Archives de catégorie : Projet de vie

« Comment reconnaître la volonté de Dieu et s’y ajuster… en toute liberté ? »

Durant sa conversion, François, fort de son histoire et de toute la fougue de son tempérament, a découvert progressivement, en se confrontant parfois durement à la réalité, que ses ambitions ne pouvaient satisfaire ses aspirations profondes et lui procurer la vraie joie. Des visions ou des évènements très concrets ont été pour lui des lieux de discernement. Un discernement, non pas immédiat, mais par dévoilements successifs, où Dieu se dit, même dans des erreurs et des échecs apparents.
Fils d’un riche drapier d’Assise, François ne manque pas de talents pour le négoce. Ses qualités et sa joie de vivre en font un camarade apprécié et un compagnon de fête très recherché. Il a tout pour réussir et semble promis à un bel avenir…Mais, alors qu’il rêve secrètement de gloire et d’honneurs militaires, sa participation à la guerre contre Pérouse le conduit tout droit dans les cachots de la cité rivale d’Assise. Un an d’emprisonnement, et une longue maladie vont l’affaiblir au point de creuser en lui un grand vide. Période de désenchantement et d’incertitude sur la direction à donner à sa vie…Le voici qui rêve, à nouveau, de chevalerie, conforté dans ce choix par un songe qui lui promet un futur digne d’un prince. « Inhabile encore à pénétrer les mystères de Dieu et ignorant l’art de passer des apparences visibles aux réalités invisibles, il était persuadé, à son réveil, que cette étrange vision lui assurait pour l’avenir un immense succès. » (LM 1, 3) Toutefois, son expédition prend fin à Spolète, de façon quelque peu inattendue : le Seigneur s’adresse à lui dans son sommeil et lui demande de retourner en son pays « car ta vision était l’anticipation figurée d’un évènement tout spirituel qui s’accomplira non de la façon que l’homme propose, mais selon celle que Dieu dispose. » Au matin, François rebrousse chemin vers Assise « confiant, joyeux et déjà modèle d’obéissance, il attendit la volonté du Seigneur. » (LM 1, 3)
Un autre évènement va bouleverser sa vie : c’est le baiser au lépreux. Alors qu’il chevauche dans la campagne d’Assise, il croise sur sa route un lépreux. D’abord pris de peur et de dégoût, comme il l’était à chaque fois en pareille circonstance, François se reprend, puis saute de cheval, lui offre de l’argent et, allant plus loin, saisit la main du malheureux pour l’embrasser. On oublie un peu vite ce que ce geste porte en lui, à une époque où les lépreux sont bannis de la société, exclus parmi les exclus…Dès lors, François les visite régulièrement, leur distribue des aumônes, séjourne parmi eux et les sert humblement. (LM 1, 6 ; Trois Comp. 11) Il en est transformé et franchit un pas décisif dans sa conversion : « Voici comment le Seigneur me donna, à moi frère François, la grâce de commencer à faire pénitence. Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. » (Test 1-3)
Temps de conversion, de purification intérieure pour renoncer à tout ce qu’il ambitionnait jusque-là, car François pressent que le Seigneur l’attend « ailleurs »…C’est ainsi qu’il prie devant la croix de Saint-Damien : « Dieu très haut et glorieux, viens éclairer les ténèbres de mon cœur ; donne-moi une foi droite, une espérance solide et une parfaite charité ; donne-moi de sentir et de connaître, afin que je puisse l’accomplir, ta volonté sainte qui ne saurait m’égarer. » Et, poursuit-il dans son Testament : « Ensuite j’attendis peu, et je dis adieu au monde. » (Test 3)
L’Évangile qu’il écoute et médite en son cœur est aussi pour lui un lieu de discernement.
Ainsi, un jour qu’il assiste à la messe, il entend ce passage de Saint Matthieu où Jésus envoie ses disciples en mission : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux tuniques, ni sandales, ni bâton… » (Mt 10, 8-10) François en est transporté de joie et s’écrie : « Voilà ce que je veux, voilà ce que je cherche, ce que, du plus profond de mon cœur, je brûle d’accomplir ! » (1 C 22) Sans attendre, il applique l’Évangile à la lettre et se confectionne un habit grossier en forme de croix, en remplaçant sa ceinture par une corde. Peu à peu, son choix de vie se dessine et va orienter son existence et celle de l’Ordre à venir : « La règle de vie des frères est la suivante : vivre dans l’obéissance, dans la chasteté et sans aucun bien qui leur appartienne ; et suivre la doctrine et les traces de notre Seigneur Jésus-Christ qui a dit : Si tu veux être parfait, va et vends tout ce que tu as et donnes-en le prix aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens et suis-moi. Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive. » (1Reg 1-3)
Observer le saint Évangile, cela se traduit par des choix radicaux. Issu du monde marchand, François connait trop bien le pouvoir de l’argent et sa capacité à corrompre l’homme et ses relations. Pour suivre les traces de son Bien-Aimé qui s’est manifesté, non dans la toute-puissance, mais dans la pauvreté et l’humilité, il choisit de n’avoir rien en propre, de se détacher de tous les biens. Il refuse également tout pouvoir sur l’autre, tout esprit de domination, pour être libre d’aimer celui qui est le seul Bien, et, à travers lui, tous les hommes, ses frères. « N’ayons d’autre désir, d’autre volonté, d’autre plaisir et d’autre joie que Notre Créateur, Rédempteur et sauveur, le seul vrai Dieu, qui est le bien plénier, entier, total, vrai et souverain… » (1 Reg, 23, 9)
Se désapproprier de tout, pour se rendre totalement disponible à l’Esprit du Seigneur qui le guide tout au long de son itinéraire spirituel, comme le souligne son Testament : « Après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montra ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le saint Évangile. » (Test 14)
Et lorsque des doutes subsistent sur des choix à poser qui puissent s’ajuster pleinement à la volonté du Seigneur, François n’hésite pas à recourir à des médiations humaines. C’est le cas, lorsqu’il ne sait s’il doit se consacrer à la prière ou à la prédication : « Lui qui recevait des révélations merveilleuses grâce à son esprit de prophétie n’arrivait pas à s’éclairer lui-même pour trancher la question…Chercher par quelle voie, par quel moyen il pourrait plus parfaitement servir Dieu comme lui-même voulait être servi, telle était sa préoccupation constante » (LM. 12, 1-2). Il se tourne alors vers Claire et vers frère Sylvestre et leur demande de prier pour lui faire connaître la volonté de Dieu…
Enfin, quand les dissensions au sein de l’Ordre le conduisent à démissionner de sa charge de ministre, François se retire dans la solitude et traverse des heures sombres. Il lui faut accepter que son Ordre lui échappe. Il lui faut aller encore plus loin dans la désappropriation et le renoncement à sa volonté propre. Il lui faut tout remettre entre les mains du Seigneur… Dans une de ses dernières interviews, Éloi Leclerc le formulait de la sorte : « Il arrive un moment dans la vie spirituelle où Dieu nous demande de nous déposséder de ce qui nous tient à cœur, de cette mission qu’il nous avait confiée, de cette œuvre que nous avons accomplie, à laquelle nous nous sommes totalement donnés. Il nous faut lâcher prise. Renoncer à notre œuvre pour devenir l’œuvre de Dieu. » (Croire, 6 août 2015)
Toute l’existence de François aura donc été orientée vers cette recherche de la volonté divine afin de l’accomplir pleinement : « Dieu tout puissant, éternel, juste et bon, par nous-mêmes, nous ne sommes que pauvreté ; mais toi, à cause de toi-même, donne-nous de faire ce que nous savons que tu veux, et de vouloir toujours ce qui te plaît ; ainsi, nous deviendrons capables, intérieurement purifiés, illuminés et embrasés par le feu du Saint-Esprit, de suivre les traces de ton Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, et, par ta seule grâce, de parvenir jusqu’à toi, Très-Haut, qui, en Trinité parfaite et très simple Unité, vis et règnes et reçois toute gloire, Dieu tout puissant dans tous les siècles des siècles. Amen. » (Oraison de la Lettre à tout l’Ordre)

P. Clamens-Zalay

« Comment reconnaître la volonté de Dieu et s’y ajuster… en toute liberté ? »

A la lecture du Nouveau Testament, il est clair que Jésus est venu pour accomplir la volonté de son Père, comme il ne cesse de l’affirmer : « je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » (Jn 5,30) Et c’est son bon plaisir d’obéir au Père : « Je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8,29) Pourquoi ? Parce que, dit-il, « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » (Jn 4,34) Il n’y a là aucune résignation ou simple acceptation de sa part, bien au contraire, c’est pour lui une nécessité vitale et une joie que d’obéir à la volonté de Dieu, que d’accorder totalement sa volonté à celle du Père.

