Vacances franciscaines 2023

Notre fraternité « Le Petit Prince » prend régulièrement, tous les 2 ans, un temps de vacances ensemble,  8 à 10 jours selon les années.

Cet été  c’était,  pour la plupart d’entre-nous, le 23ème séjour ! Nous sommes allés à St Pierre- Quiberon dans une maison tenue par des dominicaines ; un lieu idyllique !

Notre objectif est de vivre une réelle fraternité au quotidien ; quand nous avons commencé nous étions tous jeunes parents et ce séjour se faisait avec tous nos enfants, et nous étions facilement une trentaine. Aujourd’hui nous continuons sans les enfants qui ont vieilli, et l’effectif est donc plus réduit puisque cette année nous étions 11 avec notre assistant, frère Gilles, et frère Thierry.

L’autre objectif est de mener une réflexion au quotidien sur un temps plus long. Nous privilégions aujourd’hui un lieu qui nous permet de suivre les temps de prière proposés ainsi que la messe au quotidien.

Notre rythme est toujours le même : un temps de partage le matin (2h) et l’après midi une découverte de la région. Nous avons pu voir ou revoir Carnac, Saint Cado, la presqu’ile de Quiberon  et la côte sauvage, Vannes et le golfe du Morbihan. Nos soirées permettent d’ajuster le programme de notre séjour au jour le jour, de chanter et même de danser !

Cette année nous avions pris comme base de réflexion le livre d’Anne-Marie Pelletier, « L’Eglise et le féminin » avec d’autres ouvrages pour éclairer notre réflexion sur la figure de Marie et la place du féminin dans la création en général,  dans la société, dans la vie et les écrits de François, dans la Bible et dans l’Eglise. Cela nous a permis de parler en vérité et à chacun d’exprimer la place que Marie a dans sa vie de croyant. Ce fut très riche et surprenant car nous avons découvert ensemble que  la dévotion mariale qui ne semblait pas être une évidence pour tous, était présente, sous différentes formes, dans la vie spirituelle de chacun.

Anne-Marie Pelletier nous a permis de redécouvrir les racines historiques de la place des femmes dans l’Eglise … Depuis les figures de l’ancien testament qui ont une présence et un rôle souvent aussi important que celui des prophètes, jusqu’aux femmes du nouveau testament, celles qui reçoivent des révélations, Marie bien évidemment, mais aussi Elisabeth, Marie-Madeleine,  Marthe et Marie de Béthanie, entre autres disciples de Jésus, mais aussi celles qui sont citées par Paul dans ses épitres, comme de véritables responsables de communautés. Nous avons noté aussi que dans le haut moyen âge, qu’une femme pouvait être abbesse d’un monastère mixte et que certaines avaient autorité sur les terres de l’abbaye, 

Lors du colloque organisé par la famille franciscaine à l’occasion du 8ème centenaire de l’approbation de la règle de 1209, Jacques Dalarun faisait cette remarque : « en 1216 il y avait à Pérouse des communautés mixtes de frères et sœurs mineures. Mais à Assise elles sont devenues les Pauvres Dames. »  

Lors du même colloque, sœur Véronique Margron s’interrogeait sur les rôles et les places respectives de l’homme et de la femme dans la société et dans l’Eglise. En genèse 1,27 nous lisons : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu, homme et femme il les créa. » Avant d’aller se reposer !                                            

Jacqueline et Jean-Pierre

Padre Pio, mystique et thaumaturge. (Suite)

Francesco Forgione fut ordonné prêtre en août 1910 en la cathédrale de Bénévent en Campanie et devint dès lors Padre Pio. Seule sa mère assista à son ordination car son père, à l’instar de nombre d’Italiens, avait émigré aux États-Unis pour travailler. 

