Archives de catégorie : Projet de vie

« Sois béni, Seigneur, de m’avoir créée »

Une telle phrase, sortie de son contexte, peut nous surprendre et nous paraître, aujourd’hui, bien présomptueuse…Que voulait donc exprimer sainte Claire en la prononçant au moment de mourir ? S’adressant à elle-même, elle dit à son âme : « Pars en toute sécurité, car tu as un bon guide pour la route ; pars, car celui qui t’a créée t’a aussi sanctifiée ; il t’a toujours gardée et aimée d’un tendre amour, comme une mère aime son fils. Sois béni, Seigneur, toi qui m’as créée ! » (Vie 46)
Dans ces derniers mots, Claire rend grâce au Seigneur de lui avoir fait présent de la vie, mais, plus encore, elle loue son Créateur, Celui qui l’a façonnée avec amour et lui a donné place au sein de la Création.
A aucun moment, elle ne cherche à tirer orgueil de ce qu’elle est par elle-même. C’est bien plutôt un gage d’humilité : Claire se reconnaît comme créature, voulue et modelée à l’image et à la ressemblance de Dieu ; c’est ainsi qu’elle peut s’accepter et aimer en elle ce que le Père a déposé.
C’est le sens même du psaume 138 : « C’est toi qui m’as formé les reins, qui m’as tissé au ventre de ma mère ; je te rends grâce pour tant de prodiges : merveille que je suis, merveille que tes œuvres. » (Ps 138, 13-14)
Claire ne diffère pas de François, lui qui « se réjouissait pour tous les ouvrages sortis de la main de Dieu », « remontait jusqu’à celui qui est la cause, le principe et la vie de l’univers », et « poursuivait à la trace son Bien-Aimé en tout lieu de sa création » (2 Cel 165). Elle, aussi, a cette capacité à percevoir en toute créature la tendresse et la bonté du Créateur pour chacune de ses œuvres. Ainsi peut-on lire dans le procès de sa canonisation : « Lorsque la très sainte Mère envoyait au dehors les sœurs quêteuses, elle les exhortait à louer Dieu chaque fois qu’elles verraient de beaux arbres fleuris et feuillus ; et elle voulait qu’elles fissent de même à la vue des hommes et des autres créatures, afin que Dieu soit loué pour tout et en tout. » (Pr 14,9)
Cette intimité avec le Père, elle l’expérimente également dans sa contemplation du Christ. Comme elle l’écrit dans ses Lettres à Agnès de Prague, le Christ est le miroir qui rend visible le Seigneur Dieu, il est« la splendeur de la gloire éternelle, l’éclat de la lumière éternelle et le miroir sans tache. » (4 LAg 14) Dans sa 2ème lettre, elle exhorte Agnès à regarder le Christ, à le méditer, à le contempler et à n’avoir d’autre désir que de l’imiter. Le contempler, c’est se laisser transformer par lui, en lui. C’est devenir à son tour miroir pour les autres, reflet de la divinité dans ce monde et pour ce monde. « Pose ton esprit devant le miroir de l’éternité, pose ton âme devant la splendeur de la gloire ; pose ton cœur devant l’effigie de la substance divine et transforme-toi tout entière par la contemplation en l’image de la divinité elle-même ». (3 LAg 13-14).
Sœur Aimée dira de Claire: « …lorsqu’elle revenait de l’oraison, son visage paraissait plus clair et plus beau que le soleil ». (Pr 4, 4)
Comme dans toute existence humaine, Claire a connu des difficultés et des souffrances, mais l’espérance et la joie l’ont toujours animée. Joie et allégresse de se faire la servante du Seigneur, joie de suivre les traces du Christ jusque dans sa pauvreté et son humilité. « O bienheureuse pauvreté, qui prodigue des richesses éternelles à ceux qui l’aiment et la pratiquent ! O sainte pauvreté, en échange de laquelle Dieu offre et promet formellement le Royaume des cieux, la gloire éternelle et la vie bienheureuse ! O chère pauvreté, que le Seigneur Jésus Christ a daigné préférer à toute autre chose, lui qui, de toute éternité, régnait sur le ciel et la terre, lui qui a parlé et tout a été fait ! » (1 LAg 15-17) N’avoir rien en propre, se libérer de toute attache, de toute entrave, pour marcher sûre, joyeuse et alerte, d’un pas léger, d’une course rapide sur le chemin de la Béatitude (2 LAg 12-13). Ainsi peut-elle aimer totalement celui qui s’est livré tout entier par amour, celui qui est le seul Bien, le Bien total.
En femme de conviction, elle a dû batailler ferme pour obtenir du pape le privilège de la pauvreté, privilège qu’elle a le bonheur de recevoir peu avant de s’éteindre.
Au moment de quitter ce monde, sa joie devient un chant de louange pour celui qui l’a créée, qui l’a toujours accompagnée et qui l’aime comme une mère aime son enfant. C’est donc dans la joie et la confiance qu’elle s’apprête à rejoindre le Père. Ses dernières paroles sont une action de grâce pour son Créateur, dont l’amour transfigure toute chose et tout être et qu’elle va pouvoir contempler, éternellement, non plus dans le miroir mais dans le face à face.
Qu’à l’exemple de Claire et de François, nous puissions nous aussi, chaque jour, louer le Seigneur dans toute sa Création et le bénir pour tous les bienfaits dont il nous a comblés, faisant de chacun, chacune, un être unique, une merveille, un reflet de l’amour miséricordieux du Père, Lui, « le dispensateur de la grâce ».

P. Clamens-Zalay

« Fêter la Nativité avec François d’Assise »

Pour François, nous dit Thomas de Celano, Noël était « la fête des fêtes », celle qui lui procurait une joie ineffable « car en ce jour Dieu s’était fait petit enfant et avait sucé le lait comme tous les enfants des hommes. » (2 C 199)
Trois ans avant sa mort, François voulut célébrer et commémorer la naissance du Seigneur en donnant un éclat particulier à cette fête : « Je veux évoquer en effet le souvenir de l’Enfant qui naquit à Bethléem et de tous les désagréments qu’il endura dès son enfance ; je veux le voir, de mes yeux de chair, tel qu’il était, couché dans une mangeoire et dormant sur le foin, entre un bœuf et un âne. » (1 C 84)
C’est ainsi qu’en cette nuit de Noël 1223, alors que « l’Enfant-Jésus était, de fait, endormi dans l’oubli au fond de bien des cœurs » François fit préparer à Greccio une crèche vivante pour voir de ses propres yeux l’Enfant tel qu’il était à Bethléem et mieux percevoir, dans ce mystère de l’Incarnation, l’humanité et l’humilité de Dieu. « L’homme de Dieu, debout près de la crèche et rempli de piété, ruisselait de larmes et débordait de joie. » (LM10,7)
« C’était le triomphe de la pauvreté, la meilleure leçon d’humilité ; Greccio était devenu un nouveau Bethléem. La nuit se fit aussi lumineuse que le jour et aussi délicieuse pour les animaux que pour les hommes. Les foules accoururent, et le renouvellement du mystère renouvela leurs motifs de joie. » (1 Cel 85-86)
Voir et tenir cet enfant dans ses bras, c’est, pour François, rendre plus concret ce mystère de l’Incarnation qui le fascine. Le contempler, c’est contempler le Christ ; d’ailleurs, Celano précise qu’une des personnes présentes eut une vision merveilleuse cette nuit-là : elle vit, couché dans la mangeoire, l’Enfant Jésus lui-même : Lui qui « de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. » (Ph 2,6-7)
Dieu, le roi du ciel et de la terre, s’abaisse jusqu’à nous, pour prendre chair de notre chair, sous les traits d’un enfant, dans toute sa dépendance et sa fragilité, nous donnant ainsi la plus belle leçon d’humilité…
François contemple un Dieu qui ne révèle pas sa grandeur de manière triomphante, mais au contraire dans ce qu’il y a de plus humble : un nouveau-né, une petite hostie de pain, la mort sur la croix…
Dans le mystère de l’Eucharistie qui vient prolonger celui de l’Incarnation, François reconnait cette même humilité qu’il dépeint de si belle façon : « Voyez : chaque jour il s’abaisse, exactement comme à l’heure où, quittant son palais royal, il s’est incarné dans le sein de la Vierge ; chaque jour c’est lui-même qui vient à nous, et sous les dehors les plus humbles ; chaque jour il descend du sein du Père sur l’autel entre les mains du prêtre. » (Adm 1, 16-18)
« Ô admirable grandeur et stupéfiante bonté ! Ô humilité sublime, ô humble sublimité ! Le maître de l’univers, Dieu et Fils de Dieu, s’humilie pour notre salut, au point de se cacher sous une petite hostie de pain ! Voyez, frères, l’humilité de Dieu, et faites-lui l’hommage de vos cœurs. Humiliez-vous, vous aussi, pour être exaltés par lui. Ne gardez pour vous rien de vous, afin que vous reçoive tout entiers Celui qui se donne à vous tout entier.» (Lettre à tout l’ordre 27-29)
Ainsi, dans son désir d’imiter le Christ pauvre et humble, de la crèche à la croix, François choisit le chemin de la désappropriation. N’avoir rien en propre, n’exercer aucun pouvoir de domination et se faire le plus petit, le mineur, le serviteur, pour tout recevoir comme un don de Dieu, pour s’abandonner au Père et se recevoir de Lui, tel un enfant, dans une relation de pure dépendance.

