Archives de catégorie : Edito

Edito de septembre

Le choix de la rentrée

Au retour des vacances, le rêve d’une vie libre et légère (pour ceux qui ont pu la goûter) est vite ramené à la réalité des difficultés quotidiennes accrues dans l’insouciance de l’été. Car comme il est de piètre tradition, des décisions impopulaires y ont été prises : nouvelles augmentations des prix de l’énergie, de la taxe foncière… dont les effets pèseront encore davantage sur les moins favorisés, ajoutant au lourd climat social dont témoigna l’ampleur inédite du toujours actuel conflit des retraites, ainsi que (quoique d’une façon plus confuse) les émeutes consécutives à la mort du jeune Nahel. De même qu’il n’a été apporté qu’une réponse répressive à ces dernières, réponse dont la légitimité, mais aussi l’insuffisance et la brutalité, ne sont pas contestables, de même les réponses gouvernementales aux inégalités criantes, au délabrement général des services publics, au grave dysfonctionnement démocratique et à l’urgence climatique ne sont qu’annonces pour le moins superficielles, perçues par la population comme des effets de manche inconsistants, voire de grossières diversions. Faut-il par exemple se soucier de l’habillement de quelques collégiens plus que des 2 000 écoliers qui vivent dans la rue ? Peut-on se féliciter du « ralentissement » de l’inflation alors que nombre de familles se nourrissent à grand peine et tandis que les profits battent des records indécents, ceux de l’État compris, qui privilégie les impôts indirects les plus injustes et fourbit déjà d’autres 49-3 ? Peut-on se targuer d’une quelconque action climatique lorsque la seule mesure prise alors que sévissait une sécheresse prémonitoire fut de tenter d’interdire les Soulèvements de la Terre dans l’ignorance du caractère de cette association et au mépris du droit ?

Comment ne pas réagir devant les constats que chacun peut faire à moins d’un aveuglement coupable sur les grandes difficultés dans lesquelles se débat la plus grande partie d’entre nous dont les plus fragiles s’enfoncent dans la misère ? Comment peut-on se vivre comme membre du peuple de Dieu et ne pas faire entendre la voix de l’Évangile dans notre monde blessé, déchiré, afin qu’y soient restaurées l’espérance et la charité, en commençant par aider nos politiques et nos grands acteurs économiques à en revenir à une démarche de vérité et de justice, condition d’un retour à l’écoute d’où seulement renaîtra la confiance très largement perdue ? Le pape François, lui, ne ménage pas sa parole au nom de notre Église, ici pour inviter le gouvernement ukrainien aux concessions territoriales nécessaires à la paix, là pour inciter les patrons du MEDEF réunis dans leur université d’été à quitter la posture de mercenaires de la finance pour s’investir dans le « soin de la Création », dans le « bien commun », à retrouver « l’odeur de l’atelier », à protéger la dignité des travailleurs et l’intégrité de la Maison commune, « notre terre [qui] ne résistera pas à l’impact du capitalisme ». L’épiscopat français, en revanche, garde le silence devant les événements qui secouent le pays et les tensions qui en aggravent les fractures ; il ne s’effraie pas, du moins officiellement, des dérives ultra-libérales et autoritaires, des dangers imminents qui minent la cohésion sociale et la démocratie. On peut concevoir que tous nos évêques, comme nous-mêmes, ne sont pas toujours d’accord entre eux, que même certains, à l’instar des conservateurs de l’Église états-unienne, s’opposent aux initiatives de dialogue et aux admonestations du pape François contre la course au profit. On peut également alléguer l’histoire française des relations entre l’Église et l’État pour justifier le mutisme politique, voire se croire obligé à une réserve honteuse après le choc provoqué par le rapport de la CIASE. On peut aussi s’aligner sur la tradition dépassée de garant de l’ordre établi qui traversa l’histoire de l’Église en contradiction avec son rôle civilisateur éminent et de défense des démunis contre les puissants dans les ordres du soin, de l’éducation, de la justice, des Dix Commandements donnés à Israël pour mieux vivre en société aux prêtres ouvriers en passant par les abbayes dont le tissu structura l’Europe et maintint une vie intellectuelle au cours de longs siècles obscurs.

Mais le choix du silence est exclu car les défis majeurs qui se présentent amènent chacun à se prononcer. La Lumière de celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie n’est pas faite pour être placée sous le boisseau. L’Église aujourd’hui est-elle réellement la barque du Christ dans ce monde ? Est-elle capable, en France, d’être témoin de la Bonne Nouvelle, et donc d’apporter une parole critique ? Il en va de la responsabilité et de la conscience de chacun de le déterminer.

Le comité de rédaction

EDITO DE JUILLET

Liberté ou sécurité ?

Le 7 juin dernier, dans le cadre d’une « clarification » du code de procédure pénale voulue par le gouvernement, le sénat autorisait l’activation du micro et de la caméra du téléphone portable à l’insu de son propriétaire. S’il est vrai que cette disposition est limitée dans son usage, il n’en reste pas moins qu’elle prend place dans un ensemble dont nombre de sénateurs — entre autres — dénoncent la confusion, et plus généralement dans un recul constant des libertés pu-bliques et privées. La raison invoquée, qui rendrait nécessaires ces atteintes répétées, est partout et toujours la même : la sécurité. Celle-ci n’étant pas plus assurée pour autant, la course en avant qui en résulte, de lutte anti-terroriste en mesures anti-covid, fait penser à la définition de la folie selon Einstein : faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent. Quoi qu’il en soit, la question du rapport entre sécurité et liberté s’impose à nous, et plus précisément celle du poids de la technologie dans leur balance.