Ordonné à Bénévent, pays des sorcières. On suppose que dans cette région, les Lombards pratiquaient des rituels païens et une légende prêta à certaines femmes l’habitude de se rassembler la nuit aux alentours de Bénévent pour pratiquer le Sabbat. En réalité, des femmes du lieu fabriquaient des potions à vertus médicinales avec leurs cheveux, mais l’Église d’alors les diabolisa. Ainsi, 200 procès en sorcellerie auraient été menés par l’Inquisition à partir du XVe siècle dans la région où Francesco fut ordonné et devenu Padre Pio. Peut-être le mysticisme local eut-il une influence sur le jeune prêtre. De santé fragile, Padre Pio demeura à Pietrelcina où il servit le curé de la paroisse Santa Maria degli Angeli. Levé tôt, il priait le bréviaire, célébrait la messe et prenait un long temps d’adoration. Il semblerait qu’à partir de 1911, apparurent les premiers stigmates, accompagnés de phénomènes mystiques : extases, visions célestes et combats avec le diable. Un épisode troublant aurait eu lieu alors qu’il priait au fond de l’église. Une femme pénétra dans le lieu de culte avec son enfant lourdement handicapé. Elle en appela à Jésus afin qu’il guérisse la petite sans qu’il se passât quoi que ce fût. De dépit, elle aurait jeté l’enfant en disant au Christ de la garder puisqu’il ne la guérissait pas et l’enfant aurait été rétablie alors que Padre Pio demeurait en prière. 

En 1915, il fut mobilisé dans le corps médical italien. Toutefois, ses problèmes de santé obligèrent l’armée à lui octroyer de nombreuses permissions sanitaires. En 1916, Padre Pio se rendit au couvent de San Giovanni Rotondo pour un séjour provisoire qui devint définitif. A l’âge de 31 ans, le 20 septembre 1918, après avoir célébré la messe dans son couvent de San Giovanni Rotondo, en extase devant un crucifix, « un personnage ayant les pieds et les mains ensanglantés » lui apparut. Le capucin s’évanouit. A son réveil, ses mains, ses pieds, son côté se mirent à saigner. Aux mêmes endroits que le corps du Christ suspendu et transpercé sur sa croix. La légende du Padre Pio, sept siècles après François d’Assise commença.  On lui prêta nombre de miracles et il fut aux prises avec des périodes d’extase mystique ; un ange lui aurait percé le côté avec une lance spirituelle qui le fit saigner, il appela les stigmates ses « douces blessures ». Les frères installés à proximité de sa cellule entendaient des bruits insolites, qui étaient attribués aux assauts de Satan qui se manifestait tantôt sous l’apparence d’un chat noir, tantôt sous les traits du pape Pie X ou sous ceux d’une femme lascive. 

C’est pendant la guerre que se situa un événement déroutant raconté par le héros de l’aventure. Lors de ce conflit peu favorable à l’armée italienne, eut lieu le désastre de Caporetto[1] qui conduisit à la destitution du général en chef italien Cadorna[2]. Retiré à Trévise, il s’apprêtait à mettre fin à ses jours lorsqu’un moine capucin surgit le sommant d’arrêter son geste, le réconfortant et disparaissant aussitôt.Une fois le religieux reparti aussi soudainement qu’il était apparu, le général s’en prit aux sentinelles leur reprochant de ne pas avoir intercepté ce moine inconnu. Les soldats jurèrent qu’ils n’avaient vu personne entrer ou sortir. Plusieurs années plus tard, le général voyant une photo de Padre Pio dans un journal, reconnut le capucin qui lui avait sauvé la vie par des paroles de réconfort, un soir de novembre 1917. Il se précipita aussitôt à San Giovanni Rotondo et, avant même que le général n’eut le temps de se présenter, Padre Pio fit un clin d’œil au général, lui disant : « Alors, général, on l’a échappé belle ! »  

Miracles, stigmates[3] : manifestation de sainteté, union mystique au Christ dans sa Passion ?  Fraude, imposture, suggestion pathologique ou hystérique ? Comment les fidèles d’une part, comment l’Église d’autre part ont-ils réagi ? 