« La vie s’est manifestée, nous l’avons vue, et nous rendons témoignage : nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui s’est manifestée à nous. » (1Jn 1,2)
Fêter la Nativité, c’est fêter Dieu qui manifeste sa bonté et son amour pour tous les hommes. Le Verbe incarné, le Fils bien-aimé du Père, fait de nous des fils adoptifs auxquels le salut est offert, des enfants appelés à communier à cet amour qui unit la sainte Trinité.
Notre Dieu se fait petit pour nous rejoindre dans notre humanité, pour nous élever et nous donner de participer à sa vie divine. Saint Irénée de Lyon dit : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».

Puissions-nous retrouver le regard émerveillé de François pour contempler et suivre les pas de Celui qui s’humilie pour notre salut et se donne à nous tout entier…

P. Clamens-Zalay

« Sois béni, Seigneur, de m’avoir créée »

Une telle phrase, sortie de son contexte, peut nous surprendre et nous paraître, aujourd’hui, bien présomptueuse… Que voulait donc exprimer sainte Claire en la prononçant au moment de mourir ? S’adressant à elle-même, elle dit à son âme : « Pars en toute sécurité, car tu as un bon guide pour la route ; pars, car celui qui t’a créée t’a aussi sanctifiée ; il t’a toujours gardée et aimée d’un tendre amour, comme une mère aime son fils. Sois béni, Seigneur, toi qui m’as créée ! » (Vie 46)

Dans ces derniers mots, Claire rend grâce au Seigneur de lui avoir fait présent de la vie, mais, plus encore, elle loue son Créateur, Celui qui l’a façonnée avec amour et lui a donné place au sein de la Création.

A aucun moment, elle ne cherche à tirer orgueil de ce qu’elle est par elle-même. C’est bien plutôt un gage d’humilité : Claire se reconnaît comme créature, voulue et modelée à l’image et à la ressemblance de Dieu ; c’est ainsi qu’elle peut s’accepter et aimer en elle ce que le Père a déposé.
C’est le sens même du psaume 138 : « C’est toi qui m’as formé les reins, qui m’as tissé au ventre de ma mère ; je te rends grâce pour tant de prodiges : merveille que je suis, merveille que tes œuvres. » (Ps 138, 13-14)
Claire ne diffère pas de François, lui qui « se réjouissait pour tous les ouvrages sortis de la main de Dieu », « remontait jusqu’à celui qui est la cause, le principe et la vie de l’univers », et « poursuivait à la trace son Bien-Aimé en tout lieu de sa création » (2 Cel 165). Elle, aussi, a cette capacité à percevoir en toute créature la tendresse et la bonté du Créateur pour chacune de ses œuvres. Ainsi peut-on lire dans le procès de sa canonisation : « Lorsque la très sainte Mère envoyait au dehors les sœurs quêteuses, elle les exhortait à louer Dieu chaque fois qu’elles verraient de beaux arbres fleuris et feuillus ; et elle voulait qu’elles fissent de même à la vue des hommes et des autres créatures, afin que Dieu soit loué pour tout et en tout. » (Pr 14,9)

Cette intimité avec le Père, elle l’expérimente également dans sa contemplation du Christ. Comme elle l’écrit dans ses Lettres à Agnès de Prague, le Christ est le miroir qui rend visible le Seigneur Dieu, il est « la splendeur de la gloire éternelle, l’éclat de la lumière éternelle et le miroir sans tache. » (4 LAg 14) Dans sa 2ème lettre, elle exhorte Agnès à regarder le Christ, à le méditer, à le contempler et à n’avoir d’autre désir que de l’imiter. Le contempler, c’est se laisser transformer par lui, en lui. C’est devenir à son tour miroir pour les autres, reflet de la divinité dans ce monde et pour ce monde. « Pose ton esprit devant le miroir de l’éternité, pose ton âme devant la splendeur de la gloire ; pose ton cœur devant l’effigie de la substance divine et transforme-toi tout entière par la contemplation en l’image de la divinité elle-même ». (3 LAg 13-14)

Sœur Aimée dira de Claire: « …lorsqu’elle revenait de l’oraison, son visage paraissait plus clair et plus beau que le soleil ». (Pr 4, 4)
Comme dans toute existence humaine, Claire a connu des difficultés et des souffrances, mais l’espérance et la joie l’ont toujours animée. Joie et allégresse de se faire la servante du Seigneur, joie de suivre les traces du Christ jusque dans sa pauvreté et son humilité. « O bienheureuse pauvreté, qui prodigue des richesses éternelles à ceux qui l’aiment et la pratiquent ! O sainte pauvreté, en échange de laquelle Dieu offre et promet formellement le Royaume des cieux, la gloire éternelle et la vie bienheureuse ! O chère pauvreté, que le Seigneur Jésus Christ a daigné préférer à toute autre chose, lui qui, de toute éternité, régnait sur le ciel et la terre, lui qui a parlé et tout a été fait ! » (1 LAg 15-17) N’avoir rien en propre, se libérer de toute attache, de toute entrave, pour marcher sûre, joyeuse et alerte, d’un pas léger, d’une course rapide sur le chemin de la Béatitude (2 LAg 12-13). Ainsi peut-elle aimer totalement celui qui s’est livré tout entier par amour, celui qui est le seul Bien, le Bien total.

En femme de conviction, elle a dû batailler ferme pour obtenir du pape le privilège de la pauvreté, privilège qu’elle a le bonheur de recevoir peu avant de s’éteindre.
Au moment de quitter ce monde, sa joie devient un chant de louange pour celui qui l’a créée, qui l’a toujours accompagnée et qui l’aime comme une mère aime son enfant. C’est donc dans la joie et la confiance qu’elle s’apprête à rejoindre le Père. Ses dernières paroles sont une action de grâce pour son Créateur, dont l’amour transfigure toute chose et tout être et qu’elle va pouvoir contempler, éternellement, non plus dans le miroir mais dans le face à face.

