Archives de catégorie : Culture

Une expo

Le Musée d’Art Moderne de Paris propose jusqu’au 25 août une exposition dont la visite s’impose ne serait-ce que pour le caractère peu ordinaire de son thème qui permet, avec plus de deux cents œuvres, de découvrir cent trente artistes dont la notoriété traverse rarement et peu bruyamment la Méditerranée. Comme son sous-titre l’indique, le cadre historique est celui de la décolonisation. Il est bon, en parcourant les pièces du musée, de se rappeler qu’elle n’est pas si ancienne et qu’elle ne s’est pas produite sans grandes difficultés dont certaines sont encore loin d’être résolues (on pourra par exemple réviser utilement quelques dates sur la naissance de l’État d’Israël, ce qu’elle doit au colonialisme anglais et au terrorisme sioniste). C’est aussi le temps de l’essor de l’art arabe dit contemporain, de 1908 pour l’arrivée à Paris de Khalil Gibran (pourquoi ? ce n’est pas bien clair) conjointement à l’ouverture au Caire d’une école des Beaux-Arts, à 1988 pour la première exposition de cette peinture à l’Institut du Monde Arabe dont c’était l’année de l’inauguration, deux dates somme toute plutôt arbitraires et très nettement franco-centrées. Pour-quoi Paris ? Parce que la capitale française fut longtemps l’un des centres — sans doute le plus important — de la vie artistique et culturelle mondiale. S’y précipitaient les artistes « d’avant-garde » dans un mouvement d’attraction qui rayonnait en mouvement inverse dans le monde entier, emprun-tant aller et retour les mêmes routes que la colonisation, ce qui n’est pas le moindre des para-doxes révélés par l’exposition. Car Paris était aussi, et de plus longue date qu’on l’imagine, le centre de la protestation anti-coloniale, qu’elle soit animée par la gauche française (en partie seu-lement) ou par l’afflux de travailleurs, d’artistes et d’intellectuels cosmopolites qui participèrent à en faire la ville bouillonnante de vie culturelle qu’elle fut dans la première moitié du siècle dernier, c’est-à-dire avant que la vulgarité américaine commençât d’assombrir le monde sous son voile uni-forme (cela dit sans nostalgie chauvine).

L’exposition est donc organisée par salles, avec parmi les œuvres d’intéressantes archives audio-visuelles d’actualités, selon l’ordre chronologique des différentes époques ponctuant parallèlement le processus de décolonisation et l’émergence des avant-gardes arabes et moyen-orientales. Mais si l’indépendance nationale se conquiert partout plus ou moins tôt et plus ou moins âprement, il saute aux yeux qu’il n’en va pas de même de l’indépendance artistique tant les œuvres, pour la plupart, restent sous l’influence, voire la domination, de la culture et des mouvements artistiques français et occidentaux, à tel point que l’on ne peut manquer d’y remarquer des citations naïvement littérales de certains de leurs peintres les plus reconnaissables. On est alors pris d’une sorte d’accablement à considérer les ravages du colonialisme, l’appauvrissement irrémédiable du monde qu’il a entraîné, et l’on souffre pour les artistes de ces pays décolonisés qui peinent tant à se dé-barrasser du carcan de cette domination culturelle, parfois en la perpétuant sans le savoir, dirait-on. C’est là l’impossible paradoxe : comment une avant-garde peut-elle se déclarer ou se revendi-quer arabe (le fait-elle d’ailleurs, ou n’est-ce que l’invention des commissaires de l’exposition) lors-que, d’une part, adopter les mode de l’art contemporain purement occidental est déjà en soi une soumission, et, d’autre part, lorsque ce que l’on pourrait nommer « l’arrière-garde », c’est-à-dire la tradition artistique antérieure, fut battue en brèche, éradiquée par la violence ou par la séduction des colonisateurs. Il y a là de grandes leçons à comprendre et à retenir, car on ne peut pas ne pas ressentir ce même accablement à notre propre égard puisque les colonisateurs que nous fûmes sont à leur tour presque entièrement subjugués par l’industrie culturelle américaine, ses produits préfabriqués en série, son marketing écrasant, ses séductions faciles qui sont à nos artistes ce que les frelons asiatiques sont à nos abeilles : des coupeurs de tête, à la différence que beaucoup s’adonnent joyeusement à la décérébration volontaire. Peut-être trop des peintres présentés dans cette exposition ont-ils pratiqué une auto-mutilation analogue car on traverse les salles avec le même étonnement navré qu’un mélomane américain curieux (s’il en est) un soir de fête de la mu-sique qui se demanderait pourquoi les Français chantent en anglais, et moins bien que ses compa-triotes ; mais heureusement, d’autres qui ont trouvé la ressource de s’affranchir des modes de l’art contemporain et de l’influence occidentale pour puiser à la richesse de leur propre tradition nous offrent quelques tableaux de grandes force et qualité pour lesquels il ne faut pas hésiter à se dé-placer. D’autant que le ticket d’entrée au plein tarif de 12 € donne droit à la visite de toute la collec-tion du Musée d’Art Moderne… où la présence arabe se fait beaucoup plus discrète, mon colon.

Jean Chavot

Un livre vert…

L’intelligence des plantes, Stefano Mancuso et Alessandra Viola, édition livre de poche, 256 pages, 8,40€
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Biologiste de formation et botaniste de vocation plus tardive, Stefano Mancuso est le fondateur de la « neurobiologie végétale » et sa figure de proue depuis la publication en 2013 de « L’Intelligence des plantes » écrit avec l’aide de la vulgarisatrice Alessandra Viola. Son best-seller traduit en vingt-et-une langues reçut de nombreux prix, comme son auteur pour ses travaux audacieux qui en font le héraut de la révolte des plantes, réputées dépourvues de conscience et de sensibilité, contre la cruelle vanité esclavagiste de l’homme. Son combat est donc jumeau du combat animaliste en ce qu’il prône une idéologie où tous les ordres du vivant sont équivalents. Il est utile de lire ce livre pour mieux comprendre ce phénomène de vogue typique de notre époque où la mort de Dieu étant acquise, chacun s’évertue à l’enterrer plus profondément en l’effaçant de sa Création, ce qui suppose de rabaisser celui qui, étant fait à son image, en porte obstinément le témoignage : l’homme. Le plus tristement amusant dans cette tentative, c’est que la négation de Dieu paraisse un critère scientifique suffisant pour dispenser un Mancuso, par exemple, de s’assurer de sa méthodologie, et plus grave encore de la maîtrise des concepts philosophiques de base, si ce n’est de la pure logique trop souvent prise en défaut dans son livre. Par exemple : les plantes font des choix, c’est donc qu’elles sont intelligentes ; la preuve, elles font des choix ! Comme Mancuso prête de l’intelligence même aux amibes, on en vient parfois à souhaiter qu’elles le remboursent.

Le monde végétal, bien qu’il représente 99,7 % de la biomasse, est bien peu considéré par l’homme qui n’entre pourtant que pour une toute petite partie des maigres 0,3 % restant au monde animal. L’ingrat ne connaît que 5 à 10 % des végétaux dont il retire pourtant son pain, son vin, ses parfums, ses médicaments, ses matériaux de construction… et même ses énergies dites « fossiles » (de végétaux, rappelons-le). Stefano Mancuso y voit une injustice dont il se fait le pourfendeur, armé d’observations scientifiques qu’on espère mieux fondées que sa philosophie. Pour résumer grossièrement l’argument de départ, cette écrasante supériorité quantitative et la plus grande ancienneté du moindre brin d’herbe justifierait plus d’humilité (s’il est permis) de la part d’un homo sapiens ultra-minoritaire né de la dernière averse. Les critères du nombre et l’ancienneté appartiennent à un registre suffisamment puéril pour qu’on ne prenne pas la peine d’en relever l’insuffisance démonstrative ni l’idéologie douteuse. Quant à la dénonciation de l’exploitation dont les plantes sont victimes, c’est simplement oublier que le blé n’est pas boulanger, la vigne vigneronne, l’arbre charpentier, etc. et que Mancuso peut écrire un livre sur la pomme de terre mais jamais, et bien que ce soit infiniment regrettable, pomme de terre n’en écrira un sur Mancuso. À part ce qui semble être sa grande découverte — l’apex, ou extrémité sensible et « intelligente » de la racine — on n’apprend malheureusement pas grand-chose de plus que ce que l’on aura découvert en cours de sciences naturelles. Quoi ? Que le règne végétal est immobile, modulaire, c’est-à-dire qu’il est tout entier dans chacune de ses parties, tandis que la stratégie du règne animal est la mobilité afin de préserver une intégrité des organes qui est condition de survie. Et Mancuso de démontrer que le végétal accomplit exactement les mêmes fonctions que l’animal, dont l’homme, mais en mieux que lui (sauf que ce dernier ne s’en aperçoit guère parce que la temporalité végétale est beaucoup plus lente et décomposée). La plante est en outre dotée par le savant des mêmes sens, vue, ouïe, toucher, odorat, goût, malgré l’absence d’organe correspondant et de système nerveux central, plus une quinzaine d’autres d’une finesse interdite à nos grossières natures. Tout cela concourt à une puissante faculté de relation et de communication entre plantes et avec les animaux qu’elles savent utiliser pour leurs besoins, et prouve donc l’existence d’une intelligence végétale que Mancuso n’hésite pas à associer à l’intelligence artificielle, à un immense réseau Internet, à un futur dialogue avec les extraterrestres…

On espère que la science progresse dans la connaissance du monde végétal mis en danger par l’homme et pourtant vital à plus d’un titre pour lui comme c’est le mérite de ce livre de rappeler une telle évidence. Qu’il faille prendre plus de soin de la nature et s’en inspirer davantage en est une autre qu’il n’est nul besoin de fonder sur l’équivalence de l’homme avec ce qui permet sa subsistance. Une telle idéologie, sous couvert de réduire les particularités humaines à des caractéristiques partagées par tout le vivant, pratique en réalité un anthropocentrisme outrancier qui, s’ignorant lui-même, nuit considérablement à la recherche scientifique et n’encourage que le charlatanisme dont ce livre n’est pas loin de faire la publicité.