Érik Lamb


[1] L’Italie se rangea du côté des alliés le 23 mai 1915. Pendant les deux années qui suivirent l’entrée en guerre, le front des Alpes fut relativement calme. Tout changea lorsque le 24 octobre 1917, les Austro-Hongrois appuyés par la XIVe armée allemande du général Otto von Below lancèrent une violente offensive contre les lignes italiennes adossées à l’Isonzo, cours d’eau alpin, au niveau de la ville de Caporetto. Écrasés par un déluge d’obus et de gaz de combat, les Italiens reculèrent dès le premier jour de 25 kilomètres puis refluèrent en désordre d’une centaine de kilomètres, jusqu’aux portes de Venise, abandonnant à l’ennemi la plus grande partie de la Vénétie. Le front se stabilisa sur la Piave grâce à l’intervention de six divisions britanniques aux côtés des Italiens. Au terme de la bataille, 300 000 Italiens furent tués, blessés ou disparus contre 5 000 seulement pour leurs adversaires.
[2] Chef d’état-major général de l’armée italienne en juillet 1914. Pendant les trente premiers mois du conflit, il mène une guerre d’usure contre l’Autriche ; le résultat le plus clair de ces opérations est la perte de 200 000 hommes pour une avance de vingt kilomètres en direction de Trieste. Dès le printemps de 1917, ces opérations catastrophiques entraînent une crise de défaitisme dans tout le pays et jusque dans l’armée. Négligeant les informations sur une prochaine offensive austro-allemande, il laissa surprendre les IIe et IIIe armées ; ce fut le désastre de Caporetto. Le nouveau gouvernement Orlando réclama sa destitution ; il fut remplacé par Diaz et fut traduit, en 1918, devant une commission d’enquête. Ayant manifesté sa sympathie à Mussolini, il en fut récompensé par le bâton de maréchal qu’il reçut en même temps que Diaz.
[3] On peut se reporter à : Les quatre morts de Padre Pio, in D. Van Cauwelaert, Dictionnaire de l’impossible. Ce qui nous dépasse, Paris, J’ai lu, 2014, pages 329-339. 

« Cultiver la patience… »

« Patience ! » Voilà bien une exhortation que nous n’avons cessé d’entendre depuis notre plus jeune âge et qui, loin de nous aider, nous aura souvent exaspérés…La patience n’est pas la qualité première du petit enfant qui vit dans la satisfaction immédiate de ses besoins et ne sait pas encore ce qu’est attendre et désirer. Mais les adultes que nous sommes sont-ils réellement devenus des modèles de patience ? On pourrait en douter, tant est longue, au quotidien, la liste des situations qui peuvent nous heurter ou nous irriter, en famille, comme en société.
Les incivilités ou les manques de respect à notre égard ; les imprévus ou les retards dans ce que nous avions préparé et programmé de longue date ; l’incompréhension ou le rejet de nos idées; les décisions qui nous sont imposées par les circonstances ou par notre entourage ; et surtout, tout ce qui fait que l’autre n’est pas moi et que ses paroles, son comportement et ses « petites habitudes » me le rendent, par instants, insupportable.
Ce sont autant de situations qui peuvent nous amener à sortir de nos gonds.
Pourquoi ? Parce qu’elles viennent contrecarrer nos besoins, nos envies, nos désirs, nos projets, parce qu’elles viennent bousculer et parfois blesser notre ego, parce qu’elles nous semblent être un affront ou une injustice envers notre cher « moi »… (cf. Adm 14)
Nos raisons de perdre patience peuvent être parfaitement légitimes et compréhensibles, devons-nous nous en accommoder pour autant ? Et tout bien considéré, notre patience n’est-elle pas plutôt une forme d’impatience déguisée, consistant, la plupart du temps, à supporter tant bien que mal ce qui nous agace, jusqu’à ce qu’une certaine « goutte d’eau » ne nous fasse exploser ?
Est-ce bien là la vraie patience, celle dont nous parle la Bible ?
Lorsque Paul fait référence au fruit de l’Esprit, il cite la patience : « voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Le fruit de l’Esprit par excellence c’est l’amour et c’est l’amour seul qui produit la patience car : « il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune […] Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. » (1 Co 13, 5-7)
Dès lors, on comprend aisément que la patience est beaucoup plus que ce à quoi nous sommes tentés de la réduire…Elle est une vertu, un don de l’Esprit, que nous ne pouvons vivre que dans l’amour.
« Puisque vous êtes élus, sanctifiés, aimés par Dieu, revêtez donc des sentiments de compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement ; comme le Seigneur vous a pardonnés, faites de même, vous aussi. Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. » (Col 3,12-14)
Paul nous invite à revêtir l’homme nouveau, à nous laisser guider par l’Esprit pour que nous devenions capables, sous son influence, d’imiter le Christ et d’agir « comme » lui, en aimant nos frères comme le Seigneur nous aime, jusqu’à leur pardonner tout ce qui peut blesser cet amour.
« Où règnent patience et humilité, il n’y a ni colère, ni trouble » nous dit Saint François, dans l’admonition 27. Oui, la vertu de la patience a ceci de particulier, c’est qu’elle s’accompagne de douceur et d’humilité, des attributs de Dieu que François se plaît à chanter : « Tu es amour et charité, tu es sagesse, tu es humilité, tu es patience, tu es beauté, tu es douceur » (Louanges de Dieu, 4)
Peut-être est-ce justement la douceur et l’humilité qui font parfois défaut à notre humaine patience…
Si nous voulons vivre en enfants de Dieu, il nous faut donc nous convertir chaque jour pour faire nôtres les mœurs du Père et suivre les traces de son Fils. Notre Projet de Vie nous y appelle, en ces termes : « Comme « frères et sœurs de la pénitence », en raison même de leur vocation, animés du dynamisme de l’Évangile, ils conformeront leur façon de penser et d’agir à celle du Christ, par ce changement intérieur radical que l’Évangile appelle « conversion » ; celle-ci est à reprendre tous les jours. » (PDV 7)
Disciples de Jésus, ayons à cœur de cultiver cette précieuse vertu de la patience, en nous mettant à l’école de celui qui est « doux et humble de cœur ». Nous pourrons nous aussi répondre à l’appel que Paul lançait aux Éphésiens : « En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. » (Ep 4,2)