Qu’à l’exemple de Claire et de François, nous puissions nous aussi, chaque jour, louer le Seigneur dans toute sa Création et le bénir pour tous les bienfaits dont il nous a comblés, faisant de chacun, chacune, un être unique, une merveille, un reflet de l’amour miséricordieux du Père, Lui, « le dispensateur de la grâce ».

P. Clamens-Zalay

« Comment reconnaître la volonté de Dieu et s’y ajuster… en toute liberté ? »

Parler de la volonté de Dieu dans notre vie et de la meilleure manière de nous y ajuster, c’est nous heurter, parfois, à un écueil majeur qui consisterait à croire que Dieu a, par avance, et de manière définitive, tracé un chemin pour chacun d’entre nous. Chemin qu’il nous faudrait à tout prix identifier et suivre le plus fidèlement possible, au risque, sinon, de nous perdre et de nous écarter totalement de ce plan divin… Qu’en serait-il alors de notre liberté ?
Dieu s’adresse ainsi à Israël dans le Livre du Deutéronome : « je mets devant toi la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance » (Dt 30,19) car si Dieu a, de toute éternité, un dessein pour l’humanité, c’est celui de son salut et de son bonheur.
« Et nous savons, dit Saint Paul, qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien ». (Rm 8,28)
Dieu veut l’homme debout, vivant et heureux, il lui offre la vie pleine et en abondance (Jn 10,10). Mais Dieu ne s’impose pas, pas plus qu’il n’impose sa volonté…Nous sommes et resterons toujours libres de nos choix. Bien sûr, il pourrait être plus confortable et plus sécurisant pour nous d’emprunter une voie toute tracée, nous affranchissant du doute, de l’incertitude et du risque. Cependant, l’amour bienveillant du Père ne peut nous contraindre ; bien au contraire, il respecte totalement notre liberté. Cela ne signifie pas pour autant que Dieu nous ignore ou nous délaisse. Comme le père du fils prodigue, il patiente, tantôt présent à nos côtés, tantôt nous devançant sur la route, mais toujours prêt à nous accueillir et à construire du neuf avec nous.
Ainsi donc, Dieu n’attend pas de nous une réponse unique et prédéterminée à un plan prévu de longue date. Par contre, son désir est que nous fassions librement des choix, à partir de tout ce qui nous constitue (notre histoire, notre tempérament, nos rencontres, nos envies, nos talents…) afin de répondre aux questions ou aux appels que nous percevons. Pour y parvenir, il nous revient de prendre le temps et les moyens du discernement.
Comme l’écrit Michel Rondet : « Le discernement, dont nous dirons l’importance, ne nous livre pas, tels quels, les projets de Dieu sur nous ; il nous dispose à reconnaitre dans nos désirs et nous souhaits ceux qui peuvent se réclamer de l’Esprit du Christ ; ce n’est pas la même chose ! » (Dieu a-t-il sur chacun de nous une volonté particulière ? revue Christus, n° 144)
Ce discernement s’appuie sur plusieurs éléments : l’accueil et la relecture de certains évènements qui peuvent être autant de signes pour nos choix à venir. Le recours à des personnes de confiance pour nous écouter, nous conseiller, nous accompagner. La fréquentation de la Parole de Dieu, non pour nous dicter notre décision, mais pour conformer cette dernière aux attentes de l’Évangile.
Et surtout la prière, pour purifier nos désirs sous l’action de l’Esprit Saint et nous recentrer sur cette relation intime avec le Père qui ne nous veut que du bien, pour nous rendre libres intérieurement et prêts à tout recevoir.
Ce sont autant d’éléments déterminants pour éclairer notre conscience et notre jugement ; et ce qui vérifie la justesse de la décision prise c’est le climat de paix et de confiance qu’elle engendre.
Pour autant, rien n’est figé. En premier lieu, parce que nous pouvons nous tromper « en toute bonne foi »… (nous l’avons vu avec François d’Assise, dans son interprétation de certains évènements, avant sa conversion.). Ensuite, parce que nos choix, sans être inconstants, peuvent être amenés à évoluer malgré tout, à chaque étape de notre vie, en raison des circonstances, des rencontres…Il ne faut pas en avoir peur, au contraire c’est bien la preuve qu’il n’y a aucun déterminisme en Dieu. « L’amour de Dieu nous précède […] Si Dieu a bien un désir sur nous, c’est d’abord celui de nous voir porter du fruit : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi ; mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fruit demeure » (Jn 15,16). « On ne peut mieux souligner à la fois l’antériorité du désir de Dieu et son vœu profond : nous voir assumer pleinement notre liberté. Comme l’amour suscite l’amour, la liberté éveille la liberté : celle de Dieu éveille celle de l’homme. » (Michel Rondet)
L’inattendu fait partie intégrante de notre existence. Il peut nous désarmer ou nous paralyser, mais il peut également nous révéler d’autres perspectives que nous n’avions pas envisagées jusqu’alors.
On ne redira jamais assez l’importance d’une vie intérieure nourrie par la prière. Se mettre à l’écoute de l’Esprit du Seigneur qui habite en nos cœurs… Si nous le laissons agir en nous et nous guider, l’Esprit peut nous libérer de nos égoïsmes et de nos peurs, et nos décisions porteront SES fruits : « voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi ». (Ga 5, 22-23) C’est ainsi que saint Augustin peut dire : « Aime, et fais ce que tu veux. »
Enfin, sommes-nous capables, à l’exemple de François, de renoncer à notre volonté propre pour nous ouvrir à la volonté de Dieu et nous en remettre totalement à son amour, toujours fidèle et bienveillant ? Renoncer à notre volonté, ce n’est en rien subir…c’est choisir, encore une fois librement, de s’abandonner au Père en toute confiance puisqu’il veut notre bonheur, c’est croire à Celui qui voit plus loin et plus grand que nous, puisqu’il nous a créés à l’image de son Fils. C’est lui dire oui, de manière inconditionnelle, et c’est choisir la vie, avec lui, et en redevenir acteur.
Charles de Foucauld l’exprime parfaitement dans sa Prière d’abandon : « Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout, j’accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi, en toutes tes créatures, je ne désire rien d’autre, mon Dieu. Je remets mon âme entre tes mains. Je te la donne, mon Dieu, avec tout l’amour de mon cœur, parce que je t’aime, et que ce m’est un besoin d’amour de me donner, de me remettre entre tes mains, sans mesure, avec une infinie confiance, car tu es mon Père. »

P. Clamens-Zalay

« Comment reconnaître la volonté de Dieu et s’y ajuster… en toute liberté ? »