Jean Chavot

Un film un livre

Le vieux chêne (The Old Oak), un film de Ken Loach

The Old Oak est le dernier film de Ken Loach (2023), cinéaste à l’engagement humaniste jamais démenti aux côtés de ceux qui ont rarement le premier rôle au cinéma. Il crée des personnages représentatifs des couches populaires dont il décrit l’existence difficile et le joyeux appétit de vivre avec une grande finesse d’observation, un naturalisme toujours juste et très délicatement sensible, jamais moralisateur. Dernier film de Ken Loach parce que le dernier sorti en salle, mais aussi parce que ce grand témoin de notre époque l’a annoncé comme sa dernière fiction, désirant se consacrer désormais au documentaire.

L’histoire que raconte ce dernier film est centrée sur un pub éponyme délabré, The Old Oak, où semble se réfugier le reste d’animation d’une petite bourgade ouvrière anglaise en déshérence depuis que ferma la mine dont vivait ses habitants. Ceux-ci restent marqués par le souvenir des âpres batailles sociales perdues et des années de thatcherisme débridé qui s’ensuivirent, les laissant dans une pauvreté endémique à laquelle ils peinent encore à se résigner sans toutefois imaginer comment en sortir. Tenancier du pub, le bienveillant TJ, y sert placidement des pintes de bière à un quarteron d’habitués qui y entretiennent la nostalgie amère d’un passé de relative aisance ainsi que les liens d’appartenance qui les soudent depuis l’enfance. L’arrivée dans cette cité ouvrière fantôme de quelques familles de réfugiés syriens met en présence deux misères : celle de l’exil endeuillé et celle de la désespérance sociale autochtone. Les locaux voient l’aide apportée à ces étrangers comme une injustice de trop alors qu’eux se débattent depuis des décennies dans le dénuement, oubliés de tous. Ken Loach décrit l’absurde réalité dans laquelle le pauvre a tôt fait d’accuser plus pauvre que lui de sa pauvreté, découragé qu’il est de s’en prendre à ses véritables responsables, tellement hors de sa portée qu’ils ont disparu du champ de sa conscience. Mais le cinéaste ne s’arrête pas à la condamnation facile et sans issue d’une xénophobie ordinaire, car s’ll rend compte de l’opposition irréductible de certains à l’autre étranger, il s’attache bien davantage à décrire de quelle manière l’humain reconnaît peu à peu, irréversiblement, l’humain en l’autre différent, comment la misère de l’un rencontre la misère de l’autre et ainsi comment, par la communauté d’intérêt et de perception qui en résulte, se révèle une richesse de possibilités, de relation et de sentiments aussi naturelle qu’elle fut insoupçonnée de prime abord. L’autre n’est différent que dans la mesure où l’on ignore sa propre différence par rapport à lui, et celle-ci, une fois révélée par la rencontre, s’efface comme obstacle et se transforme en hospitalité curieuse, en accueil solidaire réciproque, en considération confiante et affectueuse, toutes qualités qui constituent un peuple uni dans sa diversité, à même de faire reculer la misère et de faire renaître l’espoir.

L’histoire du vieux chêne se déroule en Angleterre, mais l’on pense bien sûr à la France où les « élites » se complaisent dans une vision moralisante et culpabilisante, largement erronée, de l’accueil réservé aux migrants et aux réfugiés par les catégories populaires, il est vrai poussées à la xénophobie par des partis aux ambitions politiques suspectes relayées par des médias douteux. On ne peut nier, comme Ken Loach le montre, que cette tendance irraisonnée, très dangereuse, ait quelque succès, mais l’un des grands mérites du film est de décrire comment la vie se charge de déjouer ce piège d’inhumanité : en réalité, dans les peines et les joies de l’existence quotidienne, les êtres se rencontrent, se ressemblent et se rassemblent, n’en déplaise à ceux qui préfèrent les voir ennemis, enfermés dans des « communautés » réputées antagonistes, que cela flatte leur bien-pensance ou que cela serve leurs intérêts. Car si la richesse est de moins en moins partagée, la misère l’est, elle, toujours davantage, et lorsque l’on met sa foi dans la force du partage plus que dans la poursuite du profit égoïste, alors tous les espoirs redeviennent permis.

Jean Chavot


Les Âmes tièdes
Un livre de Nina Valbousquet, édition La Découverte,

Nombreux furent et demeurent les avis, les propos, les dénonciations, les louanges, les opinions plus ou moins péremptoires suscités par l’action ou l’apathie du Pape Pie XII face à la Shoah. Le relatif silence, le confortable secret conféré par les lois protégeant les archives prêtaient à toutes les rumeurs. Dès l’après-guerre, les mises en cause du Vatican et de son souverain furent violentes[1]
Le Pape François décida en 2020 d’ouvrir les archives du pontificat de Pie XII, qui présida aux destinées du Saint-Siège de 1939 à 1958. Certes, les travaux historiques commencent seulement à être publiés mais, à la faveur des premières publications s’esquissent les controverses ou les débats. Nina Valbousquet, historienne qui effectua ses recherches à l’École française de Rome de 2019 à 2023, spécialiste des relations entre le catholicisme et l’antisémitisme[2], a dépouillé pendant trois années les fonds désormais ouverts. 
Le volumineux fruit de son travail est publié sous le titre Les Âmes tièdes, titre ô combien révélateur[3]. Il ne s’agit pas d’un ouvrage à charge, mais d’une étude historique rigoureuse présentant les motivations, les réflexions mais aussi les dilemmes du Pape et des personnes qui l’entouraient. C’est toute la pertinence de l’enquêtrice[4] qui n’étudie pas que l’action ou l’inaction du Pape mais celles des « âmes » ; le pluriel illustrant le nombre d’intervenants dans la politique adoptée par le Vatican. Ce fut toute une administration qui intervint ; ne dit-on pas que l’Église dispose d’un réseau dense d’informateurs ; des congrégations aux clergé séculier, des nonces aux secrétaires ? Cette configuration tentaculaire incite du reste à penser que le Saint-Siège eut rapidement connaissance du sort qui était réservé aux Juifs. Si le Pape avait une voix qui importait, le rôle joué par le diplomate Domenico Tardini et celui du référent aux questions concernant les Juifs, Angelo Dell’Acqua furent déterminants. Le poids d’un antijudaïsme « historique » pesant sur les analyses vaticanes, la politique de frileuse et sourcilleuse prudence motivée par le souci de protection des Églises nationales, la crainte du communisme et la méfiance à l’endroit d’une religion disposée à exploiter une situation favorable constituent un terreau à ne pas négliger. Ménager fascisme, nazisme, collaborateurs vichyssois voire oustachis croates ; gérer les défis politiques, humanitaires, religieux et culturels engendrés dans un contexte plus qu’agité ; défendre l’Église menacée par Staline et les affres d’un monde moderne fragilisant l’aura multiséculaire de l’Institution ; autant de contraintes qui pesaient alors sur le Saint-Siège.
Nina Valbousquet exploite les textes formels et officiels mais aussi les annotations marginales, les témoignages multiples, les notes transmises par les religieux, les correspondances. Avec pertinence, elle poursuit son étude au-delà de la défaite nazie et convoque la sollicitude charitable manifestée vis-à-vis des bourreaux à l’issue du conflit. 
L’étude conduit à identifier un choix délibéré ; celui du souci de conserver une neutralité sourcilleuse baignée dans un climat de menaces protéiformes. Les âmes furent tièdes face aux persécutions subies par les Juifs. Le supplice fut dénoncé de manière très sibylline, le souci des familles et des « catholiques-non aryens[5] » présidant souvent à l’action « humanitaire ». Cela ne signifie pas que le Saint-Siège et Pie XII[6] demeurèrent inactifs mais la prudence fut sans doute en contradiction avec les ambitions de magistère moral que l’Église aspirait à incarner. 

Érik Lambert.


[1]Rolf Hochhuth, Der Stellvertreter, Le Vicaire en français, pièce donnée en 1963. A inspiré le film de Costa Gavras, Amen. 2002.
[2] Elle a participé à l’organisation de la remarquable exposition « À la grâce de Dieu », les Églises et la Shoah qui se tint de l’été 2022 à l’hiver 2023 au Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-l’Asnier 75004 Paris.
[3] « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants »., Albert Camus, Combat (éditorial du 26 décembre 1944)
[4] Il m’apparaît important de rappeler qu’étymologiquement le mot « histoire » a pour origine le titre du livre d’Hérodote, Les Enquêtes (Historíai). Il s’agit donc d’une enquête ou d’une narration sur les faits passés de l’humanité d’un peuple, d’une personne ou d’une société.
[5] Cette « catégorie » désigne les Juifs convertis au catholicisme ou baptisés à la naissance, considérés toutefois comme « non aryens » car ayant un ou plusieurs ascendants juifs. Il s’agissait d’identifier les convertis « sincères » de ceux qui l’étaient par opportunisme. Extra Ecclesiam, nulla salus : « En dehors de l’Église, point de salut. ».
[6] Jusqu’à présent, un certain nombre d’ouvrages sont parus sur Pie XII. La sensibilité des auteurs transpirait surtout du fait de l’incertitude consécutive à l’abondance des archives secrètes jusqu’alors inaccessibles. On peut ainsi citer P. Milza et Philippe Chénaux. 

