociations avec son frère aîné le roi Alphonse III d’Aragon qui aboutirent à la signature du traité de Tarascon.
[13] Nom donné par les Européens au Moyen-Âge à la partie de l’Asie centrale et septentrionale s’étendant de la Mer Caspienne et de l’Oural à l’Océan Pacifique.  
[14] Titre porté par celui qui exerce un pouvoir politique, religieux dans le monde mongol ou soumis à l’influence mongole (Turquie, Perse, sous-continent Indien)
[15] Héritière de la Faculté de médecine créée en 1289, l’Université de Montpellier a été l’une des premières à paraître en Occident.