Durant sa conversion, François, fort de son histoire et de toute la fougue de son tempérament, a découvert progressivement, en se confrontant parfois durement à la réalité, que ses ambitions ne pouvaient satisfaire ses aspirations profondes et lui procurer la vraie joie. Des visions ou des évènements très concrets ont été pour lui des lieux de discernement. Un discernement, non pas immédiat, mais par dévoilements successifs, où Dieu se dit, même dans des erreurs et des échecs apparents.
Fils d’un riche drapier d’Assise, François ne manque pas de talents pour le négoce. Ses qualités et sa joie de vivre en font un camarade apprécié et un compagnon de fête très recherché. Il a tout pour réussir et semble promis à un bel avenir…Mais, alors qu’il rêve secrètement de gloire et d’honneurs militaires, sa participation à la guerre contre Pérouse le conduit tout droit dans les cachots de la cité rivale d’Assise. Un an d’emprisonnement, et une longue maladie vont l’affaiblir au point de creuser en lui un grand vide. Période de désenchantement et d’incertitude sur la direction à donner à sa vie…Le voici qui rêve, à nouveau, de chevalerie, conforté dans ce choix par un songe qui lui promet un futur digne d’un prince. « Inhabile encore à pénétrer les mystères de Dieu et ignorant l’art de passer des apparences visibles aux réalités invisibles, il était persuadé, à son réveil, que cette étrange vision lui assurait pour l’avenir un immense succès. » (LM 1, 3) Toutefois, son expédition prend fin à Spolète, de façon quelque peu inattendue : le Seigneur s’adresse à lui dans son sommeil et lui demande de retourner en son pays « car ta vision était l’anticipation figurée d’un évènement tout spirituel qui s’accomplira non de la façon que l’homme propose, mais selon celle que Dieu dispose. » Au matin, François rebrousse chemin vers Assise « confiant, joyeux et déjà modèle d’obéissance, il attendit la volonté du Seigneur. » (LM 1, 3)
Un autre évènement va bouleverser sa vie : c’est le baiser au lépreux. Alors qu’il chevauche dans la campagne d’Assise, il croise sur sa route un lépreux. D’abord pris de peur et de dégoût, comme il l’était à chaque fois en pareille circonstance, François se reprend, puis saute de cheval, lui offre de l’argent et, allant plus loin, saisit la main du malheureux pour l’embrasser. On oublie un peu vite ce que ce geste porte en lui, à une époque où les lépreux sont bannis de la société, exclus parmi les exclus…Dès lors, François les visite régulièrement, leur distribue des aumônes, séjourne parmi eux et les sert humblement. (LM 1, 6 ; Trois Comp. 11) Il en est transformé et franchit un pas décisif dans sa conversion : « Voici comment le Seigneur me donna, à moi frère François, la grâce de commencer à faire pénitence. Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. » (Test 1-3)
Temps de conversion, de purification intérieure pour renoncer à tout ce qu’il ambitionnait jusque-là, car François pressent que le Seigneur l’attend « ailleurs »…C’est ainsi qu’il prie devant la croix de Saint-Damien : « Dieu très haut et glorieux, viens éclairer les ténèbres de mon cœur ; donne-moi une foi droite, une espérance solide et une parfaite charité ; donne-moi de sentir et de connaître, afin que je puisse l’accomplir, ta volonté sainte qui ne saurait m’égarer. » Et, poursuit-il dans son Testament : « Ensuite j’attendis peu, et je dis adieu au monde. » (Test 3)
L’Évangile qu’il écoute et médite en son cœur est aussi pour lui un lieu de discernement.
Ainsi, un jour qu’il assiste à la messe, il entend ce passage de Saint Matthieu où Jésus envoie ses disciples en mission : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton… » (Mt 10, 8-10) François en est transporté de joie et s’écrie : « Voilà ce que je veux, voilà ce que je cherche, ce que, du plus profond de mon cœur, je brûle d’accomplir ! » (1 C 22) Sans attendre, il applique l’Évangile à la lettre et se confectionne un habit grossier en forme de croix, en remplaçant sa ceinture par une corde. Peu à peu, son choix de vie se dessine et va orienter son existence et celle de l’Ordre à venir : « La règle de vie des frères est la suivante : vivre dans l’obéissance, dans la chasteté et sans aucun bien qui leur appartienne ; et suivre la doctrine et les traces de notre Seigneur Jésus-Christ qui a dit : Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donnes-en le prix aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi. Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive. » (1Reg 1-3)
Observer le saint Évangile, cela se traduit par des choix radicaux. Issu du monde marchand, François connait trop bien le pouvoir de l’argent et sa capacité à corrompre l’homme et ses relations. Pour suivre les traces de son Bien-Aimé qui s’est manifesté, non dans la toute-puissance, mais dans la pauvreté et l’humilité, il choisit de n’avoir rien en propre, de se détacher de tous les biens. Il refuse également tout pouvoir sur l’autre, tout esprit de domination, pour être libre d’aimer celui qui est le seul Bien, et, à travers lui, tous les hommes, ses frères. « N’ayons d’autre désir, d’autre volonté, d’autre plaisir et d’autre joie que Notre Créateur, Rédempteur et sauveur, le seul vrai Dieu, qui est le bien plénier, entier, total, vrai et souverain… » (1 Reg, 23, 9)
Se désapproprier de tout, pour se rendre totalement disponible à l’Esprit du Seigneur qui le guide tout au long de son itinéraire spirituel, comme le souligne son Testament : « Après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montra ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le saint Évangile. » (Test 14)
Et lorsque des doutes subsistent sur des choix à poser qui puissent s’ajuster pleinement à la volonté du Seigneur, François n’hésite pas à recourir à des médiations humaines. C’est le cas, lorsqu’il ne sait s’il doit se consacrer à la prière ou à la prédication : « Lui qui recevait des révélations merveilleuses grâce à son esprit de prophétie n’arrivait pas à s’éclairer lui-même pour trancher la question…Chercher par quelle voie, par quel moyen il pourrait plus parfaitement servir Dieu comme lui-même voulait être servi, telle était sa préoccupation constante » (LM. 12, 1-2). Il se tourne alors vers Claire et vers frère Sylvestre et leur demande de prier pour lui faire connaître la volonté de Dieu…
Enfin, quand les dissensions au sein de l’Ordre le conduisent à démissionner de sa charge de ministre, François se retire dans la solitude et traverse des heures sombres. Il lui faut accepter que son Ordre lui échappe. Il lui faut aller encore plus loin dans la désappropriation et le renoncement à sa volonté propre. Il lui faut tout remettre entre les mains du Seigneur… Dans une de ses dernières interviews, Éloi Leclerc le formulait de la sorte : « Il arrive un moment dans la vie spirituelle où Dieu nous demande de nous déposséder de ce qui nous tient à cœur, de cette mission qu’il nous avait confiée, de cette œuvre que nous avons accomplie, à laquelle nous nous sommes totalement donnés. Il nous faut lâcher prise. Renoncer à notre œuvre pour devenir l’œuvre de Dieu. » (Croire, 6 août 2015)
Toute l’existence de François aura donc été orientée vers cette recherche de la volonté divine afin de l’accomplir pleinement : « Dieu tout puissant, éternel, juste et bon, par nous-mêmes, nous ne sommes que pauvreté ; mais toi, à cause de toi-même, donne-nous de faire ce que nous savons que tu veux, et de vouloir toujours ce qui te plaît ; ainsi, nous deviendrons capables, intérieurement purifiés, illuminés et embrasés par le feu du Saint-Esprit, de suivre les traces de ton Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, et, par ta seule grâce, de parvenir jusqu’à toi, Très-Haut, qui, en Trinité parfaite et très simple Unité, vis et règnes et reçois toute gloire, Dieu tout puissant dans tous les siècles des siècles. Amen. » (Oraison de la Lettre à tout l’Ordre)

P. Clamens-Zalay

« Comment reconnaître la volonté de Dieu et s’y ajuster… en toute liberté ? »

A la lecture du Nouveau Testament, il est clair que Jésus est venu pour accomplir la volonté de son Père, comme il ne cesse de l’affirmer : « je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » (Jn 5,30) Et c’est son bon plaisir d’obéir au Père : « Je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8,29) Pourquoi ? Parce que, dit-il, « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » (Jn 4,34) Il n’y a là aucune résignation ou simple acceptation de sa part, bien au contraire, c’est pour lui une nécessité vitale et une joie que d’obéir à la volonté de Dieu, que d’accorder totalement sa volonté à celle du Père.