On voit déjà un paradoxe dans l’usage actuel de la technologie en elle-même. Destinée à offrir de nouvelles possibilités et donc de nouvelles libertés, elle se trouve produire l’effet contraire en réduisant l’autonomie et le pouvoir de décision de l’individu qui, par exemple, confie ses choix d’itinéraire, d’achat, d’opinion et même de vie sentimentale à des applications, au détriment de son libre arbitre, de la rencontre avec le prochain et des cadeaux de la providence. Certes, il ne s’agit pas là à proprement parler de sécurité, mais de praticité. Toutefois les deux se confondent dans l’illusion d’une maîtrise du destin si absolue qu’en seraient écartés tout danger, toute épreuve, toute surprise… rêve d’une sécurité parfaite où se vivrait la satisfaction de tous les désirs : une sorte d’Éden 2.0, en somme, où, démiurge de sa propre existence, chacun en contrôlerait tout, de la procréation assistée à la mort décidée.

Jésus est apparu dans un monde en proie à de multiples craintes et dangers. Mesurons ce que le décalogue et les lois mosaïques apportèrent de structuration et de sécurité au peuple hé-breu. Ces lois organisèrent la vie et la liberté collectives de manière plus harmonieuse et durable, telle la règle du sabbat protégeant le repos du travailleur. En accomplissant un miracle ce jour-là, ou lorsque ses disciples affamés arrachèrent des épis, Jésus fut accusé de transgresser la loi divine. Au contraire, il n’était pas venu l’abolir, mais l’accomplir, c’est-à-dire lui donner tout son sens divin que la stricte observance littérale des Pharisiens avait fini par dévoyer : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat », dit-il. En prenant cette liberté, Jésus nous montre que c’est le Père qui nous l’accorde par Sa loi et que toute autre liberté que l’homme se donne à lui-même doit être rendue — pour employer un raccourci — à César. Cela signifie pour un chrétien que la liberté consiste à se laisser défaire de ses penchants contraires à l’Évangile afin de pro-gresser dans la voie de la sainteté. Jésus ne l’impose jamais, ses recommandations sont toujours précédées de « Si tu veux… ». Mais il ne s’agit pas d’affirmer une volonté personnelle, bien plutôt de la soumettre à celle du Père, sur la terre comme au ciel : « Père, si tu le veux […] non pas ma volonté, mais la tienne. », dit-il encore au jardin de Gethsémani.

Dans notre société technologique que son idolâtrie du confort rend sourde au Verbe divin, comment s’étonner que la liberté se conçoive comme l’espace du bon plaisir que rien ne limite, pas même les lois naturelles. Et comment s’étonner qu’il en résulte un sentiment profond et diffus de désordre, de menace, lequel engendre dans un cercle terriblement vicieux une demande crois-sante de sécurité. Que la technologie soit appelée au secours pour l’assurer montre à quel point celle-ci occupe dans les esprits la place d’un dieu omnipotent. Pourtant, quiconque est animé par la foi l’apprend chaque jour : il n’est de liberté ni de sécurité qu’en Dieu, unies en une seule et même grâce qui est le salut.

Le comité de rédaction

Edito de juin

En mai, fais ce qu’il te plaît
(mais ne l’impose à personne)

Les nouvelles se sont égrenées au fil des jours de mai sans rapport apparent les unes avec les autres, mais dont la succession composait une litanie qu’on aurait souhaitée moins affligeante. Ainsi entendit-on au tout début du mois qu’en réponse au ministre de l’éducation qui venait de signaler l’importante augmentation des atteintes à la laïcité à l’issue du Ramadan, le recteur de la Grande Mosquée de Paris s’insurgea contre ce qu’il considérait comme un procès discriminatoire, en outre fermement condamné par l’organisation « Musulmans de France ». Le 10 mai, on apprit la démission du maire de Saint-Brévin après l’incendie criminel de son domicile. Un lourd climat de tension et de menace pesait sur la municipalité du fait des menées d’opposants à l’implantation d’un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA). La surdité à ses appels de l’État, qui lui avait pourtant imposé le centre, avait préalablement usé et découragé l’édile. Quatre jours plus tard, le 14 mai, c’était au tour de membres du mouvement catholique traditionaliste Civitas d’alimenter la chronique après q’ils eurent empêché par la force la tenue d’un concert de l’organiste Kali Malone prévu dans l’église Saint-Cornély de Carnac dont ils bloquèrent l’entrée aux cris de « Arrière Satan ! », jugeant « profanatoire » l’oeuvre de l’artiste contemporaine. Et la litanie continua, chaque jour apportant son lot d’absurdité et de confrontation obtuse et brutale, en mai comme sans doute en juin et désormais tout au long de l’année. Suffit-il de le déplorer, doit-on s’y résigner ? Certainement non, pas en tant que citoyen et encore moins en tant que chrétien.