Cependant, lui, qui ne fait qu’un avec le Père (Jn 10,30) va vivre à Gethsémani un temps de solitude et de déchirement…l’agonie… le silence et l’apparente absence du Père.
Celui qui s’est abaissé humblement pour s’incarner parmi les hommes nous rejoint une nouvelle fois au plus profond de notre humanité à l’heure de sa mort.
Les mots qu’utilisent les évangélistes pour en parler traduisent bien ce qu’un homme peut éprouver face à l’épreuve qui se profile : Jésus commence à ressentir « tristesse et angoisse » (Mt 26,37), « effroi et angoisse » (Mc 14, 33). A Pierre, Jacques et Jean qu’il a pris avec lui, il déclare : « Mon âme est triste à en mourir ; demeurez ici et veillez avec moi.» (Mt 26, 38). Luc, dans son récit, décrit un état de tension extrême chez Jésus, au point qu’un ange vient le consoler et que la sueur qui perle de son front se transforme en gouttes de sang : « Alors lui apparut, venant du ciel, un ange qui le réconfortait. Entré en agonie, il priait de façon plus instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à terre. » (Lc 22, 43-44)
A deux reprises, d’après l’évangile de saint Marc, il demande à son Père de lui épargner cette mort : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ». (Mc14, 36.39)
Lui qui avait l’habitude de se retirer seul pour prier, voilà qu’à trois reprises il retourne vers ses disciples, comme pour chercher leur soutien ; mais ils n’ont pu veiller avec lui, ils se sont endormis…

Ce qui se vit entre le Père et le Fils au soir de Gethsémani nous restera à jamais mystérieux. Certains passent un peu vite sur ce que fut le profond désarroi de Jésus et considèrent que, Fils de Dieu, il connait de tout temps les desseins de son Père… donc la mort qui l’attend et qu’il accepte, au terme de sa prière. D’autres insistent, pourtant, sur la détresse de celui qui s’est fait pleinement homme, détresse qui le fera crier sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Ainsi, Eloi Leclerc écrit-il : « L’agonie de Jésus, à Gethsémani, ce n’est pas uniquement la perspective d’une mort atroce. C’est, avant tout, la solitude dans laquelle Jésus se trouve au moment d’assumer sa mort. La conscience filiale semble s’être obscurcie. Bien sûr, Jésus se sait toujours le Fils bien-aimé du Père, mais en cet instant la conscience filiale n’est plus qu’un grand acte de foi. « Abba (Père) !  » : ce cri de l’enfant qui exprimait la joie et la lumière de sa vie s’est brusquement changé, dans la nuit de Gethsémani, en un appel de détresse. L’agonie du fils, c’est essentiellement le silence du Père. » (Eloi Leclerc, Dieu plus grand) C’est parce qu’il a endossé notre condition humaine que Jésus connait en cet instant le trouble propre à la nuit de la foi : « Jésus prie dans l’incertitude de la volonté du Père » dira Pascal dans Le Mystère de Jésus. Eloi Leclerc en parle comme de « la dernière tentation » de Jésus : « Le dernier combat de Jésus doit se comprendre dans le prolongement de ce qui s’est passé au début de sa vie publique, dans la solitude du désert. Là Jésus avait fait une option fondamentale ; il avait refusé d’utiliser sa qualité de Fils de Dieu pour se mettre en quelque sorte au-dessus de la condition humaine commune…Il avait repoussé cette tentation et il avait choisi de vivre sa relation privilégiée au Père dans la condition du serviteur, en se solidarisant avec les plus humbles et les plus pauvres…Ah ! elle était bien forte, à Gethsémani, la tentation de renoncer d’aller jusqu’au bout ».
Mais la puissance de Dieu ne peut se révéler que dans l’amour : pour que l’homme soit sauvé, pour qu’il puisse participer pleinement à cette relation d’amour qui unit la Trinité, et qui est ce pour quoi il a été créé, il faut que le Fils bien-aimé s’anéantisse lui-même, jusqu’à prendre sur lui le péché de l’homme, jusqu’à mourir sur la Croix. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix. » (Ph 2,6-8) Le péché de l’homme, Jésus le porte tout au long de sa Passion : la trahison, le reniement, la lâcheté, l’abandon, les moqueries, les fausses accusations, les humiliations, le sang injustement versé…Tout ce qu’un innocent peut souffrir en ce monde…
Mais, à Gethsémani, alors que Jésus demande au Père, dans un premier temps, d’éloigner cette coupe, dans le même mouvement, qui peut nous paraître contradictoire, il entre dans la volonté du Père et la fait sienne : « Abba (Père) ! tout t’est possible : éloigne de moi cette coupe ; pourtant, pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! »
Le oui de Jésus, c’est le Fiat du Fils qui, certes, s’avance vers la mort, seul, humble et désarmé, mais qui choisit de se déposséder totalement de lui-même, dans un abandon et une confiance absolue au Père. Il consent à souffrir et à donner sa vie pour que soit révélé au monde l’amour du Père et sa miséricorde, pour que soit offert à tout homme la résurrection et la vie éternelle (Jn 6,38-40). Ce qui fera dire à saint Irénée de Lyon: « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu ».
Dans La Pâque de Jésus, François Varillon écrit : « Désormais, le Fils est tout entier oui au Père, tout entier. Le temps de la tentation est passé. Il l’a surmontée à Gethsémani comme il l’avait surmontée au désert. Il n’est plus que oui, un oui total, absolu, le oui du Verbe, ce qu’il est éternellement. »

Dès lors, la volonté du Fils ne fait plus qu’une avec celle du Père, et c’est dans cette communion qu’il dispose librement de sa vie et la donne, par amour, pour ses brebis : « Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante. Je suis le bon pasteur ; le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis…c’est pour cela que le Père m’aime, parce que je donne ma vie… Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même. » (Jn 10, 10-18)

P. Clamens-Zalay

« UNE RÈGLE QUI SE VEUT PROJET DE VIE… » 2ème PARTIE

Dans cette relecture de notre Règle comme Projet de Vie, nous nous sommes arrêtés sur quelques points : la pauvreté, la simplicité et la désappropriation, dans une première partie ; la paix, la fraternité et la joie, dans cette seconde partie.

« Porteurs de la paix qu’ils savent devoir construire sans cesse, ils chercheront dans le dialogue, les voies de l’unité et de l’entente fraternelle, faisant confiance en la présence du germe divin dans l’homme et en la puissance transformante de l’amour et du pardon. » (PDV 19)
Il y a, bien sûr, les combats pour plus de justice et de paix entre les hommes, que nous pouvons mener avec d’autres, mais, en premier lieu, et ce n’est en rien contradictoire, c’est dans le quotidien de nos existences, dans la diversité de nos rencontres, que nous sommes appelés à être des artisans de paix.
« Vous annoncez la paix par vos paroles, disait François, ayez-la encore plus dans vos cœurs. Ne soyez pour personne une occasion de colère ou de scandale, mais que votre douceur incite tous les hommes à la paix, à la bonté et à la concorde » (Légende des trois compagnons 58). Une paix qui n’est pas la nôtre car elle est don de Dieu. Il faut pouvoir la demander et l’accueillir chaque jour, avant de vouloir la construire, ce qui suppose une vie spirituelle nourrie par la Parole, par la prière et par les sacrements.
Convertis et pacifiés par cette relation intime avec le Père, avec le Christ ressuscité, et dans l’Esprit, nous pouvons alors nous faire proches de ceux qui nous entourent et créer avec eux les conditions d’un véritable dialogue. Comme l’écrivait Paul VI dans Ecclesiam suam : « Le dialogue n’est pas orgueilleux ; il n’est pas piquant ; il n’est pas offensant… il n’est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique, il évite les manières violentes ; il est patient ; il est généreux. » (83)
S’ouvrir au dialogue, c’est faire taire en soi l’orgueil, les préjugés, la méfiance ou la peur, c’est renoncer à imposer « sa vérité » et croire que dans la différence peut naître la communion…