Un livre Un Film

Laurine Roux, L’autre moitié du monde, Paris, Les éditions du sonneur, 2022, 256 pages,18 €

On pourrait penser que le roman de Laurine Roux est une page de la Guerre d’Espagne[1]. Pourtant, si l’on sent que cet affrontement civil va survenir, il s’agit plutôt de raconter la vie des paysans sans terre dans un pays aux survivances quasi-médiévales. Or, c’était il y a seulement quatre-vingts ans ! Le début du livre est un peu lent, il suit le rythme de la nature, des jours qui s’écoulent, du travail des hommes et des femmes. La dureté de l’existence paysanne travaillant dans les rizières du delta de l’Èbre, le dédain des propriétaires terriens, la toute-puissance des « seigneurs » indignent le lecteur qui se prend à souhaiter que la jacquerie éclate. 

L’Espagne d’alors, c’est ce pays rongé par des inégalités sans nom dans lequel s’est épanoui l’anarchisme nourri au syndicalisme révolutionnaire. Le roman rappelle que, si la Guerre d’Espagne[2] est parfois perçue, à la faveur des reportages photographiques, comme un affrontement urbain[3], elle fut aussi celle des campagnes et des expériences qui y ont eu lieu. Ce conflit, antichambre du second conflit mondial, constitua un mythe pour les gauches européennes, particulièrement la gauche française des années 1960 en mal de symboles. C’est sans doute dans ce « climat » qu’a vécu Laurine Roux. Adolescente au seuil des années 90 lorsque les grands-parents racontaient ce que furent les années sombres. Qui n’a pas eu alors dans sa classe des camarades portant des noms espagnols ? Qui n’a pas entendu un professeur d’Histoire évoquer la 9°compagnie, surnommée la « Nueve »[4], première à entrer dans Paris le 24 août 1944 ? Comment ne pas avoir été ému par ce chanteur au visage buriné ayant fui l’Espagne, pleurant un certain 10 mai 1981 et entonnant un chant anarchiste de la Révolution espagnole[5], comme s’il voyait là une victoire des vaincus ?  

Dans le roman de Laurine Roux, on perçoit la beauté des paysages, on entend le chant des cigales, on respire les effluves méditerranéennes, on endure la chaleur du soleil, on respire les parfums des plats préparés par Pilar. Ce livre émouvant offre aux invisibles l’opportunité d’exister grâce à la plume de l’auteure. L’autre moitié du monde s’exprime au fil de la narration ; souffre, courbe l’échine pour, tel un flot, ne plus accepter l’inacceptable. Les hommes souvent taiseux, les femmes ployant sous le joug des tâches, des humiliations ; l’immuable poids de traditions enracinées dans la terre catalane soulèvent en nous la colère face à l’injustice.  

On se prendrait presqu’à pleurer avec Toya, Pilar et Juan prisonniers de la pauvreté, de l’analphabétisme, du poids d’un travail abrutissant et épuisant. On est révulsé par cette société dans laquelle tant sont soumis à l’aristocratie, aux propriétaires terriens, aux grands bourgeois, à l’armée et à l’Église. Les femmes, opprimées, victimes désignées, dont le corps est objet de toutes les souffrances sont au cœur de la tragédie. La révolte gronde attisée par les intellectuels. Le roman montre aussi les échecs, les limites de mouvements confrontés aux personnalités et aux motivations de chaque individu, au fossé entre les aspirations des uns et des autres, des paysans et des intellectuels. Durant tout le livre, nous suivons Toya de l’enfance à la vieillesse, opprimée mais jamais docile, jamais résignée. Les gens broyés par l’Histoire et la violence sociale ne sont plus que des fantômes disparus. Mais une enfant sauvage, une femme libre, une petite vieille au cœur de son marais, leur demeure fidèle et fait vivre leur mémoire. L’autre moitié du monde n’a finalement pas totalement sombré dans le néant.  Nos dirigeants qui oublient ce qui a suscité les révoltes d’antan voire les révolutions, seraient bien avisés de relire l’Histoire ! Les petits surgissent parfois lorsqu’on les ignore ou qu’on les écrase. 

Érik Lambert.


[1] La situation d’un pays en développement, avec des conditions de vie déplorables pour près de deux millions de travailleurs agricoles et quatre millions de travailleurs urbains (sur une population totale d’un peu moins de 25 millions d’habitants), était particulièrement difficile et préjudiciable. Les effets négatifs des années de dépression ne pouvaient pas non plus faciliter le jeu de la démocratie. Cela dit, il n’est pas si facile de démontrer que seuls des facteurs structurels et cycliques ont déterminé le cours des événements. La faillite s’explique avant tout à la fois par l’immaturité politique et par la polarisation extrême de la société. La gravité et l’instabilité de la situation internationale n’auraient joué qu’un rôle subsidiaire. La clef de l’explosion finale devrait moins être cherchée dans les déterminismes structurels ou conjoncturels que dans l’incapacité des principaux partis politiques et de leurs leaders à résoudre les problèmes de l’époque. L’Espagne des années trente est un pays fondamentalement rural ou la révolution industrielle mûrit lentement. Elle se caractérise grosso modo par le « latifundisme » oligarchique dans le sud, le « minifundisme » dans le nord et la faiblesse du secteur industriel.
Légalisée en 1914, la CNT (Confédération nationale du travail- Confederación Nacional del Trabajo ou CNT) était une organisation anarcho-syndicaliste fondée en 1910 à Barcelone. Elle comptait en 1918 quelque 700000 affiliés en Espagne, dont 430000 dans la seule Catalogne. L’action directe n’était toutefois pas le seul apanage des anarchistes : on dénombra plus de 800 attentats à Barcelone entre 1919 et 1923.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=jrsrXiJ8VsM
[3] Bien sûr, Frank Kapa, Gerda Taro, … https://www.gettyimages.fr/photos/guerre-civile-espagnole  https://www.arte.tv/fr/videos/116081-000-A/antoni-campana-les-images-meconnues-de-la-guerre-d-espagne/
[4] 160 hommes de la 9e compagnie du régiment du Tchad, rattaché à la fameuse 2e division blindée du général Leclerc, furent les premiers à entrer dans Paris dès le 24 août et, plus tard, à atteindre l’Hôtel de Ville. Particularité, 146 de ces hommes étaient des républicains espagnols. D’où le surnom de « Nueve » – « 9 » en espagnol – donné à cette compagnie. Les républicains espagnols furent donc à la pointe de la libération de la capitale, ce qui explique pourquoi la « Nueve » est maintenant associée à divers lieux de Paris, y compris aux abords de l’Hôtel de Ville où un jardin public porte son nom. 
Les combattants de cette 9e compagnie, qui avaient fui en Afrique du Nord après la victoire de Franco en 1939, ont rejoint les Forces françaises après le débarquement allié en novembre 1942. Ils participèrent aux combats à partir de décembre 1942 contre l’Afrika Korps en Tunisie. Intégrée à la 2e DB, la compagnie fut placée sous le commandement du Français Raymond Dronne et de l’Espagnol Amado Granell. Composée d’anarchistes, de socialistes, de communistes, etc., la compagnie fut autorisée à arborer les couleurs du drapeau tricolore adopté par la IIe République espagnole. Mieux, les Espagnols donnent à leurs véhicules blindés des noms rappelant la guerre d’Espagne : « Madrid », « Guernica », « Teruel », « Ebro », etc.
[5] Lény Escudéro https://www.youtube.com/watch?v=NgQOkPE0rTI . On peut aussi écouter Ou Jean Ferrat https://www.youtube.com/watch?v=YOU89THja5sévoquant Federico Garcia Lorca et Léo Ferré, l’auteur de la magnifique chanson Les anarchistes, https://www.youtube.com/watch?v=HK56WGqNtHc et de celle intitulée L’Espoir, https://www.youtube.com/watch?v=-05DolqP_jA


Ancora c’è domani, un film de Paola Cortellesi.

« C’è ancora domani » est le titre original d’un film italien (« Il reste encore demain » en français) qui remporta un immense succès dans la péninsule dès sa sortie à l’automne 2023, dé-passant les grosses productions à la surprise générale (c’est-à-dire à la surprise de la critique dévouée à ces dernières) car il était classé dans l’équivalent du cinéma d’essai, et donc promis à une diffusion confidentielle. L’affiche de la promotion française insiste lourdement sur ses cinq millions de spectateurs, c’est pourquoi, afin de rendre justice au film, sa belle affiche italienne est préférée ici.

