Archives de catégorie : Edito

Edito Juillet & août

Foi et politique

La France a été plongée dans une confusion politique dont on ne sait quand elle se dissipe-ra tant notre démocratie est en souffrance. Il s’avère plus urgent aujourd’hui de réfléchir à la ma-nière utile de vivre ces temps plutôt que de se jeter dans un débat certes indispensable, mais qui en l’état actuel suscite des emportements néfastes, tous imputables à la tentation du pouvoir dont l’Évangile nous renseigne sur l’inspiration diabolique et l’Histoire sur ses conséquences calami-teuses. Prendre du recul n’est en rien se mettre en retrait : « Même si en nous l’homme extérieur va à sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » (2 Co 4,16)

Sans juger ici de l’honnêteté ni de la validité des différentes propositions, observons que toutes sont avancées non seulement comme les seules tenables, mais comme les seules protec-trices contre les dangers que comportent les propositions concurrentes. Quelle qu’en soit l’orientation idéologique, l’accent est mis sur la défense : de la nation ; du libre marché ; des droits sociaux ; de la femme ; de la nature… et des différentes conceptions de la démocratie attingentes à ces choix. Ainsi le discours politico-médiatique représente-t-il le monde clivé en plusieurs ordres irréconciliables alors qu’il est un dans sa réalité, celle vécue par les citoyens que l’artificialité de ces antagonismes livre au désarroi. De là, et d’une pratique dévoyée de la démocratie, résulte que la plupart se positionnent par défaut contre ce qu’ils estiment être la plus dangereuse des proposi-tions, et qu’un nombre croissant d’autres ne se prononcent plus du tout. Pour les y inciter, la parole publique appuie là encore sur le ressort de la peur, et secondairement sur celui de l’espoir. Mais qu’est-ce que l’espoir sinon le sourire de la peur : une même attente éperdue où s’étiole l’attention au présent et s’éteint la conscience, où prospèrent les faux prophètes en terrain conquis, labouré par des médias aux mains des plus riches, aux ordres des dominants. Ajoutons le creusement indécent des inégalités, l’absence ou l’obscurité des perspectives, la déperdition culturelle et — bien qu’un déplorable consensus autour d’un prétendu « progrès sociétal » censure cet aspect — l’égarement moral dans lequel les insistantes initiatives des différents pouvoirs plongent la popula-tion incitée à rompre avec la stabilité immémoriale des piliers de la civilisation : nous obtenons le tableau d’une société en dissolution, à la recherche désespérée de repères, disponible à toutes les aventures autodestructrices : idolâtriques, hédonistes, pornographiques, technologiques, guer-rières… « Justesse éthique et justice sociale vont de pair » rappelait la conférence des évêques de France à la veille des élections présidentielles de 2022. C’est qu’on n’ébranle pas le contrat social sans de graves dommages pas plus qu’on ne transgresse les lois éternelles sans de très lourdes conséquences. Alors, comment pouvons-nous être utiles à cette société comme à nous-mêmes, nous, fidèles qui sommes « dans le monde sans être du monde » ? Avant toute chose, contre la peur, en écoutant la voix de la paix et en la diffusant autour de nous. « Pourquoi avez-vous si peur ? N’avez-vous pas encore la foi ? » (Mc 4,40) nous interroge Jésus dans l’agitation que nous pre-nons pour une tempête. Laissons donc la foi — la confiance — nous guider afin qu’aussitôt nous revienne la lucidité : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde donne. Que votre cœur ne se trouble pas et ne se laisse pas effrayer. » (Jn 14.27). Nous sommes dans le monde sans être de ce monde parce que nous y vivons l’Espérance, « vertu surnaturelle par laquelle nous attendons de Dieu, avec confiance, sa grâce en ce monde et la gloire éternelle dans l’autre », nous dit Charles Péguy, « L’Espérance ne déçoit pas » (Rm 5,5), contrairement à l’espoir qui, par la passivité et l’inévitable déconvenue, mène au désespoir. Com-ment faire résonner l’Espérance dans un monde où nous sommes sans en être ? C’est une ques-tion infiniment plus fine et utile que celles qu’on se pose dans l’isoloir, lequel porte de mieux en mieux son nom.

S’il faut rendre à César ce qui est à César, c’est qu’il n’y a pas de voie directe par laquelle la charité pourrait inspirer la politique, seulement une très délicate discipline de dialectique quoti-dienne. Mais ne nous cachons pas pour autant derrière la croix, aimons ce monde où il nous est donné d’aimer Dieu. Être chrétien et citoyen n’est pas si difficile : il suffit de se rappeler que vote signifie vœu.

Le comité de rédaction

Edito de Juin

Les enjeux olympiques

Paris s’est fait une beauté pour accueillir les épreuves des jeux olympiques dans des instal-lations qui tarderaient encore à voir le jour s’il n’avait pas fallu recevoir les seize millions de visi-teurs et les dix mille cinq cents sportifs attendus. Ils pourront circuler dans des transports publics renchéris mais améliorés pour l’occasion, après quoi athlètes et journalistes réintégreront leurs logements miraculeusement sortis de terre dans une Île de France aux un million trois cent mille mal-logés — ou dans les chambres d’étudiants dont ceux-ci auront été chassés pour la bonne cause — sans que leurs promenades touristiques soient troublées par le spectacle des campe-ments, squats, familles à la rue, migrants, SDF, mendiants… préalablement évacués au cours d’une véritable opération d’épuration sociale. Allons, pas d’états d’âme : il y allait de « l’image de la France ! » que la misère ne gâche pas la fête. Mais que fêtons-nous, au juste : la paix et l’amitié universelles, vraiment ? Ou bien, comme l’affiche la mairie de Paris : ne fêtons-nous pas simple-ment « les jeux » dans une tautologie révélatrice d’un aveuglement sur l’état du monde ?