Cependant, lui, qui ne fait qu’un avec le Père (Jn 10,30) va vivre à Gethsémani un temps de solitude et de déchirement…l’agonie… le silence et l’apparente absence du Père.
Celui qui s’est abaissé humblement pour s’incarner parmi les hommes nous rejoint une nouvelle fois au plus profond de notre humanité à l’heure de sa mort.
Les mots qu’utilisent les évangélistes pour en parler traduisent bien ce qu’un homme peut éprouver face à l’épreuve qui se profile : Jésus commence à ressentir « tristesse et angoisse » (Mt 26,37), « effroi et angoisse » (Mc 14, 33). A Pierre, Jacques et Jean qu’il a pris avec lui, il déclare : « Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez avec moi.» (Mt 26, 38). Luc, dans son récit, décrit un état de tension extrême chez Jésus, au point qu’un ange vient le consoler et que la sueur qui perle de son front se transforme en gouttes de sang : « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait. Entré en agonie, il priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » (Lc 22, 43-44)
A deux reprises, d’après l’évangile de saint Marc, il demande à son Père de lui épargner cette mort : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ». (Mc14, 36.39)
Lui qui avait l’habitude de se retirer seul pour prier, voilà qu’à trois reprises il retourne vers ses disciples, comme pour chercher leur soutien ; mais ils n’ont pu veiller avec lui, ils se sont endormis…

Ce qui se vit entre le Père et le Fils au soir de Gethsémani nous restera à jamais mystérieux. Certains passent un peu vite sur ce que fut le profond désarroi de Jésus et considèrent que, Fils de Dieu, il connait de tout temps les desseins de son Père… donc la mort qui l’attend et qu’il accepte, au terme de sa prière. D’autres insistent, pourtant, sur la détresse de celui qui s’est fait pleinement homme, détresse qui le fera crier sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Ainsi, Eloi Leclerc écrit-il : « L’agonie de Jésus, à Gethsémani, ce n’est pas uniquement la perspective d’une mort atroce. C’est, avant tout, la solitude dans laquelle Jésus se trouve au moment d’assumer sa mort. La conscience filiale semble s’être obscurcie. Bien sûr, Jésus se sait toujours le Fils bien-aimé du Père, mais en cet instant la conscience filiale n’est plus qu’un grand acte de foi. « Abba (Père) !  » : ce cri de l’enfant qui exprimait la joie et la lumière de sa vie s’est brusquement changé, dans la nuit de Gethsémani, en un appel de détresse. L’agonie du fils, c’est essentiellement le silence du Père. » (Eloi Leclerc, Dieu plus grand) C’est parce qu’il a endossé notre condition humaine que Jésus connait en cet instant le trouble propre à la nuit de la foi : « Jésus prie dans l’incertitude de la volonté du Père » dira Pascal dans Le Mystère de Jésus. Eloi Leclerc en parle comme de « la dernière tentation » de Jésus : « Le dernier combat de Jésus doit se comprendre dans le prolongement de ce qui s’est passé au début de sa vie publique, dans la solitude du désert. Là Jésus avait fait une option fondamentale ; il avait refusé d’utiliser sa qualité de Fils de Dieu pour se mettre en quelque sorte au-dessus de la condition humaine commune…Il avait repoussé cette tentation et il avait choisi de vivre sa relation privilégiée au Père dans la condition du serviteur, en se solidarisant avec les plus humbles et les plus pauvres…Ah ! elle était bien forte, à Gethsémani, la tentation de renoncer d’aller jusqu’au bout ».
Mais la puissance de Dieu ne peut se révéler que dans l’amour : pour que l’homme soit sauvé, pour qu’il puisse participer pleinement à cette relation d’amour qui unit la Trinité, et qui est ce pour quoi il a été créé, il faut que le Fils bien-aimé s’anéantisse lui-même, jusqu’à prendre sur lui le péché de l’homme, jusqu’à mourir sur la Croix. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix. » (Ph 2,6-8) Le péché de l’homme, Jésus le porte tout au long de sa Passion : la trahison, le reniement, la lâcheté, l’abandon, les moqueries, les fausses accusations, les humiliations, le sang injustement versé…Tout ce qu’un innocent peut souffrir en ce monde…
Mais, à Gethsémani, alors que Jésus demande au Père, dans un premier temps, d’éloigner cette coupe, dans le même mouvement, qui peut nous paraître contradictoire, il entre dans la volonté du Père et la fait sienne : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! »
Le oui de Jésus, c’est le Fiat du Fils qui, certes, s’avance vers la mort, seul, humble et désarmé, mais qui choisit de se déposséder totalement de lui-même, dans un abandon et une confiance absolue au Père. Il consent à souffrir et à donner sa vie pour que soit révélé au monde l’amour du Père et sa miséricorde, pour que soit offert à tout homme la résurrection et la vie éternelle (Jn 6,38-40). Ce qui fera dire à saint Irénée de Lyon: « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».
Dans La Pâque de Jésus, François Varillon écrit : « Désormais, le Fils est tout entier oui au Père, tout entier. Le temps de la tentation est passé. Il l’a surmontée à Gethsémani comme il l’avait surmontée au désert. Il n’est plus que oui, un oui total, absolu, le oui du Verbe, ce qu’il est éternellement. »

Dès lors, la volonté du Fils ne fait plus qu’une avec celle du Père, et c’est dans cette communion qu’il dispose librement de sa vie et la donne, par amour, pour ses brebis : « Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante. Je suis le bon pasteur ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis…c’est pour cela que le Père m’aime, parce que je donne ma vie… Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même. » (Jn 10, 10-18)

P. Clamens-Zalay

« UNE RÈGLE QUI SE VEUT PROJET DE VIE… » 2ème PARTIE

Dans cette relecture de notre Règle comme Projet de Vie, nous nous sommes arrêtés sur quelques points : la pauvreté, la simplicité et la désappropriation, dans une première partie ; la paix, la fraternité et la joie, dans cette seconde partie.

« Porteurs de la paix qu’ils savent devoir construire sans cesse, ils chercheront dans le dialogue, les voies de l’unité et de l’entente fraternelle, faisant confiance en la présence du germe divin dans l’homme et en la puissance transformante de l’amour et du pardon. » (PDV 19)
Il y a, bien sûr, les combats pour plus de justice et de paix entre les hommes, que nous pouvons mener avec d’autres, mais, en premier lieu, et ce n’est en rien contradictoire, c’est dans le quotidien de nos existences, dans la diversité de nos rencontres, que nous sommes appelés à être des artisans de paix.
« Vous annoncez la paix par vos paroles, disait François, ayez-la encore plus dans vos cœurs. Ne soyez pour personne une occasion de colère ou de scandale, mais que votre douceur incite tous les hommes à la paix, à la bonté et à la concorde » (Légende des trois compagnons 58). Une paix qui n’est pas la nôtre car elle est don de Dieu. Il faut pouvoir la demander et l’accueillir chaque jour, avant de vouloir la construire, ce qui suppose une vie spirituelle nourrie par la Parole, par la prière et par les sacrements.
Convertis et pacifiés par cette relation intime avec le Père, avec le Christ ressuscité, et dans l’Esprit, nous pouvons alors nous faire proches de ceux qui nous entourent et créer avec eux les conditions d’un véritable dialogue. Comme l’écrivait Paul VI dans Ecclesiam suam : « Le dialogue n’est pas orgueilleux ; il n’est pas piquant ; il n’est pas offensant… il n’est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique, il évite les manières violentes ; il est patient ; il est généreux. » (83)
S’ouvrir au dialogue, c’est faire taire en soi l’orgueil, les préjugés, la méfiance ou la peur, c’est renoncer à imposer « sa vérité » et croire que dans la différence peut naître la communion…