« Il reste encore demain » est la première réalisation de Paola Cortellesi qui l’a écrit et en joue le rôle principal : Marisa, une femme du peuple en butte aux très concrètes difficultés de la classe ouvrière romaine dans l’immédiat après-guerre, accrues par les dévastations commises aussi bien par les troupes fascistes et nazies que par — osons le rappeler — celles des alliés anglo-américains dont la brutalité indifférenciée ne laissa pas un meilleur souvenir. Sur ce fond historique bien représenté (la veille des élections à l’Assemblée Constituante des 2 et 3 juin 1946) qui vit grandir une puissante aspiration au changement, le récit relate la prise de conscience d’une femme que les humiliations et les violences quotidiennes subies de son mari Ivano, loin d’être dues à un état des choses naturel et irrévocable, sont la manifestation d’un très archaïque patriarcat hérité d’une société morte avec le fascisme dont le peuple italien — rappelons-le éga-lement — s’est lui-même héroïquement débarrassé. Plus que ses frustrations et ses souffrances personnelles auxquelles elle n’avait pas même l’idée d’échapper, l’avenir de sa fille Marcella, aî-née de ses trois enfants, qui semble tout tracé dans la même voie, donne à Marisa le supplé-ment de conscience et de courage nécessaire à remettre en question la domination de son mari sur elle et sur toute sa famille, ainsi que sa condition prolétarienne. Le film n’est pas pour autant féministe au sens où on l’entend trop souvent aujourd’hui, exclusif et accusateur de l’homme, car il montre avec beaucoup de subtilité que le patriarcat est un système de domination sociale dont l’homme souffre aussi, bien qu’il y ait le beau rôle, et que sa violence en tout état de cause inex-cusable et insupportable n’est que l’exutoire de ses propres frustrations. Reste, bien sûr, que la femme en est la première victime, et que le combat n’est toujours pas terminé.

Est-ce afin de restituer les nuances complexes des relations humaines — celle du couple en est une, quoi qu’il en soit — ou afin de reconstituer l’atmosphère de la Rome populaire à une époque où ses magnifiques couleurs peinaient à redonner espoir à ses courageux habitants ? Le film est judicieusement tourné en noir et blanc, avec une belle photographie, non pas pour chercher un effet quelconque, mais parce que ce traitement est parfaitement adapté au sujet et à son déve-loppement. Les émotions cependant loin d’être monochromes reflètent par leur diversité les va-riations de l’existence, de la tristesse à la joie, de la brutalité à la tendresse, car Paola Cortellesi, attachée à montrer la vie quotidienne du peuple romain, a évité le piège d’une dramatisation uni-forme que le sujet lui tendait. Les comédiens sont tous remarquables, les dialogues parfaitement mesurés (espérons qu’ils soient convenablement doublés ou sous-titrés) et le scénario juste et habile réserve des surprises propres à donner au récit un mouvement et un intérêt jamais dé-mentis. Bref, c’est un excellent film comme l’Italie sait encore en produire de nombreux, inconnus ici et pourtant bien plus séduisants que les intimistes ritournelles bourgeoises que propose trop souvent le cinéma français. « C’è ancora domani » est sauvé par son succès commercial de l’ignorance globale, si ce n’est du mépris stupide, que nous avons de nos prolifiques et talen-tueux cousins transalpins. Mais dépêchons-nous tout de même d’aller le voir en salle, car au train où vont les choses du commerce culturel, chissà se ci sarà ancora domani ?

Jean Chavot

Un film Un livre

Le film italien (Io Capitano) de Matteo Garrone sorti en 2023 relate la pérégrination de deux adolescents depuis leur Sénégal natal vers l’Eldorado que représente pour eux l’Europe. Dès le début du film, des adultes clairvoyants les avertissent de l’extrême dangerosité du voyage dont ces deux grands enfants rêvent comme d’une grande et belle aventure vers une gloire et une fortune immanquables. On a beau leur représenter la misère qui, au contraire, les attend à l’arrivée à condition qu’ils survivent au voyage, les deux garçons s’en remettent à l’écran de leur téléphone portable sur lequel ils balaient les images d’un luxe trompeur et aux fanfaronnades de ceux qui ont prétendument « réussi » de l’autre côté de la Méditerranée : ils prennent le large une nuit en secret, laissant derrière eux un monde certes fruste et précaire, mais concret et familier, des proches et deux mères dont ils ne tarderont pas à regretter l’amour protecteur.

Dans la narration de cette histoire qui n’a rien d’une fiction, Matteo Garrone déroule de manière très réaliste et précisément documentée tout le trajet de la migration subsaharienne, épisode après épisode, des conditions de son départ à la possibilité extrêmement aléatoire de son arrivée, qui ne se révèle pour la plupart que l’entrée dans une autre sorte d’enfer. Mais pour durement réaliste que soit le film, il est plein d’une belle poésie dépourvue de toute affectation et surtout d’une magnifique humanité engagée résolument pour la justice, caractéristique du travail de Matteo Garrone telle que nous avons pu la voir s’exprimer par exemple dans Gomorra qui décrit l’emprise de la Camorra (mafia locale) sur la misère napolitaine. Les deux personnages principaux, Seydou et son compagnon et cousin Moussa, sont interprétés par deux jeunes comédiens très attachants, et tous les autres sont joués également à tout moment de manière parfaitement convaincante par des acteurs dont la notoriété est inversement proportionnelle à la sincérité et à l’authenticité. Tout est juste et soigné dans la réalisation qui ne se perd jamais dans les effets ni dans la complaisance d’une dramatisation larmoyante : la musique excellente, la photographie splendide, les dialogues économes et précis sont, comme le jeu des acteurs, entièrement au service du propos qui est de donner à voir la tragédie dont trop d’entre nous détournent les yeux, c’est-à-dire de donner des visages à ceux qui disparaissent derrière les chiffres, ceux des cadavres à peine dénombrés dans les sables du Sahara, des innocents morts en esclavage dans les geôles libyennes mafieuses, des noyades anonymes au large de nos côtes… Plus jamais, après avoir vu ce film, on ne pourra croiser un migrant africain dans nos rues sans penser à ce qu’il a enduré avant d’arriver « chez nous » et à ce qu’il continue d’endurer dans l’indifférence.

Il y a quelque chose de plus dans le film de Matteo Garrone que cette invitation, jamais culpabilisante cependant, à voir ce que nous préférons ignorer, ou simplement ignorons dans sa cruelle réalité, quelque chose qui porte également et différemment une très profonde humanité : l’évolution du personnage principal, Seydou, admirablement décrite du très pardonnable égoïsme enfantin à la consistance d’un être humain généreux et responsable de lui-même et des autres. Bien sûr, en lisant le titre, on pense au poème qui accompagna Nelson Mandela dans les longues souffrances de sa minuscule prison ; mais il prend dans les derniers instants du film, surtout lorsqu’on se souvient que la loi italienne considère les pilotes de bateaux comme des passeurs, toute l’ampleur de sa signification.

Aussi étroit soit le chemin,
Nombreux les châtiments infâmes,
Je suis le maître de mon destin,
Je suis le capitaine de mon âme.

Jean Chavot


Irène Vallejo, L’infini dans un roseau L’invention des livres dans l’Antiquité, Les Belles Lettres, Paris, 2021, 564 pages. 23,50 € au Livre de poche, 9,90 €.

Dans le quartier de la gare Montparnasse et de quelques prestigieux établissements d’enseignement, mes pas me conduisent souvent vers la librairie Guillaume Budé qui diffuse les publications de l’éditeur « Les belles lettres ». Déambulant dans ce lieu fascinant où se mêlent écrits en grec ancien, en latin, voire dans des idiomes encore plus « exotiques », on trouve des perles rares. Ainsi en est-il de l’ouvrage d’Irène Vallejo, L’Infini dans un roseau, l’invention des livres dans l’Antiquité histoire des livres. Primé à de multiples reprises[1], ce livre est celui de toute une vie consacrée aux lettres anciennes. Combat audacieux face à une société du plaisir immédiat, d’un panem et circenses[2] contemporain. Lorsque LeTélégramme de Brest[3] écrit qu’au lycée de Kerneuzec à Quimperlé, 28 élèves suivent la « spécialité grec ancien[4] » en classe de première, on perçoit qu’il s’agit là d’une singulière originalité pour la France entière. Malgré la disparition parfois annoncée d’une culture, Irène Vallejo relève le défi de conter l’incroyable épopée du savoir inséparable de l’aventure du livre. Vecteur de liberté, agent de l’arbitraire, il fut et demeure victime de la frénésie humaine de destruction. Il est craint, parfois tant vilipendé, que l’imprimer, le posséder, le diffuser peut conduire à d’effroyables tourments. Ainsi, le livre de l’historien Hermogène de Tarse qui contrariait l’empereur Domitien[5] conduisit son auteur à la peine capitale. Afin que le châtiment fût exemplaire, tous ceux qui avaient diffusé l’ouvrage mis à l’index (excusez l’anachronisme) furent victimes de la sentence que relata Suétone, librariis etiam, qui eam descripserat, cruci fixis [6]. Irène Valejo rappelle que la bibliothèque d’Alexandrie[7] couvait en son sein les rouleaux, papyrus et tablettes du monde connu. Inspirée par le grand Alexandre, elle nourrissait l’ambition mythique de rassembler en un seul lieu clos les livres du monde entier. Le grand conquérant ne se déplaçait-il pas toujours muni d’un exemplaire de L’Iliade, comparant ainsi sa vie à celles des héros homériques, et plus particulièrement à celle d’Achille. Du reste, Alexandrie d’Égypte fut fondée sur l’île de Pharos, un nom qui apparaît aussi dans L’Odyssée. Ambition d’Alexandre, obsession de son successeur Ptolémée Ier de rassembler et de conserver tous les savoirs du monde. Tour de Babel linguistique, elle contribua à faire de ce port hellénistique la capitale intellectuelle de la Méditerranée. Érudition, recherche, traduction, lieu de convergence de l’élite intellectuelle pétrie de culture grecque. Démétrios de Phalère, philosophe péripatéticien[8], fut sans doute le premier bibliophile compulsif de l’Histoire. Par la suite, la concurrence de la bibliothèque de Pergame[9], en Asie mineure, conduisit au trafic de bandes de faussaires qui proposaient des rouleaux de faux textes anciens rafistolés, parfois même de bonnes contrefaçons. L’Égypte alla même jusqu’à interrompre l’exportation du papyrus, afin de priver de support la bibliothèque rivale. 