Les olympiades antiques célébraient, en l’honneur de Zeus, la trêve entre les cités grecques ; les nôtres sont fermées à des pays et accueillantes pour d’autres aux gouvernements pas moins critiquables, selon des critères contestés par beaucoup de nations. L’attribution de leur organisation à telle ou telle, régulièrement entachée de corruption, revient peu ou prou toujours aux mêmes qui en accaparent en outre les médailles, beaucoup d’autres s’en trouvant écartées par l’exigence d’un luxe toujours plus pharaonique et d’un professionnalisme hyper-technologisé et sur-médicalisé des athlètes. Leurs populations faire-valoir en sont réduites à rembourrer l’épais matelas de droits de diffusion, de publicité et de produits dérivés. Voilà de quoi douter de l’affichage d’universalisme et de désintéressement politique et financier de l’olympisme, et de quoi nourrir au contraire le soupçon qu’il affirme la domination des pays riches et de leur « culture », autrement dit celle d’un capitalisme occidental célébrant son triomphe planétaire. Le sport, raison d’être des jeux, finirait par ne sembler que prétexte à cette démonstration de puissance. Mais de quel sport parlons-nous ? Celui que l’on pratique partout de toute antiquité, exercices et jeux grandement bé-néfiques à l’éducation et à l’équilibre du corps et de l’esprit ; ou celui que l’on regarde, grandement rentable pour les gros clubs, les diffuseurs et la gloriole des chefs d’État en place, dont la finalité est l’or, la performance et la victoire à tout prix. Né en même temps que le capitalisme industriel anglo-saxon, il porte la marque de l’élitisme, du colonialisme, de l’âpreté au gain de ceux qui le codifièrent à leur mesure. Cette hérédité se manifeste aujourd’hui au grand jour dans le sport-spectacle devenu industrie, en particulier par le phénomène d’idolâtrie qu’il induit dans les popula-tions subjuguées par des « stars », lesquelles ne se préoccupent pourtant que de leurs tendons, de leurs muscles, de leurs carrières objectivement et parfaitement inutiles au prochain à qui elles prétendent servir de modèles, cependant que les involutions de nos sociétés organisées corps et âme autour du profit — éloignement des bienfaits naturels, sédentarité due au travail et à l’intoxication numérique, délitement du lien social — rendent plus nécessaire que jamais une saine pratique sportive telle que la décrivait Pie XII le 29 juillet 1945 : « Le sport bien compris est une oc-cupation de l’homme tout entier : tandis qu’il perfectionne le corps en tant qu’instrument de l’esprit, il transforme également l’esprit en un instrument plus affiné pour la recherche et pour la transmission de la vérité. Il aide l’homme à réaliser le but auquel doivent être subordonnés tous les autres et qui est le service et les louanges de son Créateur. »

Loin de cet idéal comme de l’amour du prochain, le sport-spectacle excite et incite des populations en mal de repères à se prosterner devant un veau d’or maquillé en pousse-ballon. « Plus vite, plus haut, plus fort » ; à quoi bon si l’on ne sait pas vers quoi et que l’on ne s’en soucie guère ?

Le comité de rédaction

ÉDITO DE MAI

Journalisme et vérité

Les tensions et les conflits qui agitent le monde suscitent curiosité, inquiétude, accrois-sant l’exigence d’une information indépendante et diversifiée, à même de favoriser la compré-hension et la lucidité indispensables à la conscience et à l’action des citoyens. C’est la fonction du journalisme, condition primordiale de la démocratie. Mais si l’on se doit de protéger sans ré-serve son exercice et ses acteurs, n’est-on pas autorisé à s’interroger sur ses conditions in-ternes qui compromettraient sa mission et son honneur ?

Or, il est avéré que les grands moyens de la presse écrite et audio-visuelle sont la pro-priété quasi exclusive d’une dizaine de milliardaires proches des milieux de pouvoir sur lesquels ils influent directement. On ne peut non plus ignorer l’étroitesse des liens entre les journalistes les plus en vue et ces milieux, par promiscuité dans les mêmes catégories sociales, les mêmes ré-seaux, les mêmes lits parfois, si bien que nous voyons des célébrités sauter du journalisme à la politique, et inversement, avec une aussi déconcertante facilité que les ministres rebondissent d’un portefeuille à l’autre. Comment s’étonner dans ces conditions que, comme le montrent tous les sondages, le désintérêt, la méfiance, voire le dégoût s’emparent des Français à l’égard de leur presse, les jetant non sans dangers pour la démocratie dans les bras des réseaux sociaux après qu’ils ont mesuré la distorsion entre une réalité vécue aux premières loges et la manière dont les médias dominants en rendent compte dans leur langage uniforme fait de formules sté-réotypées (crise, grogne, débordements, séquence, récit…) dont la pauvreté ne convient certes pas à décrire la complexité des situations ni encore moins de leurs causes. Ainsi, par exemple, quasiment jamais l’un de ces journalistes-vedettes n’évoquera les massacres de civils palesti-niens perpétrés par l’armée israélienne sans en incriminer celui du 7 octobre, comme rarement il évoquera le sort antérieur des habitants de la bande de Gaza. Bien que les mêmes sentiments d’humanité l’animent également envers les deux camps, l’invité qui s’y aventurera se verra ins-tantanément accusé de soutenir le terrorisme par les parangons de vertu qui tiennent le micro. Nous les voyons, les mêmes, nous instruire en experts à tout propos et en tout domaine : cul-ture, arts, morale, santé, bon goût, bonnes manières… avec l’égale omniscience qui provoque l’exaspération contre laquelle ils se drapent soudain dans leur honneur de journaliste, un honneur pourtant oublié dans l’inlassable mise en scène de faits divers qui flatte les plus bas instincts à des fins d’audience rémunératrice. Il reste cependant, malgré le formatage des écoles, nombre de journalistes courageux et honorables qui le paient souvent de leur carrière, et parfois de leur vie. C’est le journalisme-spectacle qui est critiqué ici, sa complaisance à en faire un vulgaire outil de propagande grimée en vérité des faits. Mais cette « vérité des faits » est une fiction, une es-croquerie, car la vérité n’est pour l’homme qu’un horizon auquel l’honnête raison s’efforce de tendre, comme l’enseignent toute science et toute philosophie, et comme le souligne le futur utili-sé dans l’Évangile de Jean : « … et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera. » (Jn 8,32). Quant aux « faits », aucun ne recèle de vérité en lui-même : il n’est jamais qu’une des appa-rences, à l’instant de son actualité, d’une réalité dont personne ne peut prétendre embrasser toute la profondeur d’espace et de temps, personne que Dieu dans son éternité et son infinité. La Bible est pleine de « faits » dénoncés par les prophètes qui, inspirés par Dieu, lisaient le pré-sent (l’actualité) et non l’avenir : le petit Daniel (Da, 13) qui sauva Suzanne des accusations des deux vieillards ; et que dire de l’aveugle-né (Jn, 9), du « fait » de sa cécité que croyaient connaître les disciples, de l’épaisse mauvaise foi des Pharisiens, de la réponse de Jésus qui vaut encore pour les propagandistes hypocrites : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites : Nous voyons ! Votre péché demeure. » Que dire enfin du silence de Joseph devant le « fait » de la grossesse de Marie ? Que l’homme juste reconnaît sa subjectivité et la tait pour écouter la voix de l’Esprit où la Vérité se donne à entendre.