P. Clamens-Zalay

L’Apocalypse de saint Jean

Les interprétations de l’apocalypse

Du fait de son étrangeté et de son hermétisme, elle a suscité des interprétations très variées :

1. Les interprétations « historicisantes » : l’Apocalypse viserait des faits de l’histoire :

  • Pour certains, elle prédirait le déroulement de toute l’histoire de l’Eglise, depuis Jésus jusqu’à la fin du monde. – … mais personne ne s’entend sur les époques ni les dates, en particulier celle de la fin du monde.
  • Pour un exégète contemporain, il s’agirait de la description symbolique de l’Ancienne Alliance seulement, jusqu’à la Résurrection-Ascension du Christ (E. Corsini).
  • Pour les « millénaristes », qui prennent 20, 1-6 au pied de la lettre, il faudrait envisager très réelle¬ment une seconde venue du Christ sur la terre, qui durerait 1.000 ans, avant que n’arrive la fin du monde.
    … mais ces 1.000 ans ne sont-ils pas le symbole du temps de l’Eglise ici-bas avant le retour du Christ ?
  • Pour d’autres (Renan par ex.), l’Apocalypse ne ferait allusion qu’aux événements politiques contemporains de Jean, c.-à-d. à l’histoire romaine de Néron à Domitien (de 64 à 96). L’allusion fréquente aux « derniers temps » s’expliquerait par le fait que Jean se figurait la fin du monde comme toute proche. – … mais puisque Jean voit sans cesse aux prises Satan et Dieu, cela ne vaut-il pas pour toute période de l’histoire ?

    2. Les interprétations « eschatologiques » : c.-à-d. qui misent uniquement sur la fin de l’histoire,
    sur les « derniers temps » (eschata en grec = derniers) :
  • Pour les « fondamentalistes », ceux qui prennent toute l’Ecriture au pied de la lettre, les bouleversements cosmiques décrits dans l’Apocalypse sont le scénario exact de ce que sera la fin du monde !
  • Pour les autres « eschatologues » et presque toute l’ancienne tradition, l’Apocalypse ne nous parlerait effectivement que des « derniers temps », mais sous une forme purement symbolique.