Vallejo nous entraîne dans cette formidable épopée du livre et des idées. L’auteure écrit avec une rare sensibilité ; d’une plume ciselée, elle invite à sourire, elle suscite l’intérêt, incite à la curiosité. Pétri de références, ce livre est un vrai bijou pour l’esprit. Si le thème pourrait conduire à une somme indigeste, la plume alerte de l’auteur, les petites anecdotes, les subtiles allusions à notre temps rendent l’ouvrage très fascinant.

On y apprend les sorts jetés aux voleurs d’ouvrages[10], on comprend combien les évolutions techniques des rouleaux aux codex[11] constituèrent une révolution. En effet, les livres étaient moins fragiles plus aisés à stocker, contenaient plus de textes que les rouleaux de papyrus. Les chrétiens, victimes des persécutions, furent d’ailleurs de fébriles consommateurs de codex, plus pratiques à transporter et faciles à dissimuler sous les plis de la tunique.

Irène Valléjo s’intéresse aux grand noms de la belle aventure mais n’oublie pas tous ces anonymes qui ont aussi écrit cette histoire. Ceux qui inventèrent l’alphabet, les esclaves qui recopiaient les livres ou encore ceux qui ont réussi à protéger des ouvrages des destructions volontaires ou non. Loin du mouvement #MeToo, l’auteure en appelle aux femmes souvent méconnues telle Hypatie d’Alexandrie, avide de défendre la connaissance et les savoirs à en mourir[12].

Cette « saga » est d’abord un récit dans lequel l’amour de l’écrit transpire au fil des 501 pages. En suivant les galops des chasseurs de livres de l’Antiquité aux femmes bibliothécaires qui, soucieuses d’offrir des livres, sillonnèrent le Kentucky dans les années 1930 ; on ne s’ennuie pas. La lecture est savoureuse, elle titille nos petites cellules grises et ouvre des perspectives captivantes à nos esprits parfois assoupis.

Érik Lambert.


[1] Lauréat du Palmarès des 30 livres de l’année du Point, 2021
Lauréat du Palmarès des 21 romans et essais préférés de Télérama, 2021
Lauréat du Prix des Lecteurs du Livre de Poche catégorie Documents/Essais, 2023
[2] Expression de Juvénal (Satires, X, 81). « Ces Romains si jaloux, si fiers (…) qui jadis commandaient aux rois et aux nations (…) et régnaient du Capitole aux deux bouts de la terre, esclaves maintenant de plaisirs corrupteurs, que leur faut-il ? Du pain et les jeux du cirque. »
[3] Daté du vendredi 23 février 2024.
[4] Spécialité langues, littératures et cultures de l’Antiquité.
[5] Dynastie des Flaviens, empereur de Rome de 81 à 96.
[6] Les copistes qui l’avaient écrite furent mis en croix
[7] Magnifiquement décrite page 71, « à la Umberto Eco ».
[8] Qui suit la philosophie d’Aristote. qui donnait ses leçons en se promenant dans le Lycée (Endroit des loups) c’est-à-dire un gymnase situé au nord-est d’Athènes. Les personnes vendant leurs charmes marchent dans la rue. 
[9] En Méditerranée, le papyrus fut progressivement remplacé par le parchemin, un support souple à base de peaux animales (veau ou mouton) qui aurait été inventé à Pergame (citadelle en grec) au Nord de l’Izmir actuelle au IIIe siècle av. J.-C. D’où son nom, du grec pergamenepeau de Pergame.
[10] « Celui qui vole ou emprunte et ne rend pas un livre à son propriétaire, qu’il soit mordu par le livre volé transformé en serpent dans sa main. Qu’il soit frappé de paralysie, que tous ses membres éclatent. Qu’il languisse dans la douleur, qu’il demande grâce en pleurant, et qu’il n’y ait pas de sursis à ses tourments avant qu’il ne soit anéanti. Que les vers lui rongent les entrailles, au nom du remords qui ne périt pas. Et quand, enfin, il descendra au châtiment éternel, que les flammes de l’enfer le consument à jamais.» page 74.
[11] L’utilisation du parchemin entraîne un changement fondamental dans l’histoire du livre : le passage du volumen, livre enroulé, au codex, livre à feuilleter. Codex est un mot latin qui désigne le livre formé de feuilles pliées et assemblées en cahiers, et couvert d’une reliure tel que nous le connaissons. Il vient du mot caudex qui se réfère à la matière « bois » du tronc d’arbre ou de la souche. Plus tard, le terme est employé pour les livres en papyrus ou en parchemin utilisant ce format.
[12] Lapidée en 415 par des moines chrétiens sur ordre de saint Cyrille, évêque d’Alexandrie, 

Un Livre

Aurore-Marie Guillaume, Vie d’Hildegarde

Aurore-Marie Guillaume, Vie d’Hildegarde, Éditions Conférence, 2024, 80 pages, 17€
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Abbesse du monastère de Disibodenberg puis de l’abbaye de Rupertsberg, qu’elle fonda dans des circonstances héroïques, et enfin de celle de Eibingen qui en fut l’émanation, Hildegarde de Bingen est une grande figure de la vie monastique et religieuse du XIIè siècle allemand et européen, siècle de transition entre le haut et le bas Moyen-Âge qui vit une période d’expansion démographique, de grands défrichements, de développement du tissu urbain, de progrès technique, juridique et intellectuel, d’élan artistique avec l’émergence du gothique et de renouveau religieux avec l’essor de l’ordre cistercien porté par Bernard de Clairvaux après sa fondation par Robert de Molesme à l’abbaye de Cîteaux en 1098, l’année même de la naissance d’Hildegarde.

Rien ne prédispose la petite Hildegarde d’une santé fragile à une telle longévité (elle s’éteint en 1179) ni au destin hors norme qui s’ouvre devant elle à ses huit ans lorsque ses parents de petite noblesse palatine la confient au couvent de Disibodenberg. La fillette est poursuivie depuis sa tendre enfance par des visions et des voix qu’elle récuse, fuit et cache. Au prix de durs et longs combats contre l’appel réitéré avec insistance, contre elle-même, contre la domination masculine qui règne dans les clergés régulier comme séculier et contre la rigidité de l’institution qu’elle réforme profondément, la vie monastique lui offre le cadre propice non seulement à exprimer son mysticisme visionnaire exacerbé, mais aussi à développer ses multiples talents de poète, d’écrivain, d’illustratrice, de musicienne, de prédicatrice, de conseillère des plus puissants personnages de son époque comme des plus humbles qui la sollicitent bien au-delà de son abbaye, car sa renommée de guérisseuse des corps et des âmes dépasse de très loin les rives du Rhin, et même les limites de son siècle. En effet, les importants traités de médecine médiévale qu’elle a laissés inspirent encore aujourd’hui nombre d’herboristes et d’adeptes de thérapies plus ou moins empreintes de chamanisme. Cette vogue méritée repose toutefois trop souvent sur une double approximation : celle de l’anachronisme (peut-on parler de médecines douces au Moyen-Age ?) et surtout celle qui dissocie l’activité et la recherche d’Hildegarde de sa foi inébranlable, de sa religiosité profonde où se mêlent mysticisme et philosophie naturelle, théologie et poésie auxquelles ses visions extatiques confèrent une énergie de conviction et de sensation hors du commun. Hildegarde qui les consigna dans deux ouvrages de grande portée et de grande beauté — Scivias et le Liber divinorum operum — dut néanmoins patienter huit siècles, en dépit des miracles que lui attribue la tradition, avant d’être canonisée en 2012 par Benoît XVI.

Anne-Marie Guillaume, excellemment documentée et passionnée par son sujet, nous raconte de manière vivante et complète la vie multiple et mouvementée de cette femme du temps des croisades, sans rien omettre des doutes, des combats, des joies et des peines, des conquêtes et des humiliations qui jalonnent ce destin d’exception. Cette Vie d’Hildegarde dément deux idées reçues trop communément ancrées : l’une qui se représente le Moyen-Âge comme un long millénaire d’obscurité, de guerres, de disettes et d’épidémies que la Renaissance aurait sauvé du naufrage définitif ; l’autre, née de la même ignorance, qui considère l’Église comme un monolithe imperturbable, niant la grande diversité d’êtres et d’idées dont elle est animée depuis l’origine et qui, notamment au Moyen-Âge, fut un incontestable facteur de progrès et d’émancipation dont Hildegarde de Bingen est l’une des figures les plus importantes et séduisantes.

Jean Chavot

Un Livre puis un autre

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil

Mathieu Belezi, Attaquer la terre et le soleil, Le Tripode, Paris, 2022, 160 pages, 17 €.

Le 14 juin 1830, les troupes françaises débarquèrent près d’Alger afin de mener une expédition punitive. Pourquoi ? Parce qu’en 1827, le dey d’Alger, Hussein, frappa « du manche de son chasse-mouches » le consul de France Deval, qui ne voulait pas rembourser un prêt consenti au Directoire en 1798 ! La flotte française appareilla de Toulon le 25 mai 1830 avec 453 navires, 83 pièces de siège, 27.000 marins et 37.000 soldats. Alger tomba le 5 juillet 1830 après de durs combats. Jusqu’au 14 octobre 1839, on parlait de « possessions françaises dans le nord de l’Afrique ». L’initiative d’utiliser le terme d’Algérie consacra la conquête arabe et balaya des noms historiquement plus adaptés comme Numidie ou Kabylie. Resta à inciter les métropolitains à exploiter ces terres nouvelles. 