Alors quoi, la vérité est-elle à notre portée, un journalisme honnêtement véridique est-il possible ? Certainement, à la condition expresse qu’il se rapproche humblement de l’inaccessible objectivité en nommant sa propre subjectivité, qu’il se défasse de ses habitudes de pensée, de perception et de langage, qu’il reste constamment critique envers lui-même dans l’observation des situations et des événements de sorte que la vérité, toujours supérieure à lui, ait une chance d’éclairer son discernement. N’est-ce pas à quoi Jésus nous invite tous dans chacune de ses paraboles : à cultiver notre liberté de conscience qui, si elle demeure incapable de produire la vérité, a l’insigne privilège de pouvoir s’en nourrir.

Le comité de rédaction

édito d’avril

Choisir la vie

L’inscription dans la constitution du droit à l’interruption volontaire de grossesse vient de l’élever au rang de liberté fondamentale. La quasi-unanimité politique et médiatique qui l’accueillit disqualifia toute réflexion critique jugée réactionnaire dans l’intention même. Pourtant, le fait comme les termes de cette constitutionnalisation recèlent des aspects extrêmement préoccupants. Préci-sons que l’on ne trouvera pas ici une condamnation de l’IVG : trop de victimes des faiseuses d’ange plaidaient en faveur de sa dépénalisation ; la simple humanité commandait de remédier à un mal-heureux état de fait par une possibilité moins immédiatement dramatique. Il est en revanche haute-ment critiquable de faire d’une possibilité un droit, et d’un droit une liberté fondamentale, glissement d’autant plus inquiétant qu’il est présenté comme un progrès que rien ne doit entraver.

Personne n’a recours de gaieté de cœur à l’IVG, et les débats sur l’éveil de l’embryon n’ont aucun sens devant la promesse d’une nouvelle vie : la trahir est de toute façon une souffrance inef-façable. Cependant, instituer l’IVG en tant que droit dispose à y recourir comme moyen de contra-ception, en rupture avec la loi Veil qui répondait à une revendication claire : « Avortement d’accord, contraception d’abord. » Elle n’instituait pas un droit mais dépénalisait la possibilité de l’avortement en l’entourant de précautions sociales, médicales et psychologiques aujourd’hui compromises par le dépérissement organisé des services publics, notamment de santé. On voit donc, puisque la possibilité est réduite dans sa réalité pratique, ce que sa transformation en un droit a d’un choix idéologique. Il en va de même de son élévation en « liberté fondamentale de l’individu » qui dès lors n’est plus que celle de la femme-individu, sans considération ni de l’homme ni de l’enfant ni de la collectivité humaine, tous les trois absents du discours en contradiction absurde avec l’objet même de la Constitution qui est de définir les rapports entre les institutions républicaines d’un peuple en son entier et de lui en entier avec celles-ci. Il y a là un danger pour l’ensemble de la société et pour la femme elle-même qui porterait seule la décision et la responsabilité de la procréation. Au nom de quoi un gouvernement éphémère s’arroge-t-il le pouvoir de bouleverser les lois naturelles du renouvellement de l’humanité au prétexte que la « liberté » de l’individu le commande et que la technique médicale le permet ? Mais ce n’est pas tout : le même gouvernement, avec d’indécentes pudeurs rhétoriques, prétend à présent instituer l’euthanasie. S’il est vrai que l’on ne peut rester indifférent devant les inutiles souffrances de certaines longues agonies, l’urgence n’est-elle pas de développer les soins palliatifs alors qu’ils sont au contraire de moins en moins accessibles, faute de moyens hospitaliers, faute de recherche dont les crédits ne cessent également de diminuer ? Là encore, il est très inquiétant de soupçonner une intention idéologique doublée d’une arrière-pensée économique. À quelle fin ? On peut se poser la question quand l’ultra-libéralisme bafouant toute éthique tend à la marchandisation du vivant. Peut-on tolérer que la vie humaine, après celle de la nature, devienne un produit livrable sur commande et la mort son obsolescence programmée ? Est-ce vers la domestication de l’espèce humaine que ce prétendu progrès nous achemine ? Avor-tement, euthanasie, guerre… la mort est-elle tout l’avenir que les grands de ce monde ont à lui proposer ?