Convertis et pacifiés, nous pouvons changer notre regard sur les autres pour reconnaître en eux des frères à accueillir, car ils sont un don (« Après que le Seigneur m’eut donné des frères », dira François, Testament 14) des frères à aimer, à l’exemple du Christ : « Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres » (Jean 13,34). Nous le savons bien, la fraternité ne va pas de soi, elle est à désirer et à repenser continuellement pour que l’amour et le pardon transfigurent les inévitables déchirures et incompréhensions. Dieu, qui fait de nous ses enfants, des frères et sœurs en Christ, notre aîné, nous a voulus de toute éternité pour nous associer à ce mouvement d’amour incessant qui unit et anime la Trinité.
François nous enseigne la fraternité universelle : pour lui, toutes les créatures procèdent d’un même amour créateur, et en chacune, même la plus insignifiante – en apparence – il contemple le visage de son Bien-Aimé : « Il appelait frères et sœurs les créatures même les plus petites, car il savait qu’elles et lui procédaient du même et unique principe. » (Legenda Major 8,6), « Il se réjouissait en tous les ouvrages sortis de la main de Dieu, et grâce à ce spectacle qui faisait sa joie il remontait jusqu’à Celui qui est la cause et raison vivifiante de l’univers. Il savait, dans une belle chose, contempler le Très-Beau et poursuivait à la trace son Bien-Aimé en tout lieu de sa création, se servant de tout l’univers comme d’une échelle pour se hausser et atteindre Celui qui est tout désirable. » (Legenda Major 9,1).
Notre Projet de Vie nous invite donc à vivre, nous aussi, cette dimension de la fraternité universelle : « Qu’ils (les laïcs franciscains) respectent aussi les autres créatures, animées et inanimées, car « elles portent signification du Dieu Très-Haut », qu’ils cherchent à passer de la tentation d’en abuser à une conception franciscaine de Fraternité qui s’étend à tout l’univers. » (PDV 18)
Dieu nous a confié sa Création, ce qui n’en fait pas de nous les maîtres, mais nous confère une immense responsabilité. « La fin ultime des autres créatures, ce n’est pas nous. Mais elles avancent toutes, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu, dans une plénitude transcendante où le Christ ressuscité embrasse et illumine tout ; car l’être humain, doué d’intelligence et d’amour, attiré par la plénitude du Christ, est appelé à reconduire toutes les créatures à leur Créateur. » (Pape François, Encyclique « Loué sois-tu » 83)
Nous avons à respecter la Création et à la préserver, ce qui implique des choix collectifs et individuels qui dépassent largement le strict cadre de l’écologie. Le pape, dans cette encyclique, aborde la notion d’écologie intégrale car elle est, à la fois, environnementale, économique et sociale. Justice, paix et sauvegarde de la Création sont intimement liées et sont depuis longtemps une préoccupation majeure pour l’ensemble de la famille franciscaine.
« Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles. Mais nous sommes appelés à être les instruments de Dieu le Père pour que notre planète soit ce qu’il a rêvé en la créant, et pour qu’elle réponde à son projet de paix, de beauté et de plénitude. » (« Loué sois-tu » 53)

La joie…Voilà bien une vertu éminemment franciscaine ! Non pas la recherche d’un plaisir éphémère, et parfois sans saveur, mais une joie intense, que rien ne peut altérer en profondeur. Certes, les épreuves sont susceptibles de l’atténuer, de la « mettre en veille », cependant elle demeure en notre cœur, prête à rejaillir de plus belle.
Dans sa jeunesse, François a fait l’expérience, lui aussi, des joies de ce monde et des illusions qu’elles procurent. C’est tout au long de son itinéraire spirituel qu’il va découvrir le sens de la vraie joie, celle qui trouve sa source en Dieu. « N’ayons donc d’autre désir, d’autre volonté, d’autre plaisir et d’autre joie que notre Créateur, Rédempteur et Sauveur, le seul vrai Dieu, qui est le bien plénier, entier, total, vrai et souverain ; qui seul est bon, miséricordieux et aimable, suave et doux ; qui seul est saint, juste, vrai et droit ; qui seul est bienveillant, innocent et pur ; de qui, par qui et en qui est tout pardon, toute grâce et toute gloire pour tous les pénitents et les justes sur la terre et pour tous les bienheureux qui se réjouissent avec lui dans le ciel. » (1R 23,9)
Vraie joie… et joie parfaite, telle qu’il nous l’enseigne dans les Fioretti : pouvoir supporter toutes sortes de tribulations et d’afflictions, en conservant la patience, l’allégresse et la paix de l’âme, pour l’amour du Christ, en cela est la joie parfaite (Fior 8).
Cette joie se traduit aussi dans sa capacité à s’émerveiller devant chaque créature qui lui révèle la beauté, la bonté et l’amour du Père. Dans la maladie, comme au seuil de la mort, elle lui donne encore de pouvoir chanter les louanges de Dieu et de le célébrer à travers toute sa Création (Cantique de Frère Soleil).
A la suite de François, il nous revient de mettre l’espérance là où est le désespoir, de mettre la lumière là où sont les ténèbres et de mettre la joie là où est la tristesse (Prière pour la paix), comme le souligne notre projet de Vie : « Messagers de joie parfaite, en toutes circonstances ils s’emploieront activement à porter aux autres la joie et l’espérance. » (PDV 19)
Dans un monde en mal de repères, où l’individualisme l’emporte trop souvent sur le bien commun, faisant place inévitablement au désenchantement et au mal de vivre…il est urgent de témoigner de la joie et de l’espérance qui nous habitent et d’annoncer que le Salut de Dieu n’est pas réservé à quelques-uns, mais qu’il est offert à tout homme.
Dans son message aux membres de la famille franciscaine du 9 novembre 2023, le pape François soulignait que le VIIIe centenaire de la Regula bullata était une occasion de faire revivre en nous « le même esprit qui a inspiré François d’Assise à se dépouiller de tout, et à faire naître une forme de vie unique et fascinante parce qu’elle est enracinée dans l’Évangile et vécue sine glossa. » Il ajoutait : « Que ce Jubilé soit pour chacun un temps de renaissance intérieure, d’un mandat missionnaire renouvelé de l’Église qui appelle à aller à la rencontre du monde où tant de frères et sœurs attendent d’être consolés, aimés et soignés. »

P. Clamens-Zalay

« Une Règle qui se veut Projet de vie… » 1ère partie

Le Projet de Vie de l’Ordre Franciscain séculier, ou Fraternité Franciscaine séculière, est issu d’une première Proposition de vie faite en 1221 aux frères et sœurs de la Pénitence, contemporains de François d’Assise, touchés par sa prédication et désireux de suivre son exemple, en conservant leur état laïc. Puis sont venues les Règles approuvées par les papes Nicolas IV, Léon XIII et, plus près de nous, par Paul VI en 1978. Certes, de nos jours, le terme de « Règle » peut en rebuter certains, mais ce texte se veut avant tout « chemin » pour vivre l’Évangile qui est au cœur de notre vocation franciscaine. Observer cette Règle, c’est donc, à la suite de François, centrer toute son existence sur le Christ et s’engager à vivre de sa Bonne Nouvelle.
« La Règle et la vie des franciscains séculiers est la suivante : vivre l’Évangile de Notre Seigneur Jésus Christ en suivant les exemples de saint François d’Assise, qui fit du Christ l’inspirateur et le centre de sa vie avec Dieu et avec les hommes. » (PDV 4)
De la Règle qu’il fit écrire pour ses frères du Premier Ordre, François dit ceci : « Après que le Seigneur m’eut donné des frères, personne ne me montra ce que je devais faire, mais le Très-Haut lui-même me révéla que je devais vivre selon le saint Évangile. Alors je fis rédiger un texte en peu de mots bien simples, et le seigneur pape me l’approuva. » (Test 14-15)
De même, notre Projet de Vie s’attache-t-il à nous donner de grandes orientations, fidèles à la spiritualité franciscaine, et nous invite-t-il à « passer de l’Évangile à la vie et de la vie à l’Évangile. » (PDV 4) Bien sûr, le contexte historique de François n’est pas le nôtre, mais notre société connait toujours des souffrances et des inégalités criantes qui nous appellent à témoigner de l’Évangile pour construire un monde plus fraternel, démontrant ainsi toute l’actualité de ce Projet de Vie.
Pauvreté, simplicité, désappropriation, paix, joie, fraternité…en sont quelques accents parmi d’autres.