Essayons de comprendre ce phénomène de notre temps : la fragmentation de la société individualiste en de multiples groupes et groupuscules incapables de dialoguer, constitués et mus par la volonté d’imposer leurs intérêts particuliers au mépris de l’intérêt général et au nom d’une vérité qu’ils seraient seuls à posséder contre tous. Faut-il imputer cette involution aux formes spectaculaires du journalisme dominant qui se repaît de polémique, de « clash », aux réseaux dits « sociaux » qui enferment dans des opinions arrêtées plutôt qu’ils ouvrent à d’autres conceptions ? C’est un peu court, dirait Cyrano, car il s’agit là de symptômes plutôt que des raisons profondes du mal. Nous constatons en effet chaque jour le délitement accéléré du lien social : macro-social avec le creusement indécent des inégalités et l’élargissement de la coupure entre les catégories dominantes et les autres, et donc la rupture du contrat social et le repli dans des mirages identitaires ; micro-social avec, par exemple, la disparition des principes élémentaires de la courtoisie qui témoigne d’un déficit aggravé d’attention au prochain, si ce n’est d’hostilité a priori. Dès lors, on ne peut dire un mot sans que l’interlocuteur, au lieu de chercher à le comprendre dans ses nuances, se demande à quel groupe ennemi l’on se rattache, d’où il déduit tout un discours convenu que l’on n’a jamais tenu, à quoi il répond par un autre discours convenu conclu par l’impossibilité définitive de s’entendre sur rien, d’autant que le langage lui-même tend à s’appauvrir par l’utilisation de formules toutes faites et de mots creux divulgués à l’envi par les médias. Or, on le sait, l’incapacité à s’exprimer par la parole est la grande porte ouverte à la violence.

Devant cette violence, le chrétien se trouve bien désemparé, comme devant la fragmentation de la société qui met à l’épreuve son amour du prochain et sa foi dans le salut collectif. C’est qu’il lui est imposé une double contrainte : d’un côté il ne peut réagir à la violence par la violence ni à l’individualisme par le repli sur lui-même, et de l’autre il ne peut accepter de subir ou que soient subies ni l’une ni l’autre. Il y a pourtant et toujours une solution à la double contrainte, et une seule : la refuser, comme Jésus nous apprend à le faire face aux multiples et vaines tentatives des pharisiens et des scribes pour le piéger. Comme lui, avoir le courage de résister sans trahir sa foi, insister inlassablement sur ce qui rassemble, soigner son langage en en chassant les lieux communs, cultiver l’écoute au lieu de fourbir ses réponses dogmatiques, élargir le débat plutôt que chercher à clouer le bec, ne viser qu’à la paix et au bien… la liste est longue des ressources dont nous trouvons la richesse et la puissance dans notre foi et dans l’Évangile. À quoi l’on peut ajouter, quand chacun prend le prétexte d’affirmer et de défendre sa liberté pour imposer sa vérité aux autres, qu’il n’est de liberté qu’en Dieu car Lui seul nous libère de nous-mêmes. Ainsi résonne particulièrement la parole de saint Pierre dans sa première épître (3,15-18), adressée (selon la Bible de Jérusalem) aux « étrangers de la Dispersion » (!) :« Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous ; mais faites-le avec douceur et respect. »

Le comité de rédaction

EDITO mai 2023

Les maux de la gouvernance

La pénibilité au cœur du refus populaire du recul de l’âge de la retraite a mis au jour une aggravation générale de la souffrance au travail. Elle a trois expressions : avec l’empilement de superviseurs de la supervision et de gestionnaires de la gestion, le poids hiérarchique dans l’entreprise est devenu étouffant et la tâche écrasante ; le travailleur est entravé dans le bon accomplissement de sa tâche par des préconisations hiérarchiques qui nient sa compétence et le conduisent trop souvent, contre sa conscience mortifiée, à mal faire ; privé de vision du sens et du devenir de sa tâche dans l’œuvre commune, il voit son action, et par là sa personne, réduites à celle d’un automate. En même temps que la concentration des richesses, on assiste à l’aspiration de la responsabilité et du pouvoir de décision vers les sommets hiérarchiques dont s’ensuit l’inefficacité, voire l’arrogante impéritie d’« élites » coupées des réalités (exemple : l’héroïsme des soignants a maintenu l’hôpital à flot pendant le covid alors que ses gestionnaires beaucoup mieux payés auxquels ils ont dû désobéir pour agir étaient totalement inutiles et dépassés). La souffrance au travail est donc essentiellement causée par une gouvernance qui vise, davantage qu’à la juste répartition de l’effort et du gain, au renforcement du pouvoir et à l’accroissement de la richesse d’éminences isolées qui ne descendent jamais de leurs hauteurs qu’en parachute doré.

La même involution s’observe de manière analogue dans l’organisation de notre vie collective — la politique — comme le conflit sur l’âge de la retraite l’illustre de façon presque obscène. Ce qu’il est convenu d’appeler la « classe politique », formée de professionnels qui tendent à ne plus représenter qu’eux-mêmes, aspire elle aussi tout le pouvoir de légifération et de décision, avec là aussi le même résultat de concentration extrême et sa conséquence d’impéritie patente que la population subit de plein fouet (délabrement des services publics, décrépitude des institutions, inflation, dette…). La richesse collective que constitue le débat démocratique, spectaculairement dégradée, est en outre confisquée par une sphère médiatique consanguine des cercles de pouvoir et régie par de grands groupes industriels ou financiers. Dans une démocratie où un ministre (Franck Riester) ne craint pas de déclarer que le débat ne peut s’organiser qu’« autour des sujets sur lesquels on est d’accord », on peut s’attendre de la part du peuple souverain à d’énergiques rectifications de l’ordre du jour ainsi qu’à une grave et dangereuse perte de confiance dans les institutions gouvernementales. Rappelons que le mot ministre, dérivé de minus, signifie « serviteur », et que l’oublier met la société en péril : une gouvernance avisée résout les conflits ; une gouvernance qui s’exerce en son propre nom ne génère que désordres et violence.