Le roman de Mathieu Belezi Attaquer la terre et le soleil s’intéresse à cette page ignorée de l’histoire de France. La question coloniale et particulièrement celle afférente à l’Algérie se dissimule dans les nimbes d’une histoire épique que le roman national ne saurait appréhender avec objectivité. Les « colonistes »[1], ne souhaitaient pas, comme l’écrivit le littérateur Arthur Ponroy, rendre « aux barbares et aux corsaires tout un côté du lac français ». Si, dans un premier temps, ce furent surtout des négociants, des cabaretiers et des civils habitués à suivre les armées en campagne qui gagnèrent Alger et Oran, il fallut ensuite amplifier la colonisation. C’est cette histoire que conte le petit ouvrage de Belezi, prix littéraire du Monde et prix du livre Inter. Dès 1841, le gouverneur général Bugeaud affirma son soutien aux colonisateurs auxquels il promit ses « conseils d’agronome » et ses « secours militaires » car « il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France, soit seul debout sur cette terre d’Afrique » et que « partout où il y a des bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les colons, sans s’informer à qui appartiennent les terres, il faut le leur distribuer en toute propriété ». Passionné d’histoire romaine, il exhuma la devise Ense et aratro (« Par le glaive et la charrue »)[2] et créa dans la région d’Oran une colonie de 55 hectares à base de concessions accordées à des militaires[3]. L’arrivée de nouveaux migrants fut encouragée par une politique d’expropriations pour cause d’utilité publique suivie de concessions de terres. On s’inquièta aussi de faire venir des femmes nécessaires à « la constitution de la famille et de la moralisation des individus ». Attirés par ce pays de cocagne chanté avec force affiches et promesses, les nouveaux colons furent accueillis dans l’un des 650 « centres de peuplement ». Mais pour conquérir les terres nécessaires à la venue d’agriculteurs, il convenait aussi d’achever la conquête. Partout, il fallait conquérir par la force et inspirer la terreur. Comme l’écrivit le lieutenant-colonel de Montagnac, il s’agit « d’anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens » comme il l’écrivit dans une lettre à sa sœur du 2 mai 1843 : « Nous battons la campagne, nous tuons, nous brûlons, nous coupons, nous taillons, pour le mieux dans le meilleur des mondes. » 

Attaquer la terre et le soleil est le quatrième roman que Belezi consacre à l’Algérie coloniale. Une jeune femme Séraphine et sa famille sont attirées par la promesse d’une nouvelle vie et rejoignent une colonie agricole, afin d’enraciner la présence française et la « civilisation » en Algérie. Or, le rêve devient un cauchemar.  Confrontée à des peuples rétifs, à des terres ardues à cultiver, à des conditions climatiques hostiles, au choléra endémique, Séraphine prend conscience du mensonge dont tous sont victimes. « Sainte et sainte mère de Dieu, pourquoi nous avez-vous abandonnés ? », devient le mantra qui rythme le livre. En parallèle, un officier et son escadron « pacifient » à grands coups de sabre, de meurtres, de viols, de pillages ces terres desquelles il faut extirper les « sauvages ». Cynique, porté par une mission civilisatrice, il éradique, il enfume, il exécute ; ange exterminateur au service de la « civilisation » ou plutôt du diable. Triste réalité ignorée de ce que firent monarchie et république en ces terres africaines si proches de Marseille. Le roman dénonce les violences « justifiées » par le combat de la « civilisation » contre la barbarie, montre l’absurdité de l’aventure d’une femme pionnière pleurant le rêve brisé de toute une famille ; la folie d’un capitaine, sinistre Polyphème moderne gorgé de sang ; hurlant, promettant de la chair fraîche, montant péniblement sur son destrier. 

Un petit livre composé de courts chapitres, ponctués d’expressions spécifiques au vocabulaire de la colonisation : fondouk[4]moukèreyatagan[5],  et au jargon militaire : grollesbidochese faire péter la rate. La ponctuation minimaliste est au service d’un style épuré et direct qui contribue à donner l’impression au lecteur qu’il est au cœur des scènes. Un beau roman qui ouvre une porte sur ce que fut la colonisation, non sur ses apports et ses ombres, mais sur la manière dont elle fut menée. Les personnages de Belezi sont tous victimes d’une idéologie nationale-colonialiste qui connut son apogée avec l’exposition coloniale de 1931[6]. Encensée par certains, objet de repentance pour d’autres, la colonisation française est un avatar de l’ambition révolutionnaire d’offrir à l’humanité l’épanouissement de l’être humain en imposant la servitude de la « raison » afin de lutter contre l’oppression des superstitions. Lourde tâche pour les puissances « civilisées » que de vaincre l’obscurantisme au nom du progrès[7]. La petite porte ouverte par Belezi pourrait alimenter un débat appréhendant bienfaits et méfaits de la colonisation. Toutefois, trop de Français préfèrent ignorer les sombres errements de leur pays et demeurent aveugles face aux sombres errances de la collaboration, de Vichy et de la guerre d’Algérie. 


[1] Les Chambres de commerce de Lyon et de Marseille, les chefs militaires -le maréchal Soult, ministre de la Guerre-, qui avaient connu les gloires de l’Empire, et nombre d’organes de presse.
[2] Outre le Stipendium (la solde), le produit éventuel du butin, les exonérations fiscales ; le soldat romain, dès la fin de la République, bénéficia de la pratique des assignations de terres à des colons militaires. Lorsqu’il allongea la durée de service à vingt-cinq ans, Auguste bouleversa la vie des légionnaires. La retraite bénéficiait désormais, quand ils y arrivaient, à des hommes de 40 à 45 ans. Avec l’espérance de vie du premier siècle, ces vétérans savaient parfaitement que leur vie active était derrière eux. Beaucoup craignaient le retour à la terre et ne se voyaient pas commencer une deuxième existence en tant que fermiers. Toutefois, les installer sur des terres « coloniales » favorisait le contrôle de ces territoires. 
[3] Pour attirer le colon, la concession gratuite fut systématique en Algérie, sauf durant la décennie 1861-1871 durant laquelle Napoléon III souhaita créer un « royaume arabe ». La révolte de 1871 encouragea le gouvernement à revenir vers le système de la concession gratuite. C’est le seul système qui fut pratiqué pour attirer les colons jusqu’en 1904. 
[4] Hôtellerie et entrepôt des marchands en Afrique du nord.
[5] Le yatagan est une arme turque à lame recourbée et dont le tranchant forme, vers la pointe, une courbe rentrante. 
[6] Se reporter au livre de R. Girardet, L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962.
[7] Joseph Rudyard Kipling, convaincu de la supériorité britannique et du « fardeau de l’homme blanc ». Son plus célèbre poème est paru en février 1899 dans McLure’s Magazine« Take up the White Man’s burden »
The savage wars of peace
Fill full the mouth of Famine,
And bid the sickness cease »
 (en anglais)
« Assumez le fardeau de l’homme blanc »


François d’Assise, le chevalier sans armure

Luc Adrian, « François d’Assise, le chevalier sans armure », Édition Emmanuel, 21€.
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Plus biographique qu’hagiographique, le récit de la vie de François d’Assise que propose le livre de Luc Adrian s’apparente à un roman pour la jeunesse. L’initiative est louable : on ne peut reprocher à l’auteur et à l’éditeur leur volonté de présenter le Poverello aux nouvelles générations et de restituer le monde dans lequel il vécut, sa famille, la société médiévale, les crises politiques et religieuses qui l’agitèrent. Toutefois, ceux que la spiritualité franciscaine et la personnalité de son fondateur avaient antérieurement touchés ne découvriront rien qu’ils n’aient déjà appris, et continuent d’apprendre, dans l’abondante littérature de qualité sur ces sujets ainsi que dans leur pratique d’échanges fraternels. Ils pourraient même s’agacer de ce que laisse présager le titre de l’ouvrage : une tentative de faire de Giovanni di Pietro Bernardone un personnage de légende, une sorte d’anti-héros médiéval, une « star » du temps des croisades, en contradiction fondamentale avec la foi et l’exemplarité évangéliques de saint François.

La vulgarisation tend toujours le piège d’une simplification trop réductrice ou d’un dévoiement tel qu’elle finit par n’être que vulgarité, et le danger est évidemment plus grand encore dans l’ordre de la spiritualité. Si l’objectif de Luc Adrian était d’atteindre et de séduire un public jeune afin de lui faire connaître l’homme que fut François d’Assise, on ne peut lui reprocher de s’être attaché avant tout aux aspects biographiques de ce qu’il faut bien appeler le « personnage » de son roman, et cela au détriment de notions moins spectaculaires, moins immédiatement séduisantes et compréhensibles aux adolescents. Mais ce qui gêne dans ce livre, c’est le ton général, ce sont les artifices que l’auteur utilise pour accrocher son lecteur. Son récit joue ainsi presque constamment sur des effets d’anachronisme entre notre époque et le Moyen-Âge, ressort comique éculé de films comme « Les Visiteurs ». Ce pourrait être judicieux, à la rigueur, s’il ne puisait pas la plupart de ses références modernes dans la pseudo-culture de divertissement la plus ordinaire, et s’il s’était attaché plutôt à trouver des correspondances plus éclairantes, et aussi plus élégantes, dans et pour notre époque. Pour compenser sa tendance à un jeunisme par ailleurs tout à fait dépassé, il se lance çà et là dans des explications lourdement édifiantes dans lesquelles il n’abandonne pourtant pas le langage néo-argotique qu’il croit celui des jeunes d’aujourd’hui, ni ses incessantes plaisanteries qui sont trop évidemment destinées à amuser pour ne pas tomber à plat. Il résulte de tout cela le sentiment que Luc Adrian, dont on devine malgré tout la qualité d’auteur et l’authenticité de l’intérêt pour son sujet, a pris délibérément un parti iconoclaste dans le but de rendre plus abordable la sainteté de François d’Assise. Il y a là une contradiction intenable : si l’on veut initier quelqu’un — fût-il, et à plus forte raison, un enfant — à une beauté qui lui est supposée inaccessible, ce n’est certes pas en la maquillant de laideur commune qu’on y parviendra. Encore une fois, vulgariser ne doit pas signifier abaisser, mais élever.