François, le fils du riche marchand d’Assise, a vu évoluer la société médiévale au profit d’une nouvelle classe, celle de la bourgeoisie commerçante. En voulant s’affranchir du système féodal, les communes rêvaient de liberté et d’égalité, mais, bien vite, elles ont été rattrapées par le pouvoir de l’argent, créant alors de nouvelles injustices et plus de pauvreté.
En répondant à l’appel du Seigneur, François décide de conformer sa vie à celle du Christ qui s’est fait pauvre et humble au milieu des hommes. Il fait le choix d’une pauvreté radicale, volontaire, et non subie, qui consiste à n’avoir rien en propre. A l’évêque d’Assise qui s’inquiète d’un tel mode de vie, il déclare : « Monseigneur, si nous avions des propriétés, il nous faudrait aussi des armes pour les défendre, car elles sont source d’interminables querelles et procès. Et tout cela n’est qu’entrave à l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons d’aucun bien matériel en ce monde. » (AP 17d)
Et le texte d’ajouter : « sa réponse plut beaucoup à l’évêque »…

Aujourd’hui, plus que jamais, l’argent est roi dans notre société, totalement axée sur la consommation et douée d’imagination pour en multiplier le besoin à l’infini. Que ne met-elle cette créativité au profit des plus pauvres ! Le fossé se creuse inexorablement entre ceux qui s’enrichissent toujours plus et ceux qui ne connaissent que la précarité et l’exclusion. Par ailleurs, l’argent donne à celui qui le possède une capacité à peser sur toutes les grandes décisions. Il lui confère un pouvoir sur l’autre : la faculté de le dominer, de le manipuler ou de l’écraser.
Comme nous le rappelle le pape François dans « La joie de l’Évangile » : « L’argent doit servir et non pas gouverner ! ».
D’où la nécessité de transformer notre rapport à l’argent pour proposer un modèle économique plus juste et plus respectueux de la dignité humaine. Il s’agit de donner à l’argent sa juste place, sans en faire une idole, pour que chacun puisse vivre décemment. Et notre Projet de Vie nous y invite: « les laïcs franciscains useront avec détachement des richesses matérielles qu’ils pourraient posséder, bien conscients que selon l’Évangile ils ne sont qu’administrateurs des biens qu’ils ont reçus en faveur des enfants de Dieu. » (PDV 11)
A nous d’être inventifs pour construire un monde plus solidaire, pour retrouver et faire valoir le sens du partage et de la gratuité (de grâce, expliquons à nos jeunes que revendre sur Internet un cadeau, sitôt reçu, n’est pas une option, que la seule qui vaille c’est de l’offrir pour en faire profiter d’autres !), pour redécouvrir dans nos relations, comme dans nos choix de vie cette belle vertu franciscaine appelée ‘simplicité’…
François nous enseigne les voies de la désappropriation, long chemin de conversion pour apprendre à juger autrement de ce qui nous est réellement nécessaire, pour découvrir que l’on peut se détacher de tout ce que l’on possède et tout recevoir comme un don de Dieu. Pour n’avoir que Dieu, pour seul désir et pour seule richesse, lui qui est « le Bien », « tout Bien », « le souverain Bien ».
Se désapproprier de tout, renoncer même à sa volonté propre pour se conformer à celle du Père, pour se rendre libre et disponible, afin de mieux rejoindre et aimer ses frères en Christ.
Et peut surgir enfin, comme une évidence, le désir de rejeter toute forme de domination sur l’autre, que ce soit par l’argent, par le rang ou par le savoir : « dans l’esprit des Béatitudes, « pèlerins et étrangers » en route vers la maison du Père, ils veilleront à se libérer de tout désir de possession et de domination. » (PDV 11)

Un tel Projet de Vie peut nous sembler utopique ou inaccessible…N’oublions pas alors ces paroles de François à frère Léon : « Quelle que soit la manière qui te semblera la meilleure de plaire au Seigneur Dieu et de suivre ses traces et sa pauvreté, adopte-la, avec la bénédiction du Seigneur et ma permission. » (Billet de François à frère Léon)
En insistant sur ce passage constant de l’Évangile à la vie et de la vie à l’Évangile, la fraternité est ce lieu de discernement qui permet à chacun, chacune, selon ses charismes, de vivre de l’Esprit du Seigneur et de témoigner de l’Amour de Dieu et du Salut offert à tout homme.
« 800 ans après la conversion de François à l’Évangile, nous sommes appelés à redécouvrir l’Évangile comme Livre de VIE (…) Retournons donc à l’Évangile et notre vie retrouvera la poésie, la beauté et l’enchantement des origines. Retournons à l’Évangile et notre vie sera délivrée de notre esclavage, de nos peurs, de nos tristesses et nous sauverons les hommes nos frères de leurs misères et de leurs esclavages, de leurs peurs et de leurs tristesses. » (José Carballo, Libérons l’Évangile et l’Évangile nous rendra libres, Chapitre Général OFM, 2006)

P. Clamens-Zalay

« Oser la rencontre »

Notre vie peut être relue comme une longue succession de rencontres. Certaines n’en sont restées qu’au stade du balbutiement, d’autres nous ont laissé un goût d’inachevé ; quelques-unes, même, ont pu nous décevoir ou se sont soldées par un échec. Et puis…et puis, il y a toutes celles, programmées ou fortuites, attendues ou inespérées, qui ont été source de joie et d’émerveillement et qui nous ont marqués à jamais.
Nous vivons dans un monde où nous sommes continuellement en contact les uns avec les autres, pour autant, il n’est pas si simple qu’une relation devienne réellement « rencontre ».
Aller au-devant de l’autre, c’est aller au-devant de soi-même. C’est accepter de se laisser surprendre, ou bousculer, c’est s’ouvrir à d’autres horizons, d’autres terres à explorer. C’est, également, être prêt à dépasser tout ce qui peut, en nous, s’opposer à la rencontre : nos certitudes, nos préjugés, mais encore nos peurs, nos limites de toutes sortes, notre péché… « Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. Ensuite j’attendis peu, et je dis adieu au monde. » (Test 1-3)
La rencontre de François et du lépreux est un chemin de conversion auquel nous sommes appelés, nous aussi. Ce changement intérieur radical est nécessaire pour ne pas rejeter l’autre d’emblée, parce que trop éloigné de notre univers, mais, tout au contraire, pour l’accueillir, dans le respect de sa différence, en se gardant bien de vouloir le juger, le dominer ou le posséder. La rencontre suppose donc une forme de désappropriation qui ne nous est pas naturelle et à laquelle nous ne sommes pas toujours disposés. C’est pourquoi cette conversion est sans cesse à reprendre.
La rencontre, c’est aussi l’apprentissage d’un dialogue sincère et confiant, dans lequel il devient possible d’affirmer ses convictions, avec douceur et sérénité, sans vouloir les imposer à tout prix, et qui se traduit par le regard bienveillant qu’on porte sur l’autre, par la qualité de l’écoute qu’on lui prête, par la patience qu’on lui témoigne. Soyons lucides, choisir cette voie, c’est consentir aux inévitables chutes et rechutes : il faut du temps pour tisser des liens, pour s’apprivoiser, à l’image du renard et du petit prince…
Lorsque le jeune homme riche vient à la rencontre de Jésus, le texte nous dit : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima. » (Mc 10,21) Le Christ a ce regard qui « scrute les cœurs et les reins », qui ne juge pas, ne condamne pas, mais qui sait discerner ce qu’il y a de plus profond chez son interlocuteur. Il le fixe avec intensité, avec un intérêt empreint de délicatesse et d’amour.
Or, nous sommes invités à adopter un tel regard : « Que chacun, chacune, surtout le plus démuni, puisse découvrir dans notre regard qu’il est unique et digne d’être aimé. » (Message final du rassemblement de la famille franciscaine « Fraternité 2000 « ), ce qui nous réclame de conformer notre façon d’agir et de penser à celle du Christ. (Projet de Vie 7)
Nous sommes des êtres nés pour la rencontre, même si celle-ci nous fait peur. Nous avons été créés par amour, pour donner et recevoir cet amour d’un même Père qui fait de nous des frères, c’est notre vocation.
Dès lors, rencontrer l’autre en vérité et en profondeur, c’est reconnaitre en lui un frère qui nous est donné à aimer et qui nous révèle la tendresse du Père. Un frère qui nous éveille à la rencontre de l’Autre, de Celui qui est présent et se laisse découvrir en toute créature, par dévoilements successifs ; chacun étant un reflet du visage de Dieu. « Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. » (Pape François, La joie de l’Évangile, 272) ;
« En tout homme le Père des cieux voit les traits de son Fils, premier-né d’une multitude de frères ; de même les laïcs franciscains accueilleront d’un cœur humble et courtois tout homme comme un don du Seigneur et une image du Christ. » (Projet de Vie 13)
Rencontre qui nous transforme et nous renouvelle pour nous faire advenir à nous-mêmes et renaître à la vie en Dieu. Eau vive qui seule peut étancher notre soif et qui féconde toutes nos rencontres humaines.
A tout homme, le Seigneur se manifeste et communique son amour pour qu’il devienne signe vivant de sa présence et témoigne à chacun que le Très-Haut est le « tout-proche ».
Il en est ainsi de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, rencontre improbable et qui pourtant rejoint cette femme dans ce qu’elle a de plus intime, de plus secret. Rencontre qui la libère et l’ouvre à la vie offerte en abondance comme « une source d’eau jaillissant en vie éternelle ». Joie de la rencontre qu’elle ne peut retenir pour elle seule et qu’il lui faut partager aussitôt, suscitant ainsi d’autres rencontres. (Jn 4,1-42)
Dans l’attente de l’ultime et de la plus belle des rencontres, ne restons pas au bord du puits. Comme la Samaritaine, allons sans crainte au-devant de nos sœurs et de nos frères pour être parmi eux, et avec eux, des témoins lumineux de la présence et de l’amour de Dieu ; et ce qu’il y a de plus amer en chacun de nous pourra se changer « en douceur pour l’esprit et pour le corps ».