Animés par la charité, les catholiques ont le moyen et le devoir d’apporter remède aux maux de la gouvernance. Mais s’ils sont retenus par une sécularisation de la société qui cantonne leur influence à la sphère privée, ils le sont plus encore par les maux qui affectent leur propre gouvernance ecclésiale, très loin d’être exemplaire, comme le souligne cruellement le rapport Sauvé : tant de crimes auraient-ils été possibles si les coupables n’avaient pas été isolés dans une superbe où ils concentraient pouvoir institutionnel et, prétendument, richesse spirituelle ? Reconstruire une saine gouvernance dans l’Église est la responsabilité de tous les fidèles inspirés par l’Évangile. Par lui, le « Très-Saint-Père » est plus justement et simplement nommé « serviteur des serviteurs de Dieu » car « Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » (Marc 9,35). Rappelons-nous et rappelons à nos propres ministres qu’à la veille du supplice, Jésus récusa le nom de « Maître » — que pourtant il est, et seul est — en accomplissant le geste du lavement des pieds dévolu aux esclaves (Jean 13,1-15). Il réitéra alors l’exhortation qu’il avait prononcée en dénonçant la domination hypocrite des scribes et des Pharisiens : « Pour vous, ne vous faites pas appeler Maître; car vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre Père : car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler Docteurs ; car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ. » (Matthieu 23,8-10). Faisons que par nous, aujourd’hui encore, Jésus proclame à tous que dans l’Église comme dans la Cité jusque dans le bureau ou l’atelier, le principe d’une juste gouvernance est celui de l’humilité fraternelle.

Le comité de rédaction

Edito d’Avril 2023

« Le cri du pauvre monte jusqu’à Dieu, mais il n’arrive pas à l’oreille de l’homme. »

Ainsi s’exprimait Lamennais en 1834 dans Paroles d’un croyant, puisant son inspiration dans les paroles du Christ. Le cri des pauvres arrive-t-il aujourd’hui aux oreilles des catholiques ou sont-ils voués à défendre un ordre social établi ? Dès 1945, la présence de Gaston Tessier, de Georges Bidault, d’Eugène Claudius-Petit au sein du CNR illustra l’engagement catholique dans les mesures assurant la sécurité physique et économique des travailleurs par le contrat de travail. Mais force est de constater que les politiques néolibérales, la globalisation et les conséquences de la révolution numérique remettent en cause l’ambitieuse architecture de protection sociale patiemment tissée depuis deux siècles. L’actuelle réforme des retraites, dans la droite ligne du constant « détricotage » des dispositions du programme intitulé « Les Jours heureux par le CNR », montre qu’il s’agit bien d’un choix de société. Les chrétiens ne peuvent y rester indifférents car il en va du bonheur de l’être humain.

La finance et le capital donnent le la. Le travailleur n’est qu’une variable d’ajustement parmi d’autres. Les lobbies privilégient leurs intérêts sans se soucier des plus démunis. Ils amassent pour amasser. Comment le chrétien pourrait-il demeurer muet alors que l’intérêt commun est bafoué par l’hégémonie arrogante de l’infime minorité qui s’attribue le bénéfice du travail du plus grand nombre ? Car ne nous y trompons pas : si les plus riches encensent la « valeur travail », c’est pour s’octroyer la plus grande part de la richesse en mettant à profit la technologie. Aujourd’hui encore, l’Évangile incite les chrétiens à être soucieux des conditions d’existence et des souffrances des plus petits car la dignité de chaque personne humaine est essentielle. Si l’Église ne doit abandonner personne sur le bord de la route, et si elle doit aussi cheminer avec les nantis, elle a d’abord vocation à être en Dom Helder Camara, en Oscar Romero, en l’abbé Pierre, en Jacques Gaillot, en Mère Thérésa, en Jerzy Popiełuszko. Pourtant l’institution, craignant sans doute de s’aliéner les bien-pensants, a déserté le monde ouvrier : Pie XII mit fin à l’expérience des prêtres-ouvriers qui pointaient à l’usine et parfois même s’engageaient dans les conflits sociaux et politiques ; Jean-Paul II humilia le prêtre et poète Ernesto Cardenal. Mais où doit se trouver l’Église si ce n’est aux côtés des humbles ? Nombreux sont les laissés pour compte du règne de l’économique et du financier. L’’être humain n’a que peu de valeur dans une société technologique lancée dans la course folle d’un « progrès » prométhéen. « Aucun effort de pacification ne sera durable, il n’y aura ni harmonie, ni bonheur dans une société qui s’ignore, qui met en marge et abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même » déclara le pape François lors des JMJ de Rio.

Les chrétiens ont un rôle à jouer : celui de gardien du souci de l’humain. Ils ont le devoir de faire entendre la voix de l’Évangile dans une société qui multiplie exclusions et injustices. Alors, oui ! Le cri de Lamennais est toujours celui des chrétiens face à l’iniquité de réformes qui pèsent toujours sur les petits au profit des riches. « … que le riche et le patron se souviennent qu’exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l’indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines. Voilà que le salaire que vous avez dérobé par fraude à vos ouvriers crie contre vous, et la clameur est montée jusqu’aux oreilles du Dieu des armées » Frères et sœurs en Christ, souvenons-nous de ces paroles de Léon XIII et soyons des combattants de la justice afin de proclamer la Vérité.