Ce livre illustre une certaine difficulté que rencontre l’Église contemporaine à trouver une manière juste de s’adresser aux populations qui la méconnaissent ou la rejettent. Elle y parvient en se montrant compréhensive, à l’écoute, en adaptant judicieusement son discours, mais cela sans rien renier de sa conviction, de son langage ni de son message, en un mot de sa mission. De ce point de vue, et sur le thème le plus cher aux franciscains, ce roman est un échec exemplaire. Il est un concentré de ce que l’on pourrait appeler sévèrement « le mauvais goût catholique », celui qui se veut actuel, à la portée de tous, mais qui ne parle à personne, simplement parce qu’il se laisse séduire par l’époque et doute de la puissance intrinsèque de ce qui fonde sa foi. Tout le contraire, en somme, de saint François.

Jean Chavot

Un livre un film

« Trésors de la Spiritualité franciscaine aux XXe et XXIe siècles » un livre de Michel Sauquet

«Trésors de la Spiritualité franciscaine aux XXe et XXIe siècles» de Michel Sauquet. Ed. Salvator, 2023, 425 p., 22,90 €

Des chrétiens d’aujourd’hui se demandent : est-il opportun de se référer à un personnage du Moyen-Age qui a vécu il y a plus de 800 ans pour inspirer notre vie chrétienne, notre spiritualité ?
On peut répondre tout d’abord que l’Évangile, dont s’inspire tout vrai chrétien a plus de 2000 ans d’existence et que tout vrai chrétien s’en est inspiré depuis ce temps, selon de multiples façons de le lire et de le mettre en pratique. Pour ce qui concerne François d’Assise on doit constater que son propos de suivre le Christ et de mener une vie évangélique a suscité de nombreux disciples, au cours des siècles jusqu’à nos jours, tandis que les récents papes ont rappelé que François était, parmi tous les saints reconnus par l’Église, un de ceux qui ont présenté la plus convaincante image de Jésus-Christ. Le pape François a choisi ce nom et ce patronage en référence à l’amour de François pour les pauvres et parce qu’il était un promoteur de la paix et de la fraternité universelle.
C’est avec une égale conviction que Michel Sauquet a voulu présenter les trésors de la spiritualité franciscaine, en recherchant les textes qui depuis un siècle et demi ont manifesté l’intérêt pour François et sa spiritualité, chez des personnalités diverses, mais reconnues à divers titres : dans la famille franciscaines, des écrivains et auteurs spirituels largement diffusés, et hors de l’étiquette, des poètes, des littérateurs, des hommes et femmes d’action, des artistes, etc… dont la réputation pouvait paraître totalement étrangère à la spiritualité évangélique. D’Hermann Hesse à Paul Claudel et Rainer Maria Rilke ; de Paul Sabatier à Eloi Leclerc et Michel Hubaut ; de François Mauriac à François Cheng et Christian Bobin ; de Maurice Denis à Olivier Messiaen ; de Madeleine Delbrel à Michaël Lonsdale ; de Xavier Emmanueli à Germaine Quéméré ; ainsi qu’à des historiens reconnus comme André Vauchez et Jacques Dalarun… Et bien d’autres : en tout une quarantaine de textes, classés selon les thèmes habituels de la spiritualité franciscaine. Les lecteurs y feront d’étonnantes découvertes et pourront méditer sur des textes riches en résonnances et propres à raviver leur séduction pour le petit pauvre d’Assise, porteur de joie et de fraternité avec le monde créé, inspirateur de toux ceux qui aspirent à la paix, à la réconciliation, à l’unité, dans un monde qui ne devrait plus reposer sur la compétition pour la richesse ou le pouvoir.
Certainement un des meilleurs livres récents sur François d’Assise et sa spiritualité évangélique.

f. Luc Mathieu, ofm


L’abbé Pierre – une vie de combats, un film de Frédéric Tellier

Un film de Frédéric Tellier

Les ennemis sont désignés dès les premiers mots du film de Frédéric Tellier : la faim, le froid, la misère et la solitude. Ils sont prononcés par l’abbé Pierre vieillissant comme un résumé de sa vie, une vie entière de combats. Il mène le premier contre sa propre santé fragile qui compromet sa vocation de capucin, puis le deuxième dans la résis-tance active, les armes à la main contre l’occupant nazi dans le maquis du Vercors dont il est l’un des chefs. C’est en œuvrant dans la clandestinité sous le nom de l’abbé Pierre que Henri Grouès fait la rencontre déterminante de Lucie Coutaz. Après l’avoir protégé, elle devient l’égérie de tous les combats à venir, la femme qui se cache derrière tout grand homme. C’est un des mérites du film d’avoir restitué l’importance de son rôle dès la fin de la guerre dans la nouvelle qui commence avec acharnement contre la misère et l’injustice.

Il est inutile de détailler ici les batailles menées par ces deux combattants obstinés, connues de tous dans les grandes lignes et bien restituées par la narration. Précisément, le film montre avec intelligence de quelle manière la notoriété d’un personnage — l’abbé Pierre fut longtemps « la personnalité préférée des Français » — pour bienvenue qu’elle soit dans un premier temps, peut finalement s’avérer un obstacle à la cause défendue en la reléguant au second plan. Il en était si conscient que parvenir à l’utiliser sans être utilisé par elle fut un autre de ses combats constants, comme celui de garder son indépendance à l’égard des financiers qu’il avait su convaincre, dont l’indécrottable logique comptable était contraire à son sens de la solidarité humaine. On peut regretter en revanche que la foi de l’abbé Pierre, où il puisa une énergie hors norme et un sens aigu de la justice, n’apparaisse pas comme le fil conducteur de son action mais comme un aspect contingent de sa per-sonne. Si elle est décrite au début, encore que de manière extérieure selon des stéréotypes cinématographiques, elle se fait excessivement discrète au long du récit pour aboutir à un doute final qui semble plaqué par la scénarisation, peut-être aux fins de ne pas décourager le chaland « libre-penseur ». Cela contribue à construire une sorte d’hagiographie, certes réussie, mais tout de même convenue, dont le caractère laïc nuit à la véridicité et à la pro-fondeur du sujet. En effet, c’est tout le caractère évangélique de son action qui s’en trouve évacué, si bien qu’il y a danger d’attribuer sa puissance à l’originalité d’un tempérament et non à l’inspiration de la charité confrontée à l’absurdité et à la cruauté de l’injustice ré-gnante. Le film est malgré tout réussi, excellemment porté par des acteurs qui relèvent le défi de rôles difficiles avec une parfaite crédibilité, c’est-à-dire sans jamais forcer les effets ni dans la souffrance et le dévouement devant la misère, ni dans la rage contre l’injustice clairement identifiée comme sa seule cause. Ces qualités sont mises en valeur par une réa-lisation dédiée avec application au récit, parsemée de quelques notes lyriques, voire poé-tiques, savamment dosées, de sorte que le spectateur reste libre de ses émotions, les-quelles ne manquent pas d’occasions de venir mouiller ses yeux. Ajoutons que la qualité de justesse des maquillages et des décors donne à l’ensemble un réalisme historique qui participe, espérons-le à faire naître des vocations à la suite de l’abbé Pierre et Lucie Cou-taz.

Qu’on me permette cependant une note personnelle. Je suis entré dans une salle de cinéma vide, et lorsque je me suis levé pendant le générique de fin pour rentrer chez moi la gorge encore serrée, la salle était tout aussi vide qu’au début. Ce sont alors mes poings qui se serrèrent malgré moi. Le combat est-il éternellement à recommencer ? Et moi, qu’ai-je fait pour le « plus petit » aujourd’hui ? Eh bien, j’ai regardé un film… comme les specta-teurs ravis qui sortaient en masse de celui sur Napoléon.