P. Clamens-Zalay

« Cultiver la patience… »

« Patience ! » Voilà bien une exhortation que nous n’avons cessé d’entendre depuis notre plus jeune âge et qui, loin de nous aider, nous aura souvent exaspérés…La patience n’est pas la qualité première du petit enfant qui vit dans la satisfaction immédiate de ses besoins et ne sait pas encore ce qu’est attendre et désirer. Mais les adultes que nous sommes sont-ils réellement devenus des modèles de patience ? On pourrait en douter, tant est longue, au quotidien, la liste des situations qui peuvent nous heurter ou nous irriter, en famille, comme en société.
Les incivilités ou les manques de respect à notre égard ; les imprévus ou les retards dans ce que nous avions préparé et programmé de longue date ; l’incompréhension ou le rejet de nos idées; les décisions qui nous sont imposées par les circonstances ou par notre entourage ; et surtout, tout ce qui fait que l’autre n’est pas moi et que ses paroles, son comportement et ses « petites habitudes » me le rendent, par instants, insupportable.
Ce sont autant de situations qui peuvent nous amener à sortir de nos gonds.
Pourquoi ? Parce qu’elles viennent contrecarrer nos besoins, nos envies, nos désirs, nos projets, parce qu’elles viennent bousculer et parfois blesser notre ego, parce qu’elles nous semblent être un affront ou une injustice envers notre cher « moi »… (cf. Adm 14)
Nos raisons de perdre patience peuvent être parfaitement légitimes et compréhensibles, devons-nous nous en accommoder pour autant ? Et tout bien considéré, notre patience n’est-elle pas plutôt une forme d’impatience déguisée, consistant, la plupart du temps, à supporter tant bien que mal ce qui nous agace, jusqu’à ce qu’une certaine « goutte d’eau » ne nous fasse exploser ?
Est-ce bien là la vraie patience, celle dont nous parle la Bible ?
Lorsque Paul fait référence au fruit de l’Esprit, il cite la patience : « voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi » (Ga 5,22-23). Le fruit de l’Esprit par excellence c’est l’amour et c’est l’amour seul qui produit la patience car : « il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune […] Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. » (1 Co 13, 5-7)
Dès lors, on comprend aisément que la patience est beaucoup plus que ce à quoi nous sommes tentés de la réduire…Elle est une vertu, un don de l’Esprit, que nous ne pouvons vivre que dans l’amour.
« Puisque vous êtes élus, sanctifiés, aimés par Dieu, revêtez donc des sentiments de compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement ; comme le Seigneur vous a pardonnés, faites de même, vous aussi. Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. » (Col 3,12-14)
Paul nous invite à revêtir l’homme nouveau, à nous laisser guider par l’Esprit pour que nous devenions capables, sous son influence, d’imiter le Christ et d’agir « comme » lui, en aimant nos frères comme le Seigneur nous aime, jusqu’à leur pardonner tout ce qui peut blesser cet amour.
« Où règnent patience et humilité, il n’y a ni colère, ni trouble » nous dit Saint François, dans l’admonition 27. Oui, la vertu de la patience a ceci de particulier, c’est qu’elle s’accompagne de douceur et d’humilité, des attributs de Dieu que François se plaît à chanter : « Tu es amour et charité, tu es sagesse, tu es humilité, tu es patience, tu es beauté, tu es douceur » (Louanges de Dieu, 4)
Peut-être est-ce justement la douceur et l’humilité qui font parfois défaut à notre humaine patience…
Si nous voulons vivre en enfants de Dieu, il nous faut donc nous convertir chaque jour pour faire nôtres les mœurs du Père et suivre les traces de son Fils. Notre Projet de Vie nous y appelle, en ces termes : « Comme « frères et sœurs de la pénitence », en raison même de leur vocation, animés du dynamisme de l’Évangile, ils conformeront leur façon de penser et d’agir à celle du Christ, par ce changement intérieur radical que l’Évangile appelle « conversion » ; celle-ci est à reprendre tous les jours. » (PDV 7)
Disciples de Jésus, ayons à cœur de cultiver cette précieuse vertu de la patience, en nous mettant à l’école de celui qui est « doux et humble de cœur ». Nous pourrons nous aussi répondre à l’appel que Paul lançait aux Éphésiens : « En toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour. » (Ep 4,2)