Le comité de rédaction

Édito de mars 2023

Le sabbat de toute une vie

L’accroissement de l’espérance de vie est l’effet heureux de beaucoup de facteurs con-jugués : progrès scientifique et technique ; généralisation et approfondissement de l’éducation ; conquêtes sociales le plus souvent arrachées de haute lutte : diminution du temps de travail, congés payés, sécurité sociale, indemnisation du chômage… Et bien sûr la retraite. Le gain d’espérance de vie est le fruit de l’effort collectif qui a permis toutes ces avancées, et non le ca-deau de bons princes à la communauté. Il est bon de le rappeler au moment où l’on entend répé-ter l’argument selon lequel, puisque l’on vit plus longtemps, on devrait logiquement travailler plus longtemps. Observons ce qui sous-tend cette équation aux allures algébriquement indiscu-tables.

« Le sabbat a été fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat. » (Marc 2,28). De même, le travail est fait pour l’homme et non l’homme pour le travail, qui est la condition de sa survie biologique tel que Hannah Arendt le définit selon la tradition philosophique (La Condition de l’homme moderne). Parce que l’homme a accru le temps de sa survie biologique, est-il condamné à utiliser ce gain à travailler plus longtemps ? Pourquoi, s’il n’en retire pas le bénéfice ? Pour qui, s’il n’est pas libre d’en jouir lui-même ? À chacun de déterminer où s’entassent les surplus de richesse ainsi produits. Pas, en tout cas, chez ceux qui participent le plus durement à l’effort commun et qui se trouvent, comble d’injustice, être ceux dont l’existence est la moins confor-table et la plus brève. De même que le repos et le partage du dimanche sont de plus en plus sacrifiés aux exigences économiques et consuméristes, de même la retraite qui est en quelque sorte le sabbat de toute une existence, devrait se réduire comme peau de chagrin au nom des mêmes exigences de production alors que le monde — le nôtre, du moins — n’a jamais été glo-balement aussi riche ? C’est notre effort collectif qui a créé cette richesse comme il a permis l’allongement de la vie, et cela justifierait maintenant de travailler plus longtemps ? On voit bien le non-sens absolu de cette arithmétique vicieuse ; à moins de viser l’immortalité…

Dès lors l’argument change de point d’attaque : il oppose les actifs aux inactifs, les se-conds pesant dangereusement et coupablement sur les premiers. La réalité de la vie y apporte un premier démenti : les « inactifs » sont très loin de l’être ; ils sont au contraire et généralement plus occupés qu’au temps de leur activité professionnelle contrainte, cette fois par des tâches essentielles à la collectivité, familiales, associatives, éducatives, humanitaires, artistiques, spiri-tuelles… Second démenti, anthropologique celui-ci : l’homme est le seul mammifère qui survit à l’épuisement de ses facultés procréatives. Depuis des temps immémoriaux, les anciens font par-tie intégrante de la collectivité, ils assument la protection et l’éducation des petits enfants inca-pables de survivre sans eux, ils maintiennent la cohésion et la continuité biologique et culturelle de l’espèce. Devraient-ils aujourd’hui délaisser ces fonctions primordiales pour claudiquer comme au temps de leur vaillance derrière rennes et mammouths, fussent-ils ceux du CAC 40 ? À moins d’une rupture anthropologique aux conséquences incalculablement désastreuses, la réalité de la vie humaine n’est pas scindée en actifs et inactifs, mais une : elle repose sur la fra-ternité qui commande que chacun participe selon ses moyens à la vie collective dont il reçoit ce qui est nécessaire à ses besoins (Acte 2, 44-47 ; Acte 4, 32-35).

Arguer de l’allongement de la vie pour reculer l’âge de la retraite revient à considérer ce temps de libre disposition de ses capacités comme un temps de « non-vie », inutilement coûteux pour la société. Cela induit également que le travail n’aurait de réalité et de sens que dans le cadre de l’emploi, très majoritairement salarié. Or, celui-ci est en dernière instance subordon-né aux choix d’élites socio-économiques qui apparaissent de plus en plus préoccupées de leurs seuls intérêts. Nul doute donc que la question des retraites révèle d’autres interrogations fon-damentales sur la justice sociale, sur la démocratie réelle, sur le partage des richesses et sur ce qu’est le travail, sa nature, son organisation et ses finalités. Quel que soit le résultat du conflit en cours, l’ampleur du mouvement a déjà montré l’urgence et la volonté d’y réfléchir collectivement.

Le Comité de rédaction

Edito de Février 2023

Reconnaissance

Qui n’a rêvé de voir Jésus de ses propres yeux ! Luc nous relate que lors de sa présentation au temple comme il se devait pour tout nouveau-né, Siméon l’y attendait, « averti par le Saint Esprit qu’il ne mourrait point avant d’avoir vu le Christ du Seigneur » (Luc 2,26). Siméon reçut dans ses bras l’enfant âgé d’un peu plus d’un mois et entonna aussitôt le cantique Nunc Dimitis : « Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole » (Luc 2,29). Il fut bientôt rejoint dans cette reconnaissance immédiate et certaine par Anne, la prophétesse qui « survenue, elle aussi, à cette même heure, (…) louait Dieu, et (…) parlait de Jésus à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem » (Luc 2,38). Comment Siméon et Anne le reconnurent-ils ? Est-ce vraiment avec leurs yeux qu’ils le virent ? Et combien furent-ils à ne voir en lui qu’un nourrisson comme un autre ?