    3. L’interprétation qu’on pourrait appeler « globalisante » – La plupart des exégètes actuels pensent que Jean, tout en visant les persécutions de Néron et de Domitien, les inscrit toutefois dans un cadre bien plus large. Un peu comme le photographe qui règle son appareil photo de façon à disposer d’une bonne « profondeur de champ », c.-à-d. qui lui permette d’avoir une image nette aussi bien de près que de loin. Donc Jean viserait le passé, le présent et l’avenir.
  • D’abord, avant de s’en prendre à la Rome impie et persécutrice, et de proclamer la ruine finale du paganisme romain (ch. 12 à 20), Jean commence par évoquer le passage du judaïsme au christianisme (ch. 3 à 11). La persécution par Rome étant la suite logique du manque de foi d’Israël qui avait éliminé Jésus.
  • Ensuite il est notable que l’Apocalypse fournit un esprit et des données valables pour toute époque, afin de signifier le combat éternel de Satan contre Dieu et contre son peuple, 1’Eglise.
  • Enfin, tout l’esprit de l’Apocalypse consiste à fonder l’espérance chrétienne sur le Retour et la victoire finale du Christ :  » Un jour Jésus reviendra vaincre pour nous la mort  » (Christian Ducoq op)

    Fr Joseph

Prière Octobre

Prière d’offrande totale, attribuée à Saint François

Seigneur, je t’en prie, que la force brûlante et douce de ton amour prenne possession de mon âme et l’arrache à tout ce qui est sous le ciel, afin que je meure par amour de ton amour, comme tu as daigné mourir par amour de mon amour.

Un livre puis un autre ou une expo

La chambre de Mariana, un livre d’Aharon Appelfeld

Aharon Appelfed, La Chambre de MarianaParis, Points Seuil, 320 p., 7€20.

Comme nombre de rescapés de la Shoah, Aharon Appelfeld se demande pourquoi lui a vécu, et pourquoi tant d’autres ont disparu. Cette question obsédante guide sa plume pour écrire ce qu’il qualifie de « saga de la tristesse juive ». 

Traqués par les Allemands et leurs supplétifs locaux, les juifs tentèrent de sauver leurs enfants, sollicitèrent en urgence des amis, des proches, parfois même des anonymes ; ceux qu’au sens biblique on nomma par la suite des « Justes ». Sauvé par l’amour infini que lui vouèrent ses parents partis pour toujours lors de l’abominable « solution finale », il conte dans un émouvant roman ses souvenirs d’orphelin âgé de 11 ans. Caché dans une maison close par Mariana, une prostituée alcoolique amie d’école de sa maman ; dissimulé dans un cagibi attenant à la chambre de la jeune femme, il découvre les réalités de la vie à un âge qui aurait dû le préserver des turpitudes humaines. Dans son refuge dépourvu de fenêtre et de chauffage, il entend les bruits, les cris, les soupirs lorsque Mariana reçoit des clients dont certains sont allemands. L’enfant prend conscience de ce qui se trame à l’extérieur comme à l’intérieur et vit dans l’angoisse d’être découvert. Assailli par l’ennui il cultive son imagination, se réfugie dans le rêve et l’onirisme. Il est capable de faire apparaître ses parents, ses amis ou les gens de sa famille. Pourtant, malgré le froid, la faim, la peur et le désœuvrement, il y eut de l’amour dans l’aventure que vécut ce petit garçon que Appelfeld nomme Hugo. Parfois laissé à la bienveillance de « collègues » de Mariana, Hugo connaît l’angoisse de l’abandon et la crainte de la dénonciation. Pourtant, la prostituée au grand cœur demeure fidèle. 

Lorsque la défaite du « Reich millénaire » approcha, l’arrivée de l’Armée rouge déclencha un vent de panique dans l’établissement de plaisir menacé par d’éventuelles représailles. Fuyant la ville, les pensionnaires et Hugo errèrent dans les forêts jusqu’au dénouement.