P. Clamens-Zalay

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 3ème partie

Après avoir vu comment François appelait ses frères à exercer leur autorité au sein de l’Ordre, en particulier les ministres, nous avons, nous aussi, à nous interroger sur la manière dont nous vivons nos responsabilités. Quel que soit le domaine dans lequel elles se situent – familial, professionnel, sociétal, mais aussi associatif ou religieux – elles peuvent aisément devenir lieu de pouvoir et d’abus de toutes sortes.
Dans notre famille, notre autorité parentale fait-elle place à l’écoute et au dialogue ? Vise-t-elle à accompagner l’enfant, à le guider au mieux dans son apprentissage de la liberté, pour qu’il puisse grandir et s’épanouir pleinement ? La tentation est grande, parfois, de lui imposer des schémas et des choix de vie qui ne sont pas les siens et qui peuvent être source de souffrances.
Dans notre milieu professionnel, sommes-nous des concurrents acharnés, dans une logique de réussite à tout prix, et donc prêts à écraser l’autre pour avoir le dessus ? Savons-nous travailler en équipe et déléguer les tâches, sommes-nous capables d’accepter des points de vue divergents, ou bien est-ce le « petit chef  » qui sommeille en chacun de nous qui l’emporte ?
Dans nos engagements, vivons-nous la charge que nous exerçons, à titre bénévole, comme un appel et un service pour la communauté, comme une mission pour laquelle nous sommes mandatés et qui peut s’interrompre à tout moment ? Ou avons-nous, peut-être malgré nous, le sentiment d’être indispensables, et donc irremplaçables ?
Les différentes responsabilités que nous avons à assumer tout au long de notre existence nous sont confiées et elles nous confèrent une forme de pouvoir dont nous ne sommes ni l’origine, ni la fin.
Pour les vivre dans « un esprit chrétien de service » (Projet de Vie 14), il nous faut, tout d’abord, rechercher la volonté de Dieu, et donc prendre le temps de la prière, afin de mieux discerner, accueillir et faire nôtre cette volonté divine : « Que rien ne se fasse sans ton avis, et toi non plus, ne fais rien sans Dieu » (Saint Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe). C’est ainsi que nous pouvons être amenés, par exemple, à accepter une charge que nous n’aurions pas envisagée ou souhaitée de nous-même.
Il nous faut, également, ne jamais oublier que ces responsabilités nous sont données pour un temps défini, et il est primordial qu’il en soit ainsi afin que nous ne soyons pas tentés de nous les approprier de manière définitive. Sinon, notre autorité risque fort de se transformer en pouvoir, avec toutes les dérives que nous connaissons. En avoir conscience dès le départ peut nous aider à garder suffisamment de distance pour vivre cette autorité dans la sérénité et le détachement, nous démarquant ainsi de la société actuelle qui nous pousse, tout au contraire, à la personnalisation à outrance…
Ce faisant, il nous devient alors plus facile de partager cette autorité et de mettre en chemin ceux et celles qui pourront à leur tour l’exercer.
François se plait à rappeler que le ministre de l’Ordre est le serviteur de ses frères, le cardinal Franc Rodé, préfet de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, utilise, lui, cette belle expression : « le service de l’autorité » (Faciem tuam, Domine, requiram, 11 mai 2008). L’autorité en soi n’est pas un mal, elle est même nécessaire dans la vie d’un groupe, mais elle doit avoir le souci du bien commun et, par conséquent, être animée par l’esprit de service.
Et si nous voulons réellement que notre autorité se fasse service, il nous faut impérativement changer de mœurs et convertir notre mode de gouvernance… Prendre le temps d’écouter, alors même que nous avons souvent à agir dans l’urgence ; créer un climat de confiance qui privilégie le dialogue, autorise le débat et ne craint pas la contradiction. Apprendre à respecter le rythme de chacun, à discerner les qualités et à promouvoir les talents des uns et des autres. S’appliquer à se montrer le plus juste et le plus équitable possible. Savoir affronter les tensions inévitables, voire les conflits, sans les ignorer ou les minimiser, en s’efforçant de les résoudre collectivement, dans un climat qui se voudra apaisé. Faire preuve de patience, de bienveillance, mais être aussi capable de fermeté lorsqu’une décision doit être prise, car l’autorité, pour être utile et efficace, ne se satisfait pas des éternels atermoiements.
Enfin, l’exercice de l’autorité, même lorsqu’il se veut au service des autres, peut être en butte aux incompréhensions et générer peu à peu le doute, le découragement et conduire à une certaine forme d’isolement. S’il faut, à un moment ou à un autre, en passer par un examen humble et honnête de la situation et par une éventuelle remise en question, il est avant tout indispensable de pouvoir conserver la paix de l’âme…Seule la prière peut nous guider sur ce chemin de l’amour du Père, un amour fidèle et miséricordieux en toutes circonstances.
Notre Projet de Vie précise qu’une charge de ministre ou de responsable « est temporaire et est un service de disponibilité et de responsabilité à l’égard de la Fraternité et de chacun de ses membres » (PDV 21). Loin de vouloir nous approprier une charge, et encore moins d’en tirer profit, ayons à cœur le service de l’autorité et appliquons-nous à le vivre comme François et ses frères, comme des « mineurs » : les plus petits et les serviteurs…

P. Clamens-Zalay

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 2ème partie

Comme nous l’avons vu précédemment, François a voulu que tous ceux qui exerceraient une autorité au sein de l’Ordre vivent cette charge, non comme un pouvoir, mais comme un service auprès de leurs frères.
A leur tête, figurent le ministre général et les ministres provinciaux. Leurs tâches sont nombreuses et variées. Le ministre provincial doit, par exemple, faire respecter la Règle, convoquer le chapitre provincial, élire le ministre général, confier les charges, recevoir les postulants, assurer le lien avec l’Église. Il doit aussi pourvoir aux besoins des frères, sur le plan matériel, mais également les accompagner et les corriger, sur le plan spirituel, car l’âme de ses frères lui a été confiée et il aura à en rendre compte devant le Seigneur. (1Reg 4, 6) Ainsi, si un frère « veut se conduire en esclave de la chair et non dans la docilité à l’Esprit…son ministre et serviteur fera de lui ce que, selon Dieu, il jugera le plus à propos. Tous les frères, les ministres et serviteurs comme les autres, auront soin de ne jamais se troubler ni s’irriter à cause du péché ou du mauvais exemple d’autrui…Que de leur mieux, au contraire, les frères viennent en aide spirituellement au coupable ». (1 Reg 5, 6-8) Le ministre est donc appelé à visiter ses frères le plus souvent possible, à leur donner des avis spirituels et à stimuler leur générosité. « Les frères qui sont ministres et serviteurs des autres frères visiteront leurs frères, les avertiront, les corrigeront avec humilité et charité, sans leur prescrire jamais rien qui soit contre leur âme et contre notre règle. Quant aux frères qui sont sujets, ils se rappelleront que, pour Dieu, ils ont renoncé à leur volonté propre. Je leur prescris donc avec force d’obéir à leurs ministres en tout ce qu’ils ont promis au Seigneur d’observer et qui n’est pas contraire à leur âme et à notre règle. » (2 Reg 10, 1-3)
C’est une conception de l’obéissance très singulière que celle de François : certes, l’autorité du ministre est réelle et les frères sont tenus de lui obéir. Pour autant, il ne s’agit pas d’obéir à un homme en tant que tel, le ministre, mais au Christ qu’il représente et donc d’obéir par amour pour Dieu : « Un sujet ne doit pas considérer l’homme dans son supérieur, mais Celui pour l’amour duquel il a choisi d’obéir. » (2 Cel 151) Cette obéissance est un exemple parfait de la désappropriation, si chère à François, puisqu’elle conduit à renoncer à sa volonté propre pour s’en remettre à la volonté de Dieu : « Un sujet croit parfois sentir qu’une autre orientation serait meilleure et plus utile pour son âme que celle qui lui est imposée : qu’il fasse à Dieu le sacrifice de son projet, et qu’il se mette en devoir d’appliquer plutôt celui du supérieur. Voilà la véritable obéissance, qui est aussi de l’amour : elle contente à la fois Dieu et le prochain. » (Adm 3, 5-6)
C’est pourquoi les frères sont invités à obéir avec humilité, simplicité, rapidité et à persévérer dans cette voie. Mais le ministre ne peut commander, au nom de l’obéissance, sans une raison grave, et il ne peut aller contre l’esprit de la Règle : « Si un ministre donnait à un frère un ordre contraire à notre règle de vie ou à sa conscience, le frère ne devrait pas obéir, car il ne peut être question d’obéissance là où il y a faute et péché. » (1 Reg 5,2)
François, connaissant bien la propension de l’homme à transformer son autorité en autoritarisme, même dans la vie religieuse, a voulu contourner cet écueil et limiter les éventuelles dérives au sein de l’Ordre. D’une part, cette clause de conscience autorise les frères à ne pas obéir à un ordre qui irait conte la Règle ou contre le salut de leur âme. D’autre part, les frères qui reçoivent une charge, par élection ou par nomination, ne l’exercent que durant un temps donné et la remettent en fin de mandat. Pas de ministre à vie chez les frères mineurs ! François ajoute même dans la seconde Règle que si un ministre général n’était plus jugé « apte au service et au bien commun de tous », les frères devraient en élire un autre. (2 Reg 8,4) Animé par l’esprit de service, le ministre ne doit pas s’approprier sa fonction: «Aucun ministre, aucun prédicateur, ne revendiquera comme un bien propre, soit sa charge de ministre des frères, soit l’office de prédicateur ; mais à l’heure même où on le lui enjoindrait, il devrait abandonner sa charge sans contester. » (1 Reg 17,4) Les biographes nous disent que François fustigeait les frères qui ambitionnaient les honneurs et les hautes responsabilités ou qui s’offusquaient de ne pouvoir conserver leur charge.
François trace lui-même le portrait qui devrait être celui du ministre général, « le père de cette famille » : Il doit mener une vie digne, avoir une bonne réputation et faire preuve de discernement. Il doit savoir partager son temps entre la prière et le soin de l’Ordre qui lui a été confié. Il doit être impartial dans ses relations et répondre « avec douceur » aux besoins de chacun. Il se comportera avec simplicité, et ce d’autant plus si c’est un érudit. Il devra se méfier de l’argent et se montrer exemplaire dans son usage. Et surtout, il doit avoir des qualités de cœur : consoler ceux qui souffrent, apaiser et soulager ceux qui sont tourmentés, ne pas avoir peur de s’abaisser « pour ramener à la douceur les obstinés ». (2 Cel 185) Lorsqu’un frère commet une faute, il ne doit point s’irriter contre lui, mais l’accueillir « en toute patience et humilité », « l’aider avec une affectueuse douceur » et à chacun il doit témoigner « autant de bonté qu’il voudrait s’en voir témoigner à lui-même ». (1 Let 43-44)
Cependant, François ajoute que le ministre doit veiller à ce que son indulgence ne soit pas excessive car elle pourrait introduire tiédeur et relâchement. (2 Cel 186)
On le voit bien, la tâche des ministres n’est pas aisée : il s’agit d’être à la fois « fermes pour commander » et « indulgents pour pardonner », « ennemis du péché » et « médecins des pécheurs », c’est pourquoi François recommande aux frères de les honorer et de les aimer car ils portent un lourd fardeau. (2 Cel 187)
Quand l’autorité se fait service, c’est toujours la miséricorde et l’amour qui l’emportent, comme l’illustre si bien la Lettre à un ministre : « Voici à quoi je reconnaîtrai que tu aimes le Seigneur, et que tu m’aimes, moi, son serviteur et le tien : si n’importe quel frère au monde, après avoir péché autant qu’il est possible de pécher, peut rencontrer ton regard, demander ton pardon, et te quitter pardonné. S’il ne demande pas pardon, demande-lui, toi, s’il veut être pardonné. Et même si après cela il péchait encore mille fois contre toi, aime-le plus encore que tu m’aimes, et cela pour l’amener au Seigneur. »