« J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives. » (Dt 30,19). Choisir la vie, c’est accepter de vivre ce qui est donné : l’imprévu inhérent à l’existence, aussi différent de notre désir soit-il, aussi heureux ou malheureux semble-t-il, confiant dans les beautés insoupçonnables qui en adviendront. Choisir la toute-puissance, choisir le pouvoir et l’argent comme le diable y incite vainement Jésus au désert, c’est céder à la même tentation originelle qui précipita la chute d’Ève et d’Adam : c’est choisir la mort malgré l’avertissement de Dieu qui veut le bien de sa créature en lui posant de saines limites : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible de mort. » (Gn 2,16-17). Avertissement maintes fois réitéré, maintes fois ignoré, mais jamais aussi ouvertement méprisé qu’aujourd’hui malgré les dan-gers extrêmes auxquels cette surdité nous expose. Il est encore temps d’ouvrir nos oreilles, et de choisir la vie.

Le comité de rédaction

Edito de Mars

Justice et conversion

Deux dates revêtent une importance particulière dans le temps de conversion qu’est le carême en ce qu’elles offrent à chacun l’occasion d’un retour sur soi du point de vue de la foi et de la justice : le 19 mars, fête de la Saint-Joseph, et le 25 mars, jour de l’Annonciation, souvenirs d’événements étroitement liés entre eux, capitaux à la veille de l’Incarnation par laquelle toute l’humanité sera appelée à la conversion.

Dans cette perspective évangélique, Joseph est distingué par sa qualité d’homme juste. La justice, ou justesse, conçue en termes de qualité de discernement du bien et de conformation de ses actes à celui-ci, est certes indispensable à la conversion, mais non suffisante, comme l’illustre la première réaction à sa grossesse de l’époux de Marie (ils sont déjà mariés mais ne vivent pas encore ensemble, selon l’usage). En effet, il pense tout d’abord la répudier selon la loi avant de l’accueillir sous son toit selon la volonté de Dieu transmise par son ange. Observons que Joseph qui aimait Marie et ne doutait pas de sa chasteté ne songeait pas à la répudier publiquement, ce qui l’aurait exposée à de terribles conséquences. Il fait en cela preuve de justice humaine puisqu’il agit pour le bien conformément à son cœur et à sa conscience, fût-ce en infraction à la loi. Quand, dans un deuxième temps, il agit à l’instigation de la parole de Dieu portée par l’ange, il le fait selon un bien supérieur, son âme et sa vie s’ajustent à la volonté de Dieu, son discernement et son cœur en sont inspirés, comme transcendés, fécondés par la justice divine d’une tout autre dimension que la justice humaine. Dans ce qui sépare la décision de répudier Marie et celle de l’accueillir chez lui, d’assumer complètement la paternité de Jésus à qui il donne un nom et une filiation, nous mesurons le mouvement de la conversion en tant qu’avancée authentique et résolue, abandon dans la foi à la volonté de Dieu. Bien que Joseph fût déjà un homme de foi, celle-ci change également de nature et de direction — définition même du mot conversion — puisque par son acceptation, il devient pour ainsi dire chrétien avant l’heure, en rupture avec la loi de ses pères qui l’aurait poussé à l’injustice. Marie, elle, se soumet d’emblée sans aucune hésitation à l’ordre supérieur de la foi ; l’Immaculée est si parfaitement ajustée à la volonté de Dieu qu’elle ne ressent ni n’émet la moindre réticence à comprendre et à accepter ce qui dépasse son entendement et à s’y conformer bien que son honneur soit en cause et que sa vie s’en trouve bouleversée jusque dans sa chair. Nous représentons-nous réellement ce que signifie pour chacun de nous l’abandon à une telle confiance, horizon de la conversion permanente qu’est la foi ?

Est-ce à dire que la foi serait la condition sine qua non de toute justice ? Si foi et justice sont inséparables pour le fidèle que l’Évangile éduque à l’appréciation du juste et de l’injuste, n’oublions pas que Dieu travaille le cœur de tout homme quel qu’il soit et quelle que soit sa croyance explicite. Ainsi, nombre de nos semblables « non-croyants » ou d’une foi différemment adressée partagent l’humilité de reconnaître le manque de discernement qui les soumet au désir immédiat, lequel est favorisé par une époque qui pousse à la satisfaction de besoins sans examen de leur réalité ni de leur nocivité pour le prochain, pour l’équilibre social et pour la sauvegarde de la nature. De même, l’époque noie la conscience sous les injonctions à penser la justice — ou à l’oublier — selon les faveurs et les condamnations toutes faites promues par des médias et des réseaux envahissants. Reconnaissons-nous également, nous fidèles, ces terribles tentations et luttons-nous suffisamment contre elles ? La question de la justice se pose avant tout dans une démarche d’intériorité : prendre le temps de discerner en soi la décision équilibrée, d’y trouver le courage de l’action juste, guidé en son âme et conscience par l’Esprit qui œuvre en elles, Esprit à qui la conversion signifie de donner, bien qu’il nous dépasse — et précisément parce qu’il nous dépasse — une place toujours plus décisive dans la conduite de nos vies. Plus la conscience et les actes du fidèle sont ajustés à la volonté divine et plus il se rapproche de la justice. Celui qui se sent loin de la foi mais qui ajuste sa conscience et ses actes à un bien supérieur, lui aussi se rapproche de la justice, et ainsi, sans le savoir ni le vouloir, ni même y croire, se rapproche de Dieu, car « Dieu est celui que rend juste », dit saint Paul (Rm 8,33). Dans tous les cas, celui qui pratique la vertu cardinale de la justice est donc naturellement porté à la conversion, et inversement, plus la justice règne dans sa vie et plus le mouvement de sa conversion s’affirme juste.