Enfant d’un ghetto de Bukovine[1], Aharon Appelfeld affronta l’assassinat de sa mère et la déportation de son père ; parvenant à s’enfuir du camp dans lequel il fut déporté, il survécut dans la forêt jusqu’à la fin de la guerre. Il puise en partie dans son histoire personnelle l’inspiration, la trame de ce roman émouvant qui aurait pu s’appeler « Le Journal d’Hugo ». Un style attachant, une prostituée blessée mais généreuse, un adolescent reclus qui a soif de vivre et une relation ambigüe voire malsaine qui peut laisser un goût amer. 

La Chambre de Mariana ; c’est bien sûr la Shoah mais c’est aussi l’antisémitisme de nombre de peuples d’Europe de l’Est baignés dans un christianisme superstitieux et intransigeant. Du reste, les nazis trouvèrent dans les territoires de l’Est des collaborateurs zélés sans lesquels les déportations eurent été beaucoup moins « efficaces ».  Dans son cagibi, Hugo s’éveille à la sexualité, prend conscience de son identité juive et de la mission qui est la sienne. À l’instar de nombre de ses coreligionnaires, l’auteur relit sans cesse l’histoire d’un traumatisme[2] qui se transmet souvent en héritage[3]. L’incertitude des survivants qui rencontrèrent beaucoup de difficulté à relater leur expérience tant sa nature extrême rendit problématique sa transmission. Existe-t-il des mots pour dire ? Comment utiliser une langue ordinaire pour raconter une expérience extraordinaire ? Demeurent les traces matérielles et les témoignages. Or, la force de La Chambre de Mariana est de livrer un roman au style accessible qui offre un témoignage qui n’en est pas rigoureusement un. 

Érik Lambert.


[1] Ancienne région de l’Ouest de l’Ukraine actuelle, débordant sur le Nord de Roumanie. Le nom de la Bukovine est d’origine slave et signifie « pays des forêts de hêtres« . Son histoire se confond avec celle de la Moldavie. Suite à la débâcle française, la Roumanie entra dans l’orbite de l’Allemagne nazie. Dès juin 1940, l’URSS exigea que la Roumanie cédât immédiatement la Bessarabie et la Bucovine du Nord, faute de quoi l’Armée rouge interviendrait. Le roi Carol II fut contraint d’accepter. L’URSS occupa ces territoires et lors de la retraite des forces roumaines les soldats roumains frustrés et incapables de combattre l’ennemi commencèrent à arrêter et à exécuter des Juifs accusés de constituer une « cinquième colonne communiste ». Un important pogrom engagea le début de la « guerre sainte » de la Roumanie contre la prétendue menace du « judéo-bolchevisme ». La Roumanie rejoignit l’Allemagne lors de l’opération Barbarossa et dans les derniers jours de juin 1941, le dictateur roumain Ion Antonescu considéra que les Juifs n’étaient plus protégés par la loi. L’un des ordres de ce gouvernement soumettait les Juifs à la loi martiale et leur interdisait de quitter leur domicile entre 6 heures du soir et 6 heures du matin. Mihai Antonescu (homonyme) s’exprima dans le même esprit, soulignant en particulier son intention de rejeter toute objection humanitaire traditionnelle à l’ « émigration » forcée des Juifs de Bessarabie et de Bucovine. Il déclara à ses auditeurs : « Il m’est indifférent que l’Histoire nous considère comme des barbares. L’Empire romain s’est livré à des actes que la mentalité contemporaine considère comme barbares et il n’en a pas moins légué le plus grandiose des systèmes politiques. Il n’existe pas dans notre histoire de moment plus favorable […] ; « débarrassez les villages de tous les Juifs ».
[2] Il faut aussi lire le livre d’Appenfeld, Histoire d’une vie, éd. L’Olivier (2005), 240 p., 19,80 €.
[3] H.Epstein, Le Traumatisme en héritage, Folio essai.