P. Clamens-Zalay

« François…ou quand l’autorité se fait service. » 1ère partie

A l’époque de François, celui ou celle qui était à la tête d’une communauté religieuse portait un titre qui n’était pas sans évoquer une certaine forme de pouvoir : le « supérieur » d’une congrégation, par exemple…François n’a rien voulu de tel pour ses frères. Dès qu’il a fallu structurer et organiser la vie de l’Ordre, il s’est démarqué de cette conception d’un pouvoir très hiérarchisé, et parfois sans partage, au sein même de l’Église. Pour celui qui aura la responsabilité de ses frères, François a retenu le titre de « ministre », c’est-à-dire de « serviteur » : « Sur aucun homme, mais surtout sur aucun autre frère, nul frère ne se prévaudra jamais d’aucun pouvoir de domination. Comme dit le Seigneur dans l’Évangile, les princes des nations leur commandent, et les grands des peuples exercent le pouvoir ; mais il n’en sera pas de même parmi les frères : qui voudra être le plus grand parmi eux sera leur ministre et serviteur, et le plus grand parmi eux sera comme le plus petit. » (1 Reg 5, 9-12)

Pour François, exercer son « autorité », terme qu’il utilise plus volontiers, ne peut se faire que dans un esprit de service, qui se vit dans l’humilité et la minorité.
Le Christ qu’il se plaît à contempler est un Christ humble et pauvre de cœur qui s’est abaissé pour nous rejoindre dans notre condition humaine et nous révéler l’amour du Père, un Père dont il s’est fait le serviteur obéissant jusqu’à la mort, comme nous le rappelle Paul quand il exhorte les Philippiens à faire régner entre eux humilité et service, à l’exemple de Jésus : « n’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire, mais que chacun, par l’humilité, estime les autres supérieurs à soi ; ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres. Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus : lui de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2, 3-8)

Observer le Saint Évangile et suivre les traces du Seigneur Jésus Christ, telle est la Règle de François pour lui et pour ses frères, à qui il confère l’appellation de « mineurs » : les plus petits parmi les hommes, les humbles serviteurs de tous. « On ne donnera à aucun frère le titre de prieur, mais à tous, indistinctement celui de frères mineurs. Ils se laveront les pieds les uns aux autres. » (1 Reg 6,3)
Le lavement des pieds, geste d’amour et d’humilité que Jésus accomplit en s’abaissant, lui le Maître, pour prendre la condition de serviteur, va inspirer à François sa conception de l’autorité, dans un esprit de service et de minorité. « Vous m’appelez le « Maître et le Seigneur » et vous dites bien, car je le suis. Dès lors si je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez vous aussi vous laver les pieds les uns aux autres ; car c’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi. » (Jn 13, 13-15)

Certains textes nous décrivent l’empressement des frères à vivre de cet esprit : « Enracinés dans la charité et l’humilité et fondés sur elles, chacun révérait l’autre comme son maître et seigneur. Et ceux que signalaient leur fonction ou leurs capacités, se reconnaissaient à leur plus grande humilité et leur souci de toujours prendre la dernière place. » (AP 26b)
Et pour ceux qui s’en écartent, François ne manque pas de le leur rappeler, quitte à être cinglant : « Malheur au religieux qui, appelé à de hautes fonctions, refuse ensuite d’en descendre de son plein gré. Heureux le serviteur qui, appelé malgré lui, à de hautes fonctions, n’a d’autre ambition que de servir les autres et de s’abaisser sous leurs pieds. » (Adm 20, 3-4)

Il va même plus loin : non seulement il demande à ses frères de se faire les plus petits, les minores, de se considérer comme des serviteurs inutiles, mais il leur demande également d’être soumis à toute créature : « Jamais nous ne devons désirer d’être au-dessus des autres ; mais nous devons plutôt être les serviteurs et les sujets de toute créature humaine à cause de Dieu. » (1 Let 47)

Il se montre également très circonspect vis-à-vis des frères trop férus d’études et de science car il sait pertinemment que le savoir peut éloigner du service des frères et peut aussi donner un réel pouvoir sur autrui : « La science, disait-il, rend difficile l’obéissance ; elle entretient une certaine raideur qui refuse de se plier aux exercices d’humilité. » (2 Cel 194) « Négliger la vertu pour courir après la science était un spectacle qui lui causait beaucoup de peine, surtout de la part de ceux qui cherchaient ainsi à éluder la vocation dans laquelle ils avaient d’abord été appelés…Mes frères que travaille un appétit excessif pour la science, disait-il, se trouveront les mains vides au grand jour du rendement des comptes…Il ne disait pas cela pour détourner de l’étude de l’Écriture Sainte, mais pour leur éviter à tous une passion immodérée de la science et, pour certains, il aurait aimé les voir vraiment généreux plutôt qu’à demi érudits » (2 Cel 195)

François n’était pas quelqu’un de faible et de mièvre, comme certaines représentations pourraient nous le laisser imaginer, il avait un fort tempérament et des propos parfois très durs. C’est un long processus de conversion qui l’a conduit à renoncer à tout ce qui peut s’apparenter au pouvoir et à la domination, pour suivre le chemin de la désappropriation : se détacher de tout bien, se libérer de toute forme de possession, se dépouiller totalement jusqu’à délaisser sa volonté propre pour mieux s’abandonner à celle du Seigneur (en consentant, par exemple, à remettre l’avenir de l’Ordre entre les mains de Dieu…). Et il encourage ses frères sur cette voie : « Mais nous, nous avons rompu avec le monde ; nous n’avons plus rien d’autre à faire que de nous appliquer à suivre la volonté du Seigneur et à lui plaire. » (1 Reg 22, 9)