Nous aurions tant aimé voir Jésus, mais sommes-nous certains que nous aurions reconnu en lui le fils de Dieu quand douze ans après dans ce même temple ses parents eux-mêmes « furent saisis d’étonnement » (Luc 2,48) et « ne comprirent pas ce qu’il leur disait » (Luc 2,50) ? C’est que voir de ses yeux est si peu de chose en regard de l’Éternel. François nous le dit dans sa première admonition : « Dieu est esprit, personne n’a jamais vu Dieu »(5), et « Il en va de même pour le Fils : en tant qu’il est égal au Père, on ne peut le voir autrement que le Père, autrement que par l’Esprit » (7). Reconnaître implique en effet un préalable de connaissance. Mais personne ne peut connaître Dieu qui « habite une lumière inaccessible » (5), et donc personne ne peut connaître son Fils, ni a fortiori le reconnaître. Car ce qui, en nous, connaît Jésus, c’est l’Esprit, dans la mesure où nous « reconnaissons » qu’il s’y trouve et qu’il y agit, qu’il nous « avertit », comme Siméon. Le mot reconnaissance prend dès lors le triple sens d’aveu, de confirmation et de gratitude, toutes dimensions inhérentes à la foi en progrès. Ainsi Jésus s’est-il soustrait à nos yeux de chair pour mieux nous habiter en Esprit, comme il l’annonça lui-même lors de la Pentecôte, de manière que le monde le reconnaisse. Car « Il était dans le monde, et le monde était venu par lui à l’existence, mais le monde ne l’a pas reconnu » (Jean 1,10). François nous le dit encore à propos de l’Eucharistie, en qui l’on peut voir une sorte de quotidienne présentation au temple : « chaque jour il s’abaisse », « chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles » (16 et17). Sommes-nous capables de reconnaître « les très saints Corps et Sang de notre Seigneur Jésus-Christ » (9) dans le pain et le vin comme Siméon et Anne reconnurent le Sauveur dans le corps d’un nourrisson ? Combien de fois, lorsque nous communions, sommes-nous conscients de recevoir le Seigneur ? Combien de fois réussissons-nous à pratiquer l’ascèse nécessaire : faire silence en nous pour y entendre le Verbe créateur, déciller nos yeux de chair pour que s’ouvrent en nous les yeux de l’Esprit. À l’instar des compagnons d’Emmaüs, reconnaître Jésus à la fraction du pain, c’est comprendre qu’il était déjà présent dans notre cœur « brûlant ». C’est le sens de la béatification de Carlo Acutis (2013), un adolescent italien semblable aux autres comme le nouveau-né du temple l’était aux autres nourrissons, et pourtant voué si tôt à la dévotion de l’Eucharistie qu’il reçut la communion dès l’âge de sept ans.

Siméon, François, Carlo… et que dire de nous ? Inspirons-nous d’Anne qui « parlait de Jésus à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem » et de Carlo qui consacra deux des seize années de sa trop courte vie à rassembler la documentation de 136 miracles eucharistiques dans une exposition qui fit le tour du monde. Ils nous rappellent que la foi grandit dans son partage avec le prochain, et davantage encore avec celui qui l’ignore mais en qui elle ne demande qu’à éclore et à croître par la reconnaissance de celui-même que l’Esprit a visité. Car s’il n’appartient qu’à Dieu de se révéler à chacun, il appartient à chacun de le reconnaître authentiquement et de témoigner de cette reconnaissance par la mise en actes de l’Évangile, sachant que si chaque jour Jésus s’abaisse, vient jusqu’à nous dans l’Eucharistie, il vit aussi à chaque instant dans l’affamé, l’assoiffé, l’étranger, le dépouillé, le malade, le prisonnier… (Matthieu 25,31s) en qui l’Esprit nous donne de le reconnaître avec la même fervente fidélité.

Le comité de rédaction

Edito Janvier 2023

Le défi de l’Épiphanie

Notre monde est confronté à des défis économiques, écologiques, démographiques, culturels, moraux… d’une ampleur inédite tant par leur urgence que par leurs dimensions désormais planétaires. Tous liés les uns aux autres, ils interagissent comme un seul défi si gigantesque qu’il semble échapper aux solutions humaines. Pourtant, à y regarder de près, il est essentiellement posé à l’homme par l’homme : alors que le monde n’a jamais été aussi riche, la communication aussi immédiate, que globalement la tyrannie et l’ignorance s’effacent devant les formes démocratiques et les facilités d’échange, ces progrès sont corrompus par une avidité sans limites, une inégalité et une injustice croissantes, l’accaparement, la démission des « élites », lesquelles vivent de plus en plus dans un entre-soi repu comme l’illustre la dernière COP, honteuse vingt-septième du nom. Cet égoïsme irresponsable fait croître dans les peuples un désintérêt pour la politique et une défiance envers les savoirs tels que la résignation, le déni individualiste, les aventures les plus malignes apparaissent comme des refuges au désarroi. 