Tendresse de l’espace,
un livre d’Assunta Genovesio
et une expo

L’exposition : 👉 C’est ici
Le livre : 👉 C’est par là
Le site : 👉 Un clic et voilà

Tandis que la peinture contemporaine officielle tend à se perdre dans l’abstraction de l’inexistant ou à s’effilocher dans des modes plus dictées par les appétits du marché que par la recherche esthétique, des peintres plus indépendants et donc plus discrets renouent en ce premier quart du XXIè siècle avec la longue tradition figurative, sans renier pour autant les évolutions des deux siècles précédents. Peut-être l’histoire de l’Art future regroupera-t-elle ces artistes en un mouvement à contre-courant qu’on ne pourra en aucune façon qualifier de réactionnaire tant cette peinture rénovatrice éclate de généreuse actualité.

Assunta Genovesio peint dans ce « mouvement », et sa forte personnalité artistique pourrait même en faire une des figures de proue tant elle assume — Assunta signifie assomption — et utilise avec une joyeuse et fougueuse liberté le savoir-faire unifié de son héritage classique et moderne. Vous pouvez la découvrir, et avec un peu de chance la rencontrer, à la galerie Prodromus (46, rue Saint-Sébastien, Paris XI) qui expose ses œuvres jusqu’au 12 novembre à l’occasion de la sortie du livre « Tendresse de l’espace » consacré à sa peinture aux éditions Conférence. Paysages, natures mortes, nus, portraits… le pinceau d’Assunta Genovesio épouse la caresse de la lumière sur les contours des choses et des corps pour en révéler comme de l’intérieur les formes, les couleurs et la vie. C’est pourquoi l’on peut légitimement parler de tendresse, mais également et de manière tout aussi évidente, d’une vigoureuse présence charnelle qui semble parfaitement spontanée alors qu’elle est savamment restituée par la précision de la composition et l’équilibre des valeurs, si bien que plus qu’un motif, c’est une forme de vie, de vie vécue, qui apparaît sur la toile. Assunta Genovesio peint la réalité prise « sur le vif », dans la grande diversité des sujets qu’elle lui propose et qu’elle recueille par tous les moyens techniques (huile, gouache, estampe, fusain…) sans les partis pris répétitifs dans lesquels s’enferment parfois ses confrères trop soucieux d’affirmer leur « style ». Celui d’Assunta se passe d’artifices, il est naturel, sincère, comme s’il n’y avait aucune distance entre sa manière de peindre et sa manière de voir et de vivre, de telle sorte que l’énergie qui surgit de ses toiles convoque immédiatement nos sens, nos émotions et notre mémoire, jusqu’à nos souvenirs d’enfance comme le suggère Bruno Roza, l’un des auteurs du livre avec Arnaud Clément qui signe un passionnant entretien avec l’artiste.

Tendresse, vigueur, liberté et attention au monde sont les caractéristiques esthétiques et humaines qui caractérisent l’art d’Assunta Genovesio dont nous partageons devant ses tableaux « le plaisir sensuel de la peinture » et le ravissement devant le spectacle des êtres et des choses, leur vie secrète, la profondeur lumineuse de leur palpitation.

Jean Chavot

EDITO d’octobre

Le défi de la Méditerranée

Les déclarations du pape François lors de sa récente visite à Marseille ont suscité des réactions violemment hostiles de la part de personnalités des milieux nationalistes, ultraréactionnaires ou ultralibéraux. Il n’aurait pas à se mêler de politique, cet Argentin ne comprendrait rien à l’offensive islamique que subirait l’Europe, il aurait transformé le Vatican en ONG pro-migrants, etc., le tout saupoudré de noms d’oiseau : immigrationniste ; vicaire de la gauche ; humaniste athée ; islamo-gauchiste ; communiste… Ce n’est pas la première fois que les propos du pape sur des questions de société, de politique ou d’économie soulèvent l’opposition haineuse de ces milieux. On ne peut leur dénier le droit de s’exprimer. C’est tout autre chose en revanche qu’ils se proclament les garants de la foi et qu’au nom de sa défense, leurs partis pris idéologiques soient reçus favorablement par une part non négligeable des catholiques. Car le pape François ne fait rien d’autre, en toutes circonstances et à tout propos, qu’annoncer l’Évangile à ceux qui l’auraient méconnu, oublié ou dévoyé. C’est fidèle à cette mission qu’il s’est exprimé à Marseille — la plus ancienne ville de France, fondée par des « migrants » phocéens venus de l’actuelle Turquie il y a 2600 ans —, l’un des principaux ports qui ouvrent l’Europe à la rive africaine de la Méditerranée.