Convertis et pacifiés, nous pouvons changer notre regard sur les autres pour reconnaître en eux des frères à accueillir, car ils sont un don (« Après que le Seigneur m’eut donné des frères », dira François, Testament 14) des frères à aimer, à l’exemple du Christ : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jean 13,34). Nous le savons bien, la fraternité ne va pas de soi, elle est à désirer et à repenser continuellement pour que l’amour et le pardon transfigurent les inévitables déchirures et incompréhensions. Dieu, qui fait de nous ses enfants, des frères et sœurs en Christ, notre aîné, nous a voulus de toute éternité pour nous associer à ce mouvement d’amour incessant qui unit et anime la Trinité.
François nous enseigne la fraternité universelle : pour lui, toutes les créatures procèdent d’un même amour créateur, et en chacune, même la plus insignifiante – en apparence – il contemple le visage de son Bien-Aimé : « Il appelait frères et sœurs les créatures même les plus petites, car il savait qu’elles et lui procédaient du même et unique principe. » (Legenda Major 8,6), « Il se réjouissait en tous les ouvrages sortis de la main de Dieu, et grâce à ce spectacle qui faisait sa joie il remontait jusqu’à Celui qui est la cause et raison vivifiante de l’univers. Il savait, dans une belle chose, contempler le Très-Beau et poursuivait à la trace son Bien-Aimé en tout lieu de sa création, se servant de tout l’univers comme d’une échelle pour se hausser et atteindre Celui qui est tout désirable. » (Legenda Major 9,1).
Notre Projet de Vie nous invite donc à vivre, nous aussi, cette dimension de la fraternité universelle : « Qu’ils (les laïcs franciscains) respectent aussi les autres créatures, animées et inanimées, car « elles portent signification du Dieu Très-Haut », qu’ils cherchent à passer de la tentation d’en abuser à une conception franciscaine de Fraternité qui s’étend à tout l’univers. » (PDV 18)
Dieu nous a confié sa Création, ce qui n’en fait pas de nous les maîtres, mais nous confère une immense responsabilité. « La fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous. Mais elles avancent toutes, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu, dans une plénitude transcendante où le Christ ressuscité embrasse et illumine tout ; car l’être humain, doué d’intelligence et d’amour, attiré par la plénitude du Christ, est appelé à reconduire toutes les créatures à leur Créateur. » (Pape François, Encyclique « Loué sois-tu » 83)
Nous avons à respecter la Création et à la préserver, ce qui implique des choix collectifs et individuels qui dépassent largement le strict cadre de l’écologie. Le pape, dans cette encyclique, aborde la notion d’écologie intégrale car elle est, à la fois, environnementale, économique et sociale. Justice, paix et sauvegarde de la Création sont intimement liées et sont depuis longtemps une préoccupation majeure pour l’ensemble de la famille franciscaine.
« Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles. Mais nous sommes appelés à être les instruments de Dieu le Père pour que notre planète soit ce qu’il a rêvé en la créant, et pour qu’elle réponde à son projet de paix, de beauté et de plénitude. » (« Loué sois-tu » 53)

La joie…Voilà bien une vertu éminemment franciscaine ! Non pas la recherche d’un plaisir éphémère, et parfois sans saveur, mais une joie intense, que rien ne peut altérer en profondeur. Certes, les épreuves sont susceptibles de l’atténuer, de la « mettre en veille », cependant elle demeure en notre cœur, prête à rejaillir de plus belle.
Dans sa jeunesse, François a fait l’expérience, lui aussi, des joies de ce monde et des illusions qu’elles procurent. C’est tout au long de son itinéraire spirituel qu’il va découvrir le sens de la vraie joie, celle qui trouve sa source en Dieu. « N’ayons donc d’autre désir, d’autre volonté, d’autre plaisir et d’autre joie que notre Créateur, Rédempteur et Sauveur, le seul vrai Dieu, qui est le bien plénier, entier, total, vrai et souverain ; qui seul est bon, miséricordieux et aimable, suave et doux ; qui seul est saint, juste, vrai et droit ; qui seul est bienveillant, innocent et pur ; de qui, par qui et en qui est tout pardon, toute grâce et toute gloire pour tous les pénitents et les justes sur la terre et pour tous les bienheureux qui se réjouissent avec lui dans le ciel. » (1R 23,9)
Vraie joie… et joie parfaite, telle qu’il nous l’enseigne dans les Fioretti : pouvoir supporter toutes sortes de tribulations et d’afflictions, en conservant la patience, l’allégresse et la paix de l’âme, pour l’amour du Christ, en cela est la joie parfaite (Fior 8).
Cette joie se traduit aussi dans sa capacité à s’émerveiller devant chaque créature qui lui révèle la beauté, la bonté et l’amour du Père. Dans la maladie, comme au seuil de la mort, elle lui donne encore de pouvoir chanter les louanges de Dieu et de le célébrer à travers toute sa Création (Cantique de Frère Soleil).
A la suite de François, il nous revient de mettre l’espérance là où est le désespoir, de mettre la lumière là où sont les ténèbres et de mettre la joie là où est la tristesse (Prière pour la paix), comme le souligne notre projet de Vie : « Messagers de joie parfaite, en toutes circonstances ils s’emploieront activement à porter aux autres la joie et l’espérance. » (PDV 19)
Dans un monde en mal de repères, où l’individualisme l’emporte trop souvent sur le bien commun, faisant place inévitablement au désenchantement et au mal de vivre…il est urgent de témoigner de la joie et de l’espérance qui nous habitent et d’annoncer que le Salut de Dieu n’est pas réservé à quelques-uns, mais qu’il est offert à tout homme.
Dans son message aux membres de la famille franciscaine du 9 novembre 2023, le pape François soulignait que le VIIIe centenaire de la Regula bullata était une occasion de faire revivre en nous « le même esprit qui a inspiré François d’Assise à se dépouiller de tout, et à faire naître une forme de vie unique et fascinante parce qu’elle est enracinée dans l’Évangile et vécue sine glossa. » Il ajoutait : « Que ce Jubilé soit pour chacun un temps de renaissance intérieure, d’un mandat missionnaire renouvelé de l’Église qui appelle à aller à la rencontre du monde où tant de frères et sœurs attendent d’être consolés, aimés et soignés. »

P. Clamens-Zalay

« Une Règle qui se veut Projet de vie… » 1ère partie

Le Projet de Vie de l’Ordre Franciscain séculier, ou Fraternité Franciscaine séculière, est issu d’une première Proposition de vie faite en 1221 aux frères et sœurs de la Pénitence, contemporains de François d’Assise, touchés par sa prédication et désireux de suivre son exemple, en conservant leur état laïc. Puis sont venues les Règles approuvées par les papes Nicolas IV, Léon XIII et, plus près de nous, par Paul VI en 1978. Certes, de nos jours, le terme de « Règle » peut en rebuter certains, mais ce texte se veut avant tout « chemin » pour vivre l’Évangile qui est au cœur de notre vocation franciscaine. Observer cette Règle, c’est donc, à la suite de François, centrer toute son existence sur le Christ et s’engager à vivre de sa Bonne Nouvelle.
« La Règle et la vie des franciscains séculiers est la suivante : vivre l’Évangile de Notre Seigneur Jésus Christ en suivant les exemples de saint François d’Assise, qui fit du Christ l’inspirateur et le centre de sa vie avec Dieu et avec les hommes. » (PDV 4)
De la Règle qu’il fit écrire pour ses frères du Premier Ordre, François dit ceci : « Après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montra ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le saint Évangile. Alors je fis rédiger un texte en peu de mots bien simples, et le seigneur pape me l’approuva. » (Test 14-15)
De même, notre Projet de Vie s’attache-t-il à nous donner de grandes orientations, fidèles à la spiritualité franciscaine, et nous invite-t-il à « passer de l’Évangile à la vie et de la vie à l’Évangile. » (PDV 4) Bien sûr, le contexte historique de François n’est pas le nôtre, mais notre société connait toujours des souffrances et des inégalités criantes qui nous appellent à témoigner de l’Évangile pour construire un monde plus fraternel, démontrant ainsi toute l’actualité de ce Projet de Vie.
Pauvreté, simplicité, désappropriation, paix, joie, fraternité…en sont quelques accents parmi d’autres.