Le comité de rédaction

Édito de février

Un 14 février particulier

La tradition anglo-saxonne de la Saint-Valentin a pris un caractère toujours plus commercial à mesure qu’elle se globalisait, entachant la fête des amoureux d’une contradiction consumériste à laquelle il est malheureux de s’habituer, d’autant plus criante cette année que le 14 février coïncide avec le mercredi des Cendres qui marque l’entrée dans le Carême. Quel sens ces quarante jours de jeûne traditionnel laissé à l’appréciation de chacun revêtent-ils à notre époque où le calendrier mercantile supplante celui des rites et des saisons, dépeuplant les églises et les réunions amicales et familiales au profit des boutiques où l’achat se substitue au geste d’amour ?

Tandis que le matérialisme de notre société du bien-être forcené nous pousse constamment à la consommation, c’est bien à l’amour que le Carême nous invite, et non à la privation. Car il convient de comprendre la signification du jeûne dans une tout autre logique, et pour cela de revenir sur la place centrale qu’occupe la nourriture dans la vie individuelle et collective. Elle est non seulement la condition de la survie biologique de l’individu mais tout aussi indispensablement, et de toute antiquité, celle de la collectivité, le prétexte autour duquel se forment les réunions de toute nature et de toutes dimensions, du banquet à la simple tasse de café partagée au comptoir entre deux collègues. C’est pourquoi la nourriture a son importance dans le christianisme en tant qu’elle est nécessaire à la vie, comme l’Évangile nous le dit en de multiples occasions, à commencer par la Cène et en continuant par l’Eucharistie, partage du pain et du vin. Au reproche que ses disciples ne jeûnent pas comme ceux de Jean, Jésus adresse cette réplique de grande portée : « Aussi longtemps qu’ils ont avec eux l’époux, ils ne peuvent jeûner. » (Marc 2, 19). Notre religion n’est pas centrée sur la mortification ni le jeûne, pas même sous la forme d’interdits alimentaires inexistants, mais sur l’Incarnation, la communion — le partage — et le respect de la Création avec, dès la genèse, l’indication d’une saine et juste alimentation pour toutes les espèces. Se nourrir, c’est toujours prélever une part de vie, si minime semble-t-elle, et le jeûne est une manière de mesurer ses justes besoins afin de préserver l’équilibre de la création.

Tandis que des populations entières souffrent cruellement de la faim, il y a dans nos sociétés d’abondance, luxe de gens bien nourris, certaines invitations au jeûne de confort, pour maigrir, pour l’expérience, pour son « développement personnel »… Le jeûne apporte en effet d’incontestables bienfaits, guérit même nombre de maladies chroniques. Mais s’il n’est que l’autre versant de la gloutonnerie, il peut se révéler aussi purement et dangereusement autocentré qu’elle. Il en va tout autrement du Carême qui consiste à gagner en ouverture et en confiance, laquelle est inhérente à la foi, en faisant la différence entre la faim réelle et le simple besoin de manger. Car la faim n’est pas seulement celle du corps, facile à satisfaire pour ceux qui en ont la chance, mais plus tenaillante encore une faim de l’âme, une faim d’amour divin, celle du pain que nous prions chaque jour notre Père de rassasier : « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Mt 4,4). En revanche, le besoin de manger n’est que la manifestation d’une angoisse fondamentale devant la fragilité apparente de l’existence quand Dieu n’est pas accueilli. Ce faux besoin jamais satisfait entraîne l’individu dans une spirale délétère et c’est en lui, donc en nous, que le consumérisme compulsif de notre société mercantile trouve son meilleur allié destructeur.

Le Carême perpétue la mémoire des quarante jours de jeûne au désert par lesquels Jésus triompha là où Israël avait chuté. Dédié à l’écoute de la Parole de Dieu, le Carême permet de mieux s’en emparer comme de l’aliment qui éloigne les tentations, au premier rang desquelles celle de la toute puissance trompeusement offerte par Satan qui, puisqu’il refuse la Parole, ne voit dans le jeûne qu’affaiblissement. Comme François d’Assise muni par humble précaution de quelques morceaux de pain, entrons joyeusement dans le Carême à l’imitation de Jésus. Nous n’en embrasserons que mieux ceux que nous aimons.

Le comité de rédaction

Édito de janvier

Le présent de Noël

Chaque année, Noël nous rappelle que le Verbe s’est fait chair. Les familles célèbrent le don incommensurable que constitue la Nativité par l’offrande de cadeaux aux enfants, reconnaissant ainsi, à leur mesure, le don miraculeux que Dieu fit de son fils au monde. Bien que l’on se souvienne trop peu, au pied du sapin, de la signification spirituelle de cette réciprocité, son sens reste présent dans la tendresse qu’exprime le geste de donner comme dans la joie qui brille aux yeux des petits et des grands.

Mais rappelons-nous qu’au premier de tous les Noëls, le roi Hérode, croyant son règne menacé par un nourrisson, fit massacrer tous les nouveau-nés de Bethléem, aujourd’hui ville de Cisjordanie occupée où le deuil des milliers d’enfants gazaouis morts sous les bombes recouvrit la joie d’un voile noir. Dans un registre moins effroyable, étonnons-nous que nombre de municipalités françaises, sous l’emprise d’une conception erronée de la laïcité, voire inspirées par le wokisme, dénaturent le contenu et les formes traditionnelles des festivités de Noël pour des raisons idéologiques alors que leurs administrés, toutes populations confondues, y sont spontanément attachés. Déplorons enfin qu’un tiers des français envisagent de revendre leurs cadeaux de Noël et que beaucoup le font le soir même sur les sites de revente en ligne, faisant ainsi preuve d’un mépris de l’amour inscrit dans le don égal à leur considération de sa valeur marchande. Ces exemples, de natures et de gravités inégales, illustrent à quel point, sans cesse et dès l’origine, l’Incarnation est à la fois un mystère présent en toute chose et une réalité déniée, combattue ou ignorée.