Jésus est né dans un monde qui, bien que très différent du nôtre, vivait des défis analogues. Que vint-il manifester par l’Épiphanie, quand pour la première et dernière fois, trois « rois[1] » s’agenouillèrent devant un pauvre nouveau-né parmi des bergers misérables ? Certainement pas une domination, fût-ce pour le bien, comme il l’affirmera au dernier jour devant Pilate : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. » (Jean 18,37). Il faisait ainsi écho à un prophète millénaire : « Samuel fut mécontent parce qu’ils avaient dit : « Donne-nous un roi pour nous gouverner », et il se mit à prier le Seigneur. Or, le Seigneur lui répondit : « Écoute la voix du peuple en tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils rejettent : ils ne veulent pas que je règne sur eux. » (Premier livre de Samuel 8,6-7). Les guerres sont décidées par ceux qui ne les font pas et faites par ceux qui ne les ont pas décidées ; le réchauffement climatique dû à la surconsommation des pays riches touche cruellement les pays pauvres de surcroît victimes de pillage néo-colonial ; l’argent s’accumule sur l’argent et la misère sur ceux-là mêmes qui produisent les richesses dans les champs, dans les mines, dans les usines, dans les bureaux… Si les malheurs contemporains sont d’autant plus subis qu’on en est éloigné de la responsabilité — et inversement —, la solution n’est certes pas de rajouter de la domination à la domination, mais au contraire, comme le Centurion de Capharnaüm (Matthieu 8,5-11), de se soumettre à la seule qui ait un sens et une valeur, à la puissance de bonté qui guérit, apte à faire de chacun le frère de tous, à susciter le courage de l’impossible et l’audace du possible propres à relever le défi que nous nous sommes nous-mêmes imposé et qui pourtant nous dépasse, comme Samuel en avertit ses contemporains : « Ce jour-là, vous pousserez des cris à cause du roi que vous aurez choisi, mais, ce jour-là, le Seigneur ne vous répondra pas ! » En effet, Il ne répondra pas à ces cris-là : il nous revient d’emprunter la voie que Jésus nous ouvre on ne peut plus clairement : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » (Marc 9,35).

L’Évangile est l’Espérance de notre monde. Encore lui faut-il un corps qui l’incarne, des mains qui le mettent en œuvre, des pieds qui l’apportent à ceux qui, bien souvent sans le savoir, suivent sa voie de sainteté. C’est la raison d’être de l’Église, corps du Christ. Mais au moment où l’on voudrait la voir porter haut et fort la solution de l’Évangile, celle qui s’érigeait en champion de la morale sexuelle subit un terrible retour de bâton. L’ignominie des abus ne doit toutefois pas nous cacher leur valeur de symptôme : ils sont l’effet de modes de domination importés de longue date dans une Église trop souvent et trop mal inspirée par les puissants, en contradiction avec sa vocation au service fraternel. L’Espérance qu’elle se doit de porter dans le monde passe donc d’abord par elle-même tout entière, par son peuple et pas seulement par ceux qu’il distingue pour l’animer au seul service du Christ. C’est le défi majeur qu’elle se doit relever avec urgence, car Dieu ne sauvera pas le monde sans le concours de l’humanité.

Le comité de rédaction


[1] Trois mages, du grec gos, dont la tradition a fait des rois.

EDITO Décembre

Sobriété ou tempérance ?

Combien de familles se heurteront au même dilemme à l’approche de Noël : offrir des cadeaux aux enfants ou chauffer la maison ? Chez les dix millions d’entre nous qui vivent sous le seuil de pauvreté, la question sera tournée et retournée en vain. Elle occupera moins les familles aisées, et pas du tout les plus riches dont la fortune s’est encore considérablement accrue ces dernières années. Dans cet état de choses, la fin proclamée de l’abondance et de l’insouciance sonne comme une mauvaise plaisanterie, cruelle pour les uns, incongrue pour les autres.

Luc (16 : 19-31) décrit une situation analogue. Un riche dont la « vie n’était chaque jour que festins et plaisirs » restait étranger à la présence du « pauvre, nommé Lazare, qui se tenait couché devant le portail de sa villa, le corps couvert de plaies purulentes ». Pourtant Lazare « aurait bien voulu calmer sa faim avec les miettes qui tombaient de la table du riche ». Puis, lorsqu’au terme de ses misères, Lazare fut emporté par les anges auprès d’Abraham et que le riche souffrit à son tour dans les flammes du séjour des morts, le fossé qui séparait les deux hommes s’élargit en un abîme d’une telle immensité que, comme Abraham le décrit : « même si on le voulait, on ne pourrait ni le franchir pour aller d’ici vers vous, ni le traverser pour venir de chez vous ici ».

Cette parabole d’une très grande portée spirituelle peut plus modestement aider chacun à méditer la notion de sobriété autrement qu’elle s’impose aujourd’hui. Efforçons-nous, par exemple, d’oublier l’injustice de la situation initiale et de ne pas voir sa conclusion sous le jour du châtiment et de la récompense ; considérerons plutôt que Lazare et le riche représentent deux versants d’une même humanité souffrante. Bien que l’idée choque — entre qui manque de tout et qui jouit de tout, l’écart est insupportable — le mal n’est-il pas dans l’obsession d’une jouissance tout illusoire et matérielle, qu’on s’en gave quotidiennement ou qu’on en rêve comme de la seule espérance ? N’est-ce pas la gloutonnerie indifférente d’un côté et la dépendance attentiste de l’autre qui creusent l’abîme en nous et entre nous, avec le terrible résultat que constate Abraham ?