François, le fils du riche marchand d’Assise, a vu évoluer la société médiévale au profit d’une nouvelle classe, celle de la bourgeoisie commerçante. En voulant s’affranchir du système féodal, les communes rêvaient de liberté et d’égalité, mais, bien vite, elles ont été rattrapées par le pouvoir de l’argent, créant alors de nouvelles injustices et plus de pauvreté.
En répondant à l’appel du Seigneur, François décide de conformer sa vie à celle du Christ qui s’est fait pauvre et humble au milieu des hommes. Il fait le choix d’une pauvreté radicale, volontaire, et non subie, qui consiste à n’avoir rien en propre. A l’évêque d’Assise qui s’inquiète d’un tel mode de vie, il déclare : « Monseigneur, si nous avions des propriétés, il nous faudrait aussi des armes pour les défendre, car elles sont source d’interminables querelles et procès. Et tout cela n’est qu’entrave à l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons d’aucun bien matériel en ce monde. » (AP 17d)
Et le texte d’ajouter : « sa réponse plut beaucoup à l’évêque »…

Aujourd’hui, plus que jamais, l’argent est roi dans notre société, totalement axée sur la consommation et douée d’imagination pour en multiplier le besoin à l’infini. Que ne met-elle cette créativité au profit des plus pauvres ! Le fossé se creuse inexorablement entre ceux qui s’enrichissent toujours plus et ceux qui ne connaissent que la précarité et l’exclusion. Par ailleurs, l’argent donne à celui qui le possède une capacité à peser sur toutes les grandes décisions. Il lui confère un pouvoir sur l’autre : la faculté de le dominer, de le manipuler ou de l’écraser.
Comme nous le rappelle le pape François dans « La joie de l’Évangile » : « L’argent doit servir et non pas gouverner ! ».
D’où la nécessité de transformer notre rapport à l’argent pour proposer un modèle économique plus juste et plus respectueux de la dignité humaine. Il s’agit de donner à l’argent sa juste place, sans en faire une idole, pour que chacun puisse vivre décemment. Et notre Projet de Vie nous y invite: « les laïcs franciscains useront avec détachement des richesses matérielles qu’ils pourraient posséder, bien conscients que selon l’Évangile ils ne sont qu’administrateurs des biens qu’ils ont reçus en faveur des enfants de Dieu. » (PDV 11)
A nous d’être inventifs pour construire un monde plus solidaire, pour retrouver et faire valoir le sens du partage et de la gratuité (de grâce, expliquons à nos jeunes que revendre sur Internet un cadeau, sitôt reçu, n’est pas une option, que la seule qui vaille c’est de l’offrir pour en faire profiter d’autres !), pour redécouvrir dans nos relations, comme dans nos choix de vie cette belle vertu franciscaine appelée ‘simplicité’…
François nous enseigne les voies de la désappropriation, long chemin de conversion pour apprendre à juger autrement de ce qui nous est réellement nécessaire, pour découvrir que l’on peut se détacher de tout ce que l’on possède et tout recevoir comme un don de Dieu. Pour n’avoir que Dieu, pour seul désir et pour seule richesse, lui qui est « le Bien », « tout Bien », « le souverain Bien ».
Se désapproprier de tout, renoncer même à sa volonté propre pour se conformer à celle du Père, pour se rendre libre et disponible, afin de mieux rejoindre et aimer ses frères en Christ.
Et peut surgir enfin, comme une évidence, le désir de rejeter toute forme de domination sur l’autre, que ce soit par l’argent, par le rang ou par le savoir : « dans l’esprit des Béatitudes, « pèlerins et étrangers » en route vers la maison du Père, ils veilleront à se libérer de tout désir de possession et de domination. » (PDV 11)

Un tel Projet de Vie peut nous sembler utopique ou inaccessible…N’oublions pas alors ces paroles de François à frère Léon : « Quelle que soit la manière qui te semblera la meilleure de plaire au Seigneur Dieu et de suivre ses traces et sa pauvreté, adopte-la, avec la bénédiction du Seigneur et ma permission. » (Billet de François à frère Léon)
En insistant sur ce passage constant de l’Évangile à la vie et de la vie à l’Évangile, la fraternité est ce lieu de discernement qui permet à chacun, chacune, selon ses charismes, de vivre de l’Esprit du Seigneur et de témoigner de l’Amour de Dieu et du Salut offert à tout homme.
« 800 ans après la conversion de François à l’Évangile, nous sommes appelés à redécouvrir l’Évangile comme Livre de VIE (…) Retournons donc à l’Évangile et notre vie retrouvera la poésie, la beauté et l’enchantement des origines. Retournons à l’Évangile et notre vie sera délivrée de notre esclavage, de nos peurs, de nos tristesses et nous sauverons les hommes nos frères de leurs misères et de leurs esclavages, de leurs peurs et de leurs tristesses. » (José Carballo, Libérons l’Évangile et l’Évangile nous rendra libres, Chapitre Général OFM, 2006)

P. Clamens-Zalay

« Oser la rencontre »