Nul ne sait quel jour naquit Jésus et peu importe l’historicité de détail au regard du fait de l’incarnation qui se produit non pas un jour, mais à chaque instant et en tout lieu, en chacun, entre chacun et dans nos sociétés. De même que la Création qui eut elle aussi un début, l’Incarnation con-tinue incessamment de se manifester depuis que l’Épiphanie la révéla, après la première annonce aux bergers rejetés dans la misère, aux Mages qui en transmirent la portée universelle. Rien ne peut re-tenir Dieu d’agir continuellement dans et sur sa Création, en particulier dans et sur l’homme qu’il a créé à son image afin qu’il collabore à sa volonté ; rien, pas même la chute ni le péché dont il nous sauva par la mort sur la croix et la résurrection de son Fils. S’il a choisi de s’incarner à un moment précis de notre histoire, c’est pour nous éduquer, pour nous accompagner jusqu’à l’accomplissement de nos vies de créatures divines, c’est-à-dire pour nous relever de notre imperfection, nous qui sommes issus de sa perfection, afin que nous avancions vers le but final de notre divinisation par le retour dans le sein du Père dont nous aurons enfin su nous montrer dignes. S’incarner, c’est prendre chair, c’est assumer l’imperfection pour mieux la comprendre et la résoudre. Il nous est impossible de mesurer ce que « prendre chair » signifie pour Dieu de sacrifice et d’amour, si ce n’est, à notre di-mension, en prenant nous-mêmes la mesure de notre propre imperfection, non pas pour nous en punir mais pour mieux accueillir l’enseignement qu’Il nous prodigue à chaque seconde par sa Pré-sence en nous et parmi nous, dans le moindre de nos actes, dans la plus fugace de nos relations et la plus insignifiante de nos paroles et de nos pensées.

François d’Assise nous enseigne dans sa première admonition que l’Incarnation se rend visible dans l’Eucharistie, moment privilégié où Dieu quitte sa magnificence pour venir à nous dans la forme d’une humble hostie à partager. Voyons-nous Dieu pour autant, Lui que n’a jamais vu que le Fils ? Le premier des préceptes est de l’aimer de tout son cœur, de toute son âme et de tout son esprit, mais parce que notre péché nous rend aveugle à sa perfection, c’est par l’application du second précepte que sa grâce se rend perceptible à nous : « Aime ton prochain comme toi-même. » Sans doute, la difficulté d’en faire notre règle de vie n’est-elle pas la moindre de nos imperfections. Et pourtant, ressentir sa Présence est le plus grand des bonheurs, limpide comme la joie d’un enfant qui se sait aimé.

Le comité de rédaction

Edito de décembre

Pour une Église missionnaire

Noël ! L’appel à renaître sonne au fond des âmes et des consciences, les nôtres comme celles de notre Église qui est elle aussi un corps vivant traversé par des joies, des peines, des mouvements contradictoires, des tentations contre lesquelles sa longue histoire montre qu’elle n’a pas toujours résisté. Mais c’est un corps habité par l’Esprit, et c’est ce qui la différencie de toute autre institution.

Néanmoins, aujourd’hui comme au temps du Poverello, notre Église souffre. Elle est accablée par des scandales nés de dérives contre lesquelles elle n’a pas lutté à temps, préférant cacher sa honte derrière le masque autoritaire d’une sainteté dogmatique. Elle est affaiblie par la désertion des fidèles et des vocations qu’elle impute à la sécularisation de la société, bien réelle il est vrai, sans prendre toute la mesure de sa propre défaillance dans son rôle de proposition vivante. Elle est dépassée par les rapides mutations des mœurs, mais au lieu de les éclairer à la lumière du salut, elle préfère tantôt les condamner, tantôt s’y soumettre. En réaction à ces défis, nombre de fidèles et de religieux invoquent une décadence qui les aurait seuls épargnés. Drapés dans ce qu’ils croient être la tradition, ils brandissent l’étendard d’une religion historique mythifiée pour se poser en rempart d’une civilisation menacée. D’autres vacillent dans leur fidélité aux vertus éternelles ; quand ils n’en doutent pas pour eux-mêmes, ils renoncent à les prôner dans un monde qui leur semble devenu réfractaire à toute morale collective. Dans une Église ainsi ballottée entre progressisme et conservatisme réactionnaire, le sens du rite et celui de la notion de péché, tous deux fondamentaux, ne sont plus compris par tous de la même façon. Les débats conflictuels qui s’ensuivent consument l’énergie dont l’Église a pourtant grand besoin pour assumer pleinement sa mission.

Côté réactionnaire, certains se replient dans une pratique plus cultuelle que spirituelle ; ils voient dans l’hostie davantage un signe de ralliement que la présence de Jésus parmi eux, contredisant ainsi doublement le sens même du catholicisme. Côté progressiste, perdant également le sentiment de cette présence dans le rite, d’autres poussent à l’incliner vers un spectacle plus « attractif » destiné à séduire le profane et à se donner l’illusion d’un renouveau. « Je veux la fidélité, non le sacrifice, la connaissance de Dieu plus que les holocaustes », dit le Seigneur au prophète Osée. Certes, mais le rite n’en reste pas moins l’indispensable marque de cette fidélité renouvelée, ce qui exige la permanence de ses formes. Pour autant, tradition n’est pas muséification mais au contraire transmission vivante. « Il faut donc lier l’idée de tradition à celle de méta-historicité dynamique », écrit Au-gusto Del Noce (Analyse de la déraison, page 276), Autrement dit, la tradition accueille le changement en elle pour qu’on y discerne ce qui dure, et ce qui dure éternellement est Dieu, non le rite en soi. Quant à la notion de péché, la conception réactionnaire est celle de l’enfreinte d’un code moral édicté par des scribes et des Pharisiens hypocrites qui, de tout temps, « lient des fardeaux pesants, et les mettent sur les épaules des hommes, mais [qui] ne veulent pas les remuer du doigt » (Mt 23,4). Elle oublie au passage l’indissociabilité du pardon tout en attribuant à des hommes sur d’autres la prérogative divine du Jugement, et remarquons au passage que leurs condamnations portent essentiellement sur la sexualité d’autrui, beaucoup plus rarement sur l’injustice et l’exercice de la domination. Côté progressiste, le jugement est délégué au pécheur lui-même, selon la doctrine individualiste du libéralisme triomphant, et le pardon ne s’en trouve que plus vite accordé puisque l’individu tend à n’être responsable de ses actes et comportements que devant lui-même. Pourtant, de même que le rite prend son sens dans le partage collectif, le péché survient toujours dans la relation : c’est une rupture du lien avec Dieu, avec le prochain, avec soi-même dont les effets ne concernent pas seulement le pécheur. « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre » (Jn 8,7) ne signifie en aucun cas que le péché de la victime soit sans importance, mais que Dieu seul connaît la complexité des situations et des cœurs et que le Jugement n’appartient pas aux pécheurs que nous sommes tous.