Et qu’est-ce au fond que la sobriété sinon le contraire de l’ébriété ? Ce n’est pas la pauvreté qu’il convient d’opposer ici à la richesse, mais la lucidité (la lumière, qui est première) à l’ivresse, c’est-à-dire à l’idolâtrie des festins et des plaisirs, commune malgré les apparences au patachon et à celui qui se tient « couché devant son portail » en attente de quelques miettes. Bien sûr, la responsabilité du riche est à la mesure de ses privilèges, mais cela ne dispense pas le pauvre de la sienne, plus fondamentale encore. À bien lire Luc, ce qui condamne le riche (il n’a pas d’autre nom que le « riche ») est sa surdité à la voix du ressuscité : Jésus qui nous dit : « celui qui boira de l’eau que moi je lui donnerai n’aura plus jamais soif » (Jean 4 : 14). Et ce qui sauve Lazare n’est pas sa sobriété imposée, mais d’avoir bu de cette eau-là, c’est-à-dire d’être pauvre au sens évangélique. De même aujourd’hui, seule la poursuite de la paix et du bien nous remettra sur la voie de l’amour du prochain et de la création, et donc de la tempérance sans laquelle la sobriété n’est qu’une pause entre deux agapes. N’attendons pas couchés devant le portail du « riche », saisissons dans l’épreuve l’occasion d’une conscience nouvelle, réapproprions-nous notre espérance, nos forces, nos savoir-faire, comme on le voit déjà dans des initiatives éparses, silencieuses, mais résolues : ici un couple ingénieurs remet en marche un ancien moulin à eau afin de fournir de l’électricité à toutes les familles d’une vallée, là des riverains s’associent dans des jardins collectifs cultivés en permaculture, ici et là on réapprend la profondeur de l’essentiel sous le miroitement du superflu.

Noël qui vient, au lieu d’un dilemme, peut signer la relégation des pères Noël à crédit et favoriser le réveil des consciences au seuil des supermarchés : montrer aux enfants que le plus magnifique des cadeaux est la renaissance de la lumière, que la plus douce des chaleurs est celle que l’on se prodigue les uns aux autres. Et un jour peut-être, la poupée qui parle et la panoplie de héros feront les beaux souvenirs d’adultes maîtres de leur destin.

Le comité de rédaction

EDITO

Fête de la Toussaint

Dès la fin du quatrième siècle, les persécutions ayant cessé, l’Église voulu fêter ses innombrables martyrs connus et inconnus. On fixa la fête au dimanche suivant la Pentecôte pour rappeler que c’est dans la force de l’Esprit qu’ils puisèrent leur force. En Orient cette date n’a pas changé. En revanche, à Rome en 610, elle fut déplacée au 13 mai, date de la transformation du Panthéon antique en église à la mémoire de tous ces martyrs. Ce lieu attira vite les foules et devint un but de pèlerinage.

Jacques de Voragine, un Dominicain du 13ème siècle, raconte : « Plus tard, encore, (vers 837) un pape nommé Grégoire transporta au 1er novembre la date de la fête anniversaire de cette consécration : car à cette fête les fidèles venaient en foule, pour rendre hommage aux saints martyrs, et le pape jugea meilleur que la fête fût célébrée à un moment de l’année où les vendanges et les moissons étaient faites, les pèlerins pouvaient plus facilement trouver à se nourrir ».

Sa place à la fin de l’année liturgique se justifie aussi comme un couronnement de la grâce du Christ et comme la vision de notre propre gloire future.

Réservée jusque-là aux seuls martyrs, la fête s’étend désormais à tous les saints. Mais les choses vont se gâter quand le grand abbé de Cluny, Odilon, (au milieu du 11ème siècle) réussit à associer les défunts à la fête. Aussitôt, les morts jetèrent leur drap funéraire sur la joie de la fête et la Toussaint devint une fête triste car chacun pense à ses proches disparus.

Il est important de laisser à la Toussaint son caractère de fête, car c’est bien de triomphe, de réussite finale qu’il s’agit, de fierté devant tant d’hommes et de femmes qui nous ont précédés. Leur exemple devient pour chacun de nous une force pour avancer. Oui, cette belle fête est aussi pour nous. Elle nous invite à oser aller de l’avant, à reconnaître et à développer nos talents. Jésus nous rappelle que nous sommes la lumière du monde or, notre monde se débat dans beaucoup de difficultés : jamais idéologies plus sombres, plus désespérantes, plus absurdes n’ont été proprement cultivées, jamais autant de solitudes, de déprimes. C’est à nous que Jésus dit : allez les illuminer, non de votre lumière mais de ma lumière dont je vous demande d’être les reflets. Cela suppose, au-delà des paroles, un témoignage concret de la vie et un accueil de l’autre.

Oui, la Toussaint nous permet d’avoir de l’ambition mais en faisant bien la différence entre « être » ambitieux et « avoir » de l’ambition. Sans ambition, nos existences, nos sociétés sont menacées de fadeur. L’ambition n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle peut nous faire succomber aux sirènes du pouvoir ou de l’argent ou de toute autre prétention qui me place au-dessus des autres, mais elle peut aussi nous appeler à donner de l’ampleur à notre vie. Tout est donc dans l’usage que l’on va en faire. Dans nos vies, il y a ce qui est habituel et ce qui est exceptionnel, il y a la capacité simple et l’ambition. Nous devons essayer de nous dépasser et de savoir prendre des risques calculés. Nous sommes tous capables de donner de l’ampleur à notre vie tout en en mesurant les risques.

La fête de la Toussaint nous rappelle que nous avons avec nous un témoin de l’ambition, celui qui, de pages en pages d’évangile, n’a de cesse de vouloir que ceux qu’il nomme ses disciples, aillent au-delà de ce qu’ils font et non au-delà de ce qu’ils sont. Il leur est demandé de mettre en œuvre leurs talents, d’avoir le courage simple d’être soi. De mettre en œuvre les exigences du métier d’homme et de devenir ce que l’on est comme le rappelle saint Augustin « Deviens ce que tu es ».
La bonne ambition c’est d’être pleinement homme et la Toussaint en est la compilation à travers les âges.

Frère François Comparat ofm