Notre vie peut être relue comme une longue succession de rencontres. Certaines n’en sont restées qu’au stade du balbutiement, d’autres nous ont laissé un goût d’inachevé ; quelques-unes, même, ont pu nous décevoir ou se sont soldées par un échec. Et puis…et puis, il y a toutes celles, programmées ou fortuites, attendues ou inespérées, qui ont été source de joie et d’émerveillement et qui nous ont marqués à jamais.
Nous vivons dans un monde où nous sommes continuellement en contact les uns avec les autres, pour autant, il n’est pas si simple qu’une relation devienne réellement « rencontre ».
Aller au-devant de l’autre, c’est aller au-devant de soi-même. C’est accepter de se laisser surprendre, ou bousculer, c’est s’ouvrir à d’autres horizons, d’autres terres à explorer. C’est, également, être prêt à dépasser tout ce qui peut, en nous, s’opposer à la rencontre : nos certitudes, nos préjugés, mais encore nos peurs, nos limites de toutes sortes, notre péché… « Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. Ensuite j’attendis peu, et je dis adieu au monde. » (Test 1-3)
La rencontre de François et du lépreux est un chemin de conversion auquel nous sommes appelés, nous aussi. Ce changement intérieur radical est nécessaire pour ne pas rejeter l’autre d’emblée, parce que trop éloigné de notre univers, mais, tout au contraire, pour l’accueillir, dans le respect de sa différence, en se gardant bien de vouloir le juger, le dominer ou le posséder. La rencontre suppose donc une forme de désappropriation qui ne nous est pas naturelle et à laquelle nous ne sommes pas toujours disposés. C’est pourquoi cette conversion est sans cesse à reprendre.
La rencontre, c’est aussi l’apprentissage d’un dialogue sincère et confiant, dans lequel il devient possible d’affirmer ses convictions, avec douceur et sérénité, sans vouloir les imposer à tout prix, et qui se traduit par le regard bienveillant qu’on porte sur l’autre, par la qualité de l’écoute qu’on lui prête, par la patience qu’on lui témoigne. Soyons lucides, choisir cette voie, c’est consentir aux inévitables chutes et rechutes : il faut du temps pour tisser des liens, pour s’apprivoiser, à l’image du renard et du petit prince…
Lorsque le jeune homme riche vient à la rencontre de Jésus, le texte nous dit : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima. » (Mc 10,21) Le Christ a ce regard qui « scrute les cœurs et les reins », qui ne juge pas, ne condamne pas, mais qui sait discerner ce qu’il y a de plus profond chez son interlocuteur. Il le fixe avec intensité, avec un intérêt empreint de délicatesse et d’amour.
Or, nous sommes invités à adopter un tel regard : « Que chacun, chacune, surtout le plus démuni, puisse découvrir dans notre regard qu’il est unique et digne d’être aimé. » (Message final du rassemblement de la famille franciscaine « Fraternité 2000 « ), ce qui nous réclame de conformer notre façon d’agir et de penser à celle du Christ. (Projet de Vie 7)
Nous sommes des êtres nés pour la rencontre, même si celle-ci nous fait peur. Nous avons été créés par amour, pour donner et recevoir cet amour d’un même Père qui fait de nous des frères, c’est notre vocation.
Dès lors, rencontrer l’autre en vérité et en profondeur, c’est reconnaitre en lui un frère qui nous est donné à aimer et qui nous révèle la tendresse du Père. Un frère qui nous éveille à la rencontre de l’Autre, de Celui qui est présent et se laisse découvrir en toute créature, par dévoilements successifs ; chacun étant un reflet du visage de Dieu. « Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. » (Pape François, La joie de l’Évangile, 272) ;
« En tout homme le Père des cieux voit les traits de son Fils, premier-né d’une multitude de frères ; de même les laïcs franciscains accueilleront d’un cœur humble et courtois tout homme comme un don du Seigneur et une image du Christ. » (Projet de Vie 13)
Rencontre qui nous transforme et nous renouvelle pour nous faire advenir à nous-mêmes et renaître à la vie en Dieu. Eau vive qui seule peut étancher notre soif et qui féconde toutes nos rencontres humaines.
A tout homme, le Seigneur se manifeste et communique son amour pour qu’il devienne signe vivant de sa présence et témoigne à chacun que le Très-Haut est le « tout-proche ».
Il en est ainsi de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, rencontre improbable et qui pourtant rejoint cette femme dans ce qu’elle a de plus intime, de plus secret. Rencontre qui la libère et l’ouvre à la vie offerte en abondance comme « une source d’eau jaillissant en vie éternelle ». Joie de la rencontre qu’elle ne peut retenir pour elle seule et qu’il lui faut partager aussitôt, suscitant ainsi d’autres rencontres. (Jn 4,1-42)
Dans l’attente de l’ultime et de la plus belle des rencontres, ne restons pas au bord du puits. Comme la Samaritaine, allons sans crainte au-devant de nos sœurs et de nos frères pour être parmi eux, et avec eux, des témoins lumineux de la présence et de l’amour de Dieu ; et ce qu’il y a de plus amer en chacun de nous pourra se changer « en douceur pour l’esprit et pour le corps ».

P. Clamens-Zalay

« Cultiver la patience… »

« Patience ! » Voilà bien une exhortation que nous n’avons cessé d’entendre depuis notre plus jeune âge et qui, loin de nous aider, nous aura souvent exaspérés…La patience n’est pas la qualité première du petit enfant qui vit dans la satisfaction immédiate de ses besoins et ne sait pas encore ce qu’est attendre et désirer. Mais les adultes que nous sommes sont-ils réellement devenus des modèles de patience ? On pourrait en douter, tant est longue, au quotidien, la liste des situations qui peuvent nous heurter ou nous irriter, en famille, comme en société.
Les incivilités ou les manques de respect à notre égard ; les imprévus ou les retards dans ce que nous avions préparé et programmé de longue date ; l’incompréhension ou le rejet de nos idées; les décisions qui nous sont imposées par les circonstances ou par notre entourage ; et surtout, tout ce qui fait que l’autre n’est pas moi et que ses paroles, son comportement et ses « petites habitudes » me le rendent, par instants, insupportable.
Ce sont autant de situations qui peuvent nous amener à sortir de nos gonds.
Pourquoi ? Parce qu’elles viennent contrecarrer nos besoins, nos envies, nos désirs, nos projets, parce qu’elles viennent bousculer et parfois blesser notre ego, parce qu’elles nous semblent être un affront ou une injustice envers notre cher « moi »… (cf. Adm 14)
Nos raisons de perdre patience peuvent être parfaitement légitimes et compréhensibles, devons-nous nous en accommoder pour autant ? Et tout bien considéré, notre patience n’est-elle pas plutôt une forme d’impatience déguisée, consistant, la plupart du temps, à supporter tant bien que mal ce qui nous agace, jusqu’à ce qu’une certaine « goutte d’eau » ne nous fasse exploser ?
Est-ce bien là la vraie patience, celle dont nous parle la Bible ?
Lorsque Paul fait référence au fruit de l’Esprit, il cite la patience : « voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Le fruit de l’Esprit par excellence c’est l’amour et c’est l’amour seul qui produit la patience car : « il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune […] Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. » (1 Co 13, 5-7)
Dès lors, on comprend aisément que la patience est beaucoup plus que ce à quoi nous sommes tentés de la réduire…Elle est une vertu, un don de l’Esprit, que nous ne pouvons vivre que dans l’amour.
« Puisque vous êtes élus, sanctifiés, aimés par Dieu, revêtez donc des sentiments de compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement ; comme le Seigneur vous a pardonnés, faites de même, vous aussi. Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. » (Col 3,12-14)
Paul nous invite à revêtir l’homme nouveau, à nous laisser guider par l’Esprit pour que nous devenions capables, sous son influence, d’imiter le Christ et d’agir « comme » lui, en aimant nos frères comme le Seigneur nous aime, jusqu’à leur pardonner tout ce qui peut blesser cet amour.
« Où règnent patience et humilité, il n’y a ni colère, ni trouble » nous dit Saint François, dans l’admonition 27. Oui, la vertu de la patience a ceci de particulier, c’est qu’elle s’accompagne de douceur et d’humilité, des attributs de Dieu que François se plaît à chanter : « Tu es amour et charité, tu es sagesse, tu es humilité, tu es patience, tu es beauté, tu es douceur » (Louanges de Dieu, 4)
Peut-être est-ce justement la douceur et l’humilité qui font parfois défaut à notre humaine patience…
Si nous voulons vivre en enfants de Dieu, il nous faut donc nous convertir chaque jour pour faire nôtres les mœurs du Père et suivre les traces de son Fils. Notre Projet de Vie nous y appelle, en ces termes : « Comme « frères et sœurs de la pénitence », en raison même de leur vocation, animés du dynamisme de l’Évangile, ils conformeront leur façon de penser et d’agir à celle du Christ, par ce changement intérieur radical que l’Évangile appelle « conversion » ; celle-ci est à reprendre tous les jours. » (PDV 7)
Disciples de Jésus, ayons à cœur de cultiver cette précieuse vertu de la patience, en nous mettant à l’école de celui qui est « doux et humble de cœur ». Nous pourrons nous aussi répondre à l’appel que Paul lançait aux Éphésiens : « En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. » (Ep 4,2)

P. Clamens-Zalay