Comment une Église épuisée par la confrontation trompeuse de ces conceptions du rite et du péché pourrait-elle encore annoncer la Bonne Nouvelle, témoigner d’un monde sauvé, en un mot assumer pleinement son rôle missionnaire ? Le pape François la veut aimante, accueillante, grande ouverte jusqu’à ce qu’il appelle la périphérie. Cela ne peut signifier pour autant rompre avec sa tradition qui actualise la Vérité éternelle dont elle est la voix. La solution n’est pas dans un compromis impossible entre progrès et réaction, mais dans le retour à l’Évangile dont chacune de ces conceptions s’écarte. Au vu de l’âpreté des conflits qui déchirent notre monde et l’Église elle-même, ce recentrement est sans doute le plus grand défi qu’elle ait à jamais eu à relever.

Le comité de rédaction

EDITO d’octobre

Le défi de la Méditerranée

Les déclarations du pape François lors de sa récente visite à Marseille ont suscité des réactions violemment hostiles de la part de personnalités des milieux nationalistes, ultraréactionnaires ou ultralibéraux. Il n’aurait pas à se mêler de politique, cet Argentin ne comprendrait rien à l’offensive islamique que subirait l’Europe, il aurait transformé le Vatican en ONG pro-migrants, etc., le tout saupoudré de noms d’oiseau : immigrationniste ; vicaire de la gauche ; humaniste athée ; islamo-gauchiste ; communiste… Ce n’est pas la première fois que les propos du pape sur des questions de société, de politique ou d’économie soulèvent l’opposition haineuse de ces milieux. On ne peut leur dénier le droit de s’exprimer. C’est tout autre chose en revanche qu’ils se proclament les garants de la foi et qu’au nom de sa défense, leurs partis pris idéologiques soient reçus favorablement par une part non négligeable des catholiques. Car le pape François ne fait rien d’autre, en toutes circonstances et à tout propos, qu’annoncer l’Évangile à ceux qui l’auraient méconnu, oublié ou dévoyé. C’est fidèle à cette mission qu’il s’est exprimé à Marseille — la plus ancienne ville de France, fondée par des « migrants » phocéens venus de l’actuelle Turquie il y a 2600 ans —, l’un des principaux ports qui ouvrent l’Europe à la rive africaine de la Méditerranée.

La question migratoire agite beaucoup de peurs qui génèrent un grand trouble dans les consciences, notamment celle des catholiques souvent déchirée, c’est pourquoi il était urgent que le pape rappelle tous et chacun à l’essentiel de la charité, à ne pas s’abandonner aux « passions tristes », au cynisme désenchanté par « le sécularisme mondain et par une certaine indifférence religieuse ». Notre confort — pour ceux qui en jouissent — ne peut faire oublier la misère qui règne dans l’Afrique dont le capitalisme colonial pilla les richesses et les pille encore par la corruption, ni les conflits terriblement sanglants occultés par la guerre en Ukraine, ni la pression démographique intenable que le changement climatique y aggrave déjà dramatiquement. Beaucoup, détournant le regard des milliers de noyés sans visage, redoutent plus ou moins consciemment le jour où la Méditerranée ne retiendra plus le déferlement de la détresse africaine sur nos côtes. Ce serait la fin de notre civilisation, et même, pour les plus aveuglés par l’ignorance : la fin de notre « race ». Cette angoisse insidieuse exacerbe les impatiences, les tensions qui peuvent naître dans la cohabitation sur notre sol de populations également attachées à leurs traditions, à leur langue, à leurs usages, à leur religion : les Français de souche qui se sentent envahis, dépossédés, les immigrés qui se sentent exploités, méprisés, frustrés dans leur « désir d’Occident » trompeusement suscité par la publicité, le cinéma, les réseaux sociaux où la honte fait mentir aux familiers sur les tristes conditions de la vie d’émigré. Ces crispations sont indéniables ; pour autant, le peuple français dans sa belle diversité reste accueillant et les nouveaux arrivants se montrent très majoritairement respectueux de l’hospitalité, comme le montre la forte proportion de mariages métissés et la réalité harmonieuse des relations de travail et de vie quotidienne, contrairement à l’image propagée par les médias qui promeuvent la très états-uniennes conception foncièrement raciste de « communautés » antagonistes. C’est contre cette vision que le pape François appelle à lutter, à se rebeller avec la force de l’amour du prochain, en rappelant que nous n’appartenons tous qu’à une seule communauté de frères humains. Angélisme illusoire, diront ceux qui dans leur individualisme paranoïaque se pensent « nous contre les autres ». Mais la réalité humaine est tout autre : il n’y a pas nous et les autres, mais toi et moi, un et un dans la vérité de la rencontre, avec nos ressemblances et nos différences qui nous font dire, d’où que l’on vienne et où que l’on arrive : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli ». Nous sommes tous à la fois chez nous et étrangers partout en ce monde dans l’attente du Royaume, et du Jugement : « Ce que vous avez fait au plus petit, c’est à moi que vous l’avez fait » nous avertit amoureusement Jésus.