Exercer l’autorité reçue en se faisant l’humble serviteur de tous, en écartant toute tentation ou volonté de domination et en se conformant à l’exemple du Christ, lui le Serviteur par excellence, voilà ce que François nous enseigne à travers sa vie et ses écrits.
« Dieu tout puissant, éternel, juste et bon, par nous-mêmes nous ne sommes que pauvreté ; mais toi, à cause de toi-même, donne-nous de faire ce que nous savons que tu veux, et de vouloir toujours ce qui te plaît ; ainsi nous deviendrons capables, intérieurement, purifiés, illuminés et embrasés par le feu du Saint-Esprit, de suivre les traces de ton Fils notre Seigneur Jésus-Christ. » (3 Let 50-51)

P. Clamens-Zalay

« Regard franciscain sur le travail »

Lorsque François d’Assise aborde la question du travail, c’est toujours en référence à ses frères et, pour lui, il s’agit essentiellement de travail manuel. C’est ainsi qu’il fait clairement la distinction entre « labor », le travail accompli de ses mains, tel celui du paysan ou de l’artisan de l’époque, et « opus » ou « operatio » qui correspond davantage à une occupation, un ouvrage, c’est-à-dire une activité licite, ou encore la prière, la prédication, l’étude.
« Les frères qui savent travailler, travailleront, et exerceront le métier qu’ils connaissent, si ce n’est pas contraire au salut de leur âme et s’ils peuvent s’y adonner honnêtement… Et que chacun reste dans la profession et le métier où il se trouvait quand il a été appelé. » (1 Reg 7, 3.6), « Je veux que tous mes frères travaillent et se donnent de la peine ; ceux qui ne connaissent pas de métier, qu’ils en apprennent un. » (2 Cel 161)
Pourquoi François insiste-t-il autant sur la nécessité pour les frères de travailler ?
Tout d’abord, parce que ce doit être le moyen principal de subsistance des frères : non pas pour gagner un salaire, mais pour n’être à la charge de personne. S’ils n’ont pas de métier, les frères se font engager pour toutes sortes de travaux : vannerie, poterie, maçonnerie, récolte des olives et des noix, distribution d’eau…et le plus souvent, ce sont les travaux des champs, puisqu’ils peuvent se faire embaucher comme journaliers, même lorsqu’ils sont sur les routes. En échange, ils reçoivent un paiement en nature, mais en aucune façon de l’argent. François est très strict sur ce point : « En compensation de leur travail, ils pourront recevoir ce qui est nécessaire à la vie du corps, pour eux et pour leurs frères, à l’exclusion de la monnaie et de l’argent. » (2 Reg 5,3) Et si, d’aventure, leur tâche accomplie, ils ne reçoivent rien, alors ils iront quêter comme le font les plus pauvres : « Lorsqu’on ne nous aura pas donné le prix de notre travail, recourons à la table du Seigneur en quêtant notre nourriture de porte en porte. » (Test 22)
Ensuite, pour François, le travail est un excellent remède contre l’oisiveté qu’il exècre : « Les tièdes, ceux qui ne s’adonnent à aucun travail habituel, il disait que le Seigneur les vomirait de sa bouche. Personne ne pouvait demeurer devant lui à ne rien faire sans recevoir de mordantes leçons. » (2 Cel 161) Il n’a de cesse d’exhorter ses frères à ce sujet et de les mettre en garde, car il considère que l’oisiveté est la porte ouverte à toutes sortes de tentations, qu’elle ne peut qu’entraîner au mal, en pensées ou en paroles, qu’elle est donc l’ennemie de l’âme. Et Thomas de Celano de se lamenter sur les libertés prises par certains frères, au fil du temps, avec les directives de François, et de fustiger les paresseux : « ils veulent se reposer avant même d’avoir travaillé…ils sont inaptes à la contemplation. Ils scandalisent tout le monde par leur comportement, travaillent plus des mâchoires que des mains…sans se fatiguer, ils vivent de la sueur des pauvres gens…ils ne sont même pas dignes de porter l’habit. » (2 Cel 162)
Le travail est également une aide, un service auprès des plus petits, de ceux que la société méprise (les paysans, les lépreux…) ; il est aussi un exemple s’il est vécu pleinement dans un esprit de minorité : « Ils étaient des « mineurs », soumis à tous, ils cherchaient la dernière place et l’emploi méprisé qui pourrait leur valoir quelque avanie…ils trouvaient à s’employer honnêtement, et là ils se faisaient, avec humilité et dévotion, les serviteurs de tous…ils ne s’adonnaient qu’à des travaux saints, justes, honnêtes et utiles, exemple d’humilité et de patience pour tout leur entourage. » (1 Cel 38-39) C’est pourquoi François rappelle aux Ministres et aux prédicateurs qu’ils doivent « mendier et travailler manuellement comme les autres frères pour le bon exemple et pour le profit de leurs âmes et de celles d’autrui. » (LP 71) Évangéliser le peuple de Dieu, c’est lui porter la parole du Christ, mais c’est aussi témoigner par sa vie, en partageant les conditions d’existence des plus pauvres, en peinant à la tâche comme eux, et avec eux.
Enfin, François donne des recommandations à ses frères sur la manière d’exercer leur travail : ils doivent le faire « avec fidélité et dévotion, de telle sorte que, une fois écartée l’oisiveté ennemie de l’âme, ils n’éteignent point en eux l’esprit de prière et de dévotion dont toutes les valeurs temporelles ne doivent être que les servantes. » (2 Reg 5, 1-2) Se donner à son travail de tout son cœur, certes, mais sans en faire une fin en soi, pour qu’il ne devienne pas un obstacle à la rencontre et à l’union avec Dieu.

De plus, il insiste pour que ce travail n’aille pas à l’encontre de leur condition de « frères mineurs » : il ne doit pas les placer en situation de pouvoir ou de domination sur autrui, il ne doit pas non plus les conduire à posséder ou à manipuler de l’argent : « Que nul des frères, placé ici ou là pour un service ou un travail chez autrui, ne soit jamais trésorier, chancelier ni intendant…mais il se fera petit et soumis à tous ceux qui habitent la même maison. » (1 Reg 7,1-2) « Tous les frères s’appliqueront à suivre l’humilité et la pauvreté de notre Seigneur Jésus-Christ…Si nous avons de quoi manger et nous vêtir, nous devons nous en contenter. Ils doivent se réjouir quand ils se trouvent parmi des gens de basse condition et méprisés, des pauvres et des infirmes, des malades et des lépreux, et des mendiants des rues. » (1 Reg 9,1-2)
Un dernier point : le travail manuel est devenu très vite une source de tensions au sein de l’Ordre, déjà du vivant de François, beaucoup de frères lui préférant le travail intellectuel, la prédication, ou toute autre tâche. Dans la lettre qu’il adresse à Antoine de Padoue pour l’autoriser à enseigner la théologie, François semble revoir sa position et reconnaitre dans cette activité un réel travail ; il lui fait, d’ailleurs, la même recommandation qu’aux travailleurs manuels : « Il me plaît que tu enseignes aux frères la sainte théologie, à condition qu’en te livrant à cette étude, tu n’éteignes pas en toi l’esprit de prière et de dévotion, ainsi qu’il est marqué dans la Règle. » (8 Let 2)
Pour conclure, Franciscains aujourd’hui, nous avons nous aussi à « annoncer le Christ par la vie et par la parole » (Projet de Vie 6). Alors quel regard portons-nous sur notre travail ? N’est-il qu’un moyen de gagner notre vie et de consommer toujours plus ? Si nous avons des talents dans notre secteur d’activités, les mettons-nous au service de la communauté ? Si nous avons des responsabilités, les exerçons-nous dans un esprit de minorité ? Sommes-nous prêts à agir, dans notre milieu professionnel, pour améliorer les conditions de travail de chacun et pour que règne une plus grande solidarité ? Veillons-nous suffisamment à ce que le travail ne vienne pas étouffer en nous l’Esprit du Seigneur ?
On pourrait multiplier les questions à l’infini et ce, d’autant plus aujourd’hui, alors que c’est le sens même du travail qui interroge…
A l’exemple de François, notre Projet de Vie nous invite à estimer « le travail comme un don, et comme un moyen de participer à la création, à la rédemption et au service de la communauté humaine. » (PDV 16)

P. Clamens-Zalay

Pour aller plus loin 👉 « François et le travail des frères » de Pierre Béguin, paru dans Evangile Aujourd’hui, n° 179