La question migratoire agite beaucoup de peurs qui génèrent un grand trouble dans les consciences, notamment celle des catholiques souvent déchirée, c’est pourquoi il était urgent que le pape rappelle tous et chacun à l’essentiel de la charité, à ne pas s’abandonner aux « passions tristes », au cynisme désenchanté par « le sécularisme mondain et par une certaine indifférence religieuse ». Notre confort — pour ceux qui en jouissent — ne peut faire oublier la misère qui règne dans l’Afrique dont le capitalisme colonial pilla les richesses et les pille encore par la corruption, ni les conflits terriblement sanglants occultés par la guerre en Ukraine, ni la pression démographique intenable que le changement climatique y aggrave déjà dramatiquement. Beaucoup, détournant le regard des milliers de noyés sans visage, redoutent plus ou moins consciemment le jour où la Méditerranée ne retiendra plus le déferlement de la détresse africaine sur nos côtes. Ce serait la fin de notre civilisation, et même, pour les plus aveuglés par l’ignorance : la fin de notre « race ». Cette angoisse insidieuse exacerbe les impatiences, les tensions qui peuvent naître dans la cohabitation sur notre sol de populations également attachées à leurs traditions, à leur langue, à leurs usages, à leur religion : les Français de souche qui se sentent envahis, dépossédés, les immigrés qui se sentent exploités, méprisés, frustrés dans leur « désir d’Occident » trompeusement suscité par la publicité, le cinéma, les réseaux sociaux où la honte fait mentir aux familiers sur les tristes conditions de la vie d’émigré. Ces crispations sont indéniables ; pour autant, le peuple français dans sa belle diversité reste accueillant et les nouveaux arrivants se montrent très majoritairement respectueux de l’hospitalité, comme le montre la forte proportion de mariages métissés et la réalité harmonieuse des relations de travail et de vie quotidienne, contrairement à l’image propagée par les médias qui promeuvent la très états-uniennes conception foncièrement raciste de « communautés » antagonistes. C’est contre cette vision que le pape François appelle à lutter, à se rebeller avec la force de l’amour du prochain, en rappelant que nous n’appartenons tous qu’à une seule communauté de frères humains. Angélisme illusoire, diront ceux qui dans leur individualisme paranoïaque se pensent « nous contre les autres ». Mais la réalité humaine est tout autre : il n’y a pas nous et les autres, mais toi et moi, un et un dans la vérité de la rencontre, avec nos ressemblances et nos différences qui nous font dire, d’où que l’on vienne et où que l’on arrive : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli ». Nous sommes tous à la fois chez nous et étrangers partout en ce monde dans l’attente du Royaume, et du Jugement : « Ce que vous avez fait au plus petit, c’est à moi que vous l’avez fait » nous avertit amoureusement Jésus.

Écoutons le pape François dans son homélie au stade Vélodrome : « Dieu est relation et souvent il nous rend visite à travers des rencontres humaines, quand nous savons nous ouvrir à l’autre, quand il y a un tressaillement pour la vie de ceux qui passent chaque jour à nos côtés et quand notre coeur ne reste pas impassible et insensible devant les blessures de ceux qui sont les plus fragiles. » Inspiré par la Bonne Mère, il s’arrête longuement sur le « tressaillement de la foi » qu’il nous invite à vivre dans toute rencontre, à l’imitation du fils d’Elisabeth dansant de joie dans son ventre à l’approche de celui en qui il reconnaît le Christ dans le ventre de Marie. L’embrassade de la jeune Vierge et de la vieille femme stérile nous reste alors comme une image de la réunion des deux continents dans l’espérance et la charité pour l’avenir de l’humanité fraternelle, le seul possible contre l’impossible.

Le comité de rédaction