Écoutons le pape François dans son homélie au stade Vélodrome : « Dieu est relation et souvent il nous rend visite à travers des rencontres humaines, quand nous savons nous ouvrir à l’autre, quand il y a un tressaillement pour la vie de ceux qui passent chaque jour à nos côtés et quand notre coeur ne reste pas impassible et insensible devant les blessures de ceux qui sont les plus fragiles. » Inspiré par la Bonne Mère, il s’arrête longuement sur le « tressaillement de la foi » qu’il nous invite à vivre dans toute rencontre, à l’imitation du fils d’Elisabeth dansant de joie dans son ventre à l’approche de celui en qui il reconnaît le Christ dans le ventre de Marie. L’embrassade de la jeune Vierge et de la vieille femme stérile nous reste alors comme une image de la réunion des deux continents dans l’espérance et la charité pour l’avenir de l’humanité fraternelle, le seul possible contre l’impossible.

Le comité de rédaction

Edito de septembre

Le choix de la rentrée

Au retour des vacances, le rêve d’une vie libre et légère (pour ceux qui ont pu la goûter) est vite ramené à la réalité des difficultés quotidiennes accrues dans l’insouciance de l’été. Car comme il est de piètre tradition, des décisions impopulaires y ont été prises : nouvelles augmentations des prix de l’énergie, de la taxe foncière… dont les effets pèseront encore davantage sur les moins favorisés, ajoutant au lourd climat social dont témoigna l’ampleur inédite du toujours actuel conflit des retraites, ainsi que (quoique d’une façon plus confuse) les émeutes consécutives à la mort du jeune Nahel. De même qu’il n’a été apporté qu’une réponse répressive à ces dernières, réponse dont la légitimité, mais aussi l’insuffisance et la brutalité, ne sont pas contestables, de même les réponses gouvernementales aux inégalités criantes, au délabrement général des services publics, au grave dysfonctionnement démocratique et à l’urgence climatique ne sont qu’annonces pour le moins superficielles, perçues par la population comme des effets de manche inconsistants, voire de grossières diversions. Faut-il par exemple se soucier de l’habillement de quelques collégiens plus que des 2 000 écoliers qui vivent dans la rue ? Peut-on se féliciter du « ralentissement » de l’inflation alors que nombre de familles se nourrissent à grand peine et tandis que les profits battent des records indécents, ceux de l’État compris, qui privilégie les impôts indirects les plus injustes et fourbit déjà d’autres 49-3 ? Peut-on se targuer d’une quelconque action climatique lorsque la seule mesure prise alors que sévissait une sécheresse prémonitoire fut de tenter d’interdire les Soulèvements de la Terre dans l’ignorance du caractère de cette association et au mépris du droit ?

Comment ne pas réagir devant les constats que chacun peut faire à moins d’un aveuglement coupable sur les grandes difficultés dans lesquelles se débat la plus grande partie d’entre nous dont les plus fragiles s’enfoncent dans la misère ? Comment peut-on se vivre comme membre du peuple de Dieu et ne pas faire entendre la voix de l’Évangile dans notre monde blessé, déchiré, afin qu’y soient restaurées l’espérance et la charité, en commençant par aider nos politiques et nos grands acteurs économiques à en revenir à une démarche de vérité et de justice, condition d’un retour à l’écoute d’où seulement renaîtra la confiance très largement perdue ? Le pape François, lui, ne ménage pas sa parole au nom de notre Église, ici pour inviter le gouvernement ukrainien aux concessions territoriales nécessaires à la paix, là pour inciter les patrons du MEDEF réunis dans leur université d’été à quitter la posture de mercenaires de la finance pour s’investir dans le « soin de la Création », dans le « bien commun », à retrouver « l’odeur de l’atelier », à protéger la dignité des travailleurs et l’intégrité de la Maison commune, « notre terre [qui] ne résistera pas à l’impact du capitalisme ». L’épiscopat français, en revanche, garde le silence devant les événements qui secouent le pays et les tensions qui en aggravent les fractures ; il ne s’effraie pas, du moins officiellement, des dérives ultra-libérales et autoritaires, des dangers imminents qui minent la cohésion sociale et la démocratie. On peut concevoir que tous nos évêques, comme nous-mêmes, ne sont pas toujours d’accord entre eux, que même certains, à l’instar des conservateurs de l’Église états-unienne, s’opposent aux initiatives de dialogue et aux admonestations du pape François contre la course au profit. On peut également alléguer l’histoire française des relations entre l’Église et l’État pour justifier le mutisme politique, voire se croire obligé à une réserve honteuse après le choc provoqué par le rapport de la CIASE. On peut aussi s’aligner sur la tradition dépassée de garant de l’ordre établi qui traversa l’histoire de l’Église en contradiction avec son rôle civilisateur éminent et de défense des démunis contre les puissants dans les ordres du soin, de l’éducation, de la justice, des Dix Commandements donnés à Israël pour mieux vivre en société aux prêtres ouvriers en passant par les abbayes dont le tissu structura l’Europe et maintint une vie intellectuelle au cours de longs siècles obscurs.

Mais le choix du silence est exclu car les défis majeurs qui se présentent amènent chacun à se prononcer. La Lumière de celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie n’est pas faite pour être placée sous le boisseau. L’Église aujourd’hui est-elle réellement la barque du Christ dans ce monde ? Est-elle capable, en France, d’être témoin de la Bonne Nouvelle, et donc d’apporter une parole critique ? Il en va de la responsabilité et de la conscience de chacun de le déterminer.

Le comité de rédaction