Jean Chavot

Un Livre Un Film

Croix de cendre, un livre d’Antoine Sénanque

Antoine Sénanque, Croix de cendre, Paris, Grasset, 2023, 427 pages. 22,50 €

Un roman qui commence par la phrase prononcée par un moine souffrant du froid à laudes :« On se gèle les couilles. » ; voici qui ne manque pas de piquant ! Croix de cendred’Antoine Sénanque nous entraîne en1367, sous le règne de Charles V le Sage qui a succédé à Jean II dit le Bon, l’homme des désastres, de la ruine du royaume, mort piteusement à Londres. Dans ce roman, le lecteur a parfois l’impression de se retrouver dans l’ambiance sombre d’un Moyen-âge méprisé, cet âge qui fut toile de fond du Nom de la rose d’Umberto Eco. Croix de cendre a un peu du policier médiéval italien dans lequel s’opposent, avec un soupçon d’Inquisition, franciscains et bénédictins. À ceci près que Sénanque en appelle, quant à lui, aux affrontements entre franciscains et dominicains dans lesquels, cette fois, les franciscains n’ont pas le beau rôle. Le roman plonge le lecteur dans un climat angoissant d’une époque que l’on ne parvient pas à qualifier[1]. Une trame immergée au cœur de ténèbres sépulcrales qui suintent l’humidité ; lieux où s’épanouissent les âmes tourmentées, ambitieuses et démoniaques. Le lecteur tente d’imaginer ce monde perdu et en appelle à Brueghel l’Ancien, à Hiéronymus Bosch, au prophétique Triomphe de la mort de Félix Nussbaum ou à l’univers fantastiquement crépusculaire de la chanson de Thiéfaine Des Dingues et des paumés

Le XIVᵉ siècle est celui de la grande faucheuse, des guerres, des famines, de la grande peste ; autant de manifestations du courroux divin. Bouleversée par ces catastrophes qui ne peuvent être que les punitions d’un Dieu ulcéré par le péché de ses créatures, l’Église est agitée par l’affrontement pour la conquête du pouvoir spirituel voire temporel opposant les ordres religieux. Le roman d’Antoine Sénanque visite les vigoureux débats d’alors, qui, sous couvert de lutte contre l’hérésie, illustraient la soif de pouvoir. Dominicains et franciscains s’affrontaient en effet sur la « distance de majesté » que tout chrétien devait respecter face au Tout-Puissant, les hérétiques prônant quant à eux l’union charnelle avec Dieu. 

Frère Antonin, fils de médecin, jeune dominicain maîtrise l’art ancien de la pharmacopée naturelle faite de plantes nommées selon l’hagiographie biblique. Il est le maître de l’herbularius, le jardin des simples. Pourtant, un jour, il part hors du monastère avec son ami Robert, un moine lui aussi, fils de valet de ferme, afin de récupérer des peaux pour fabriquer un parchemin. Antonin, choisi à la faveur de la confiance qu’il inspire au prieur Guillaume, se lance dans une aventure à risques. Il doit en effet acquérir un vélin[2] sur lequel consigner la confession du prieur. Lorsqu’il était jeune, ledit prieur accompagna Eckhart de Hochheim, dit Maître Eckhart, théologien charismatique aux sermons incisifs au fil de ses pérégrinations. Guillaume fut l’humble compagnon du maître jusqu’en Crimée, foyer de la grande peste. Louis de Charnes, inquisiteur ambitieux, imbu de sa mission condamnant avec désinvolture au bûcher, désire s’emparer du précieux parchemin afin de satisfaire à ses appétits politico-religieux. 

Sombre Moyen-Âge que celui de Croix de cendre ; pourtant ce fut aussi celui du « blanc manteau d’églises »[3] qui recouvrit l’Europe, le temps d’innovations auxquelles l’Église prit une part considérable. Souvent dépeint comme garant d’une glaciation des esprits, le christianisme fut aussi le foyer d’un tumulte intellectuel. Certes, il y eut ce que conte le livre de Sénanque : Inquisition et rejet de l’héliocentrisme copernicien au profit du géocentrisme religieux mais les monastères furent des centres culturels. Toutefois, il ne faut pas comprendre Croix de cendre comme le procès d’une certaine Église car l’ébullition hérétique qui est évoquée dans le roman montre que les religieux furent les principaux acteurs d’un bouillonnement intellectuel qui accoucha des cathédrales plantées au cœur des villes. 

Bref, un beau livre, qui sourd la culture, convoque les religieux au tribunal d’une humanité martyrisée par l’obscurantisme, en appelle aux béguinages, ressuscite les turlupins que chanta Brassens.[4]

Un roman historique qui décrit avec réalisme le siège de Caffa, durant lequel l’armée mongole vaincue par la peste catapulta ses morts par-dessus les murailles de la ville, infectant les défenseurs et les habitants puis toute l’Europe et au-delà. Mais aussi essai érudit qui aborde les idées religieuses et philosophiques qui animèrent les intellectuels du XIV°siècle. Croix de cendre, celle du 28 janvier 1328, n’est pas de ces livres qui suscitent rire et allégresse mais de ceux qui agitent nos petites cellules grises. 

Érik Lambert.

[1] Lire à ce propos, le petit livre par la taille mais grand par l’esprit : Pour en finir avec le Moyen-Âge de Régine Pernoud. 
[2] Le vélin est un parchemin confectionné avec de la peau de veau mort-né ou de la peau de très jeune veau. Par extension, on appelle vélin un parchemin souple, blanc et fin, de grande qualité, fabriqué avec de la peau de veau, d’agneau ou de chevreau.
[3] Expression de Raoul Glaber (985 – 1047), moine clunisien et chroniqueur du roi Robert le Pieux, qui témoigna ainsi, au début de l’an mil, du phénomène de reconstruction des églises.
[4] Dans sa chanson Le Pornographe du phonographe. Le terme de turlupin fut utilisé par Jacques Chirac pour qualifier Jean-Jacques Servan-Schreiber. 


Reste un peu
Un film de Gad Elmaleh

Reste un peu, un film de Gad Elmaleh

Gad Elmaleh, bien connu et apprécié du public comme humoriste, prend avec ce premier film (2022) en tant que réalisateur et acteur principal le risque du récit de sa conversion du judaïsme vers le catholicisme inspirée par la fascination qu’il éprouve pour la Vierge depuis sa tendre enfance à Casablanca. Cet amour vécu comme réciproque ne s’est jamais démenti jusqu’à ses cinquante ans, âge qu’il atteint au cours du film qui se déroule de nos jours à Paris où il retrouve ses parents après trois ans d’absence, avec le projet secret de recevoir le baptême.

Courageux et audacieux, le risque l’est à plus d’un titre. Celui de remettre en jeu sa notoriété sur le terrain cinématographique où il est novice n’est pas le moindre, d’autant que Gad Elmaleh met en scène les membres de sa famille, ses amis qui assument chacun leur rôle avec un naturel et une fraîcheur très attachants. Puis celui d’un mode narratif à la frontière du documentaire avec l’insertion d’images d’archives familiales, de bribes de sketchs et d’entretiens riches et savoureux avec des religieux, prêtres et rabbins qui jouent aussi leur propre rôle, occasions ménagées avec habileté par l’auteur de s’attarder avec légèreté, malice et autodérision sur tel ou tel aspect du judaïsme, du catholicisme et de la conversion. Enfin, celui qu’il évoque avec drôlerie dans un sketch, de se réclamer du catholicisme alors que de nos jours son aveu est bizarrement moins bien accueilli et admis en France que celui du judaïsme, de l’Islam ou du bouddhisme, entaché qu’il est d’un préjugé d’arriération et de ridicule dans les milieux dont la « libre pensée » ne s’avère souvent pas si libre, ni trop pensée… Gad Elmaleh qui traite son sujet sur le ton de la comédie met en lumière les préjugés des uns et des autres avec une grande douceur drolatique qui n’exclue jamais ni l’indulgence ni la profondeur de la réflexion. C’est là une qualité exceptionnelle du film comme de l’homme qui témoigne de son déchirement entre d’une part son attachement à la tradition, à l’affection familiale, et d’autre part la force qui le pousse irrésistiblement sur le chemin de la foi catholique, cela jusqu’à la compréhension intime de la compatibilité fondamentale du tout sous le regard de Dieu, ne serait-ce que dans la judéité ineffaçable de Jésus et de sa mère Marie dont Gad Elmaleh ressent la guidance et l’indéfectible présence protectrice.

Au-delà de de son caractère particulier tenant à l’origine juive du catéchumène Elmaleh, le film est un récit des difficultés de toute conversion : de la part de doute inhérente à la foi qui grandit et s’affine en même temps qu’elle ; de l’épreuve intime que constitue ce bouleversement de la vision du monde ; du sentiment d’abandon et même de trahison que le changement radical peut susciter chez les proches ; des inévitables renoncements sans que soient encore bien distinctes les promesses de l’espérance et de la charité ; de la solitude que le converti doit affronter dans le tourment qui le mène à sa nouvelle vie en Dieu… Et finalement, le constat que la conversion n’est qu’un premier pas sur le chemin toujours ouvert de la foi.

Jean Chavot

Un livre puis un autre ou une expo

La chambre de Mariana, un livre d’Aharon Appelfeld

Aharon Appelfed, La Chambre de MarianaParis, Points Seuil, 320 p., 7€20.

Comme nombre de rescapés de la Shoah, Aharon Appelfeld se demande pourquoi lui a vécu, et pourquoi tant d’autres ont disparu. Cette question obsédante guide sa plume pour écrire ce qu’il qualifie de « saga de la tristesse juive ». 

Traqués par les Allemands et leurs supplétifs locaux, les juifs tentèrent de sauver leurs enfants, sollicitèrent en urgence des amis, des proches, parfois même des anonymes ; ceux qu’au sens biblique on nomma par la suite des « Justes ». Sauvé par l’amour infini que lui vouèrent ses parents partis pour toujours lors de l’abominable « solution finale », il conte dans un émouvant roman ses souvenirs d’orphelin âgé de 11 ans. Caché dans une maison close par Mariana, une prostituée alcoolique amie d’école de sa maman ; dissimulé dans un cagibi attenant à la chambre de la jeune femme, il découvre les réalités de la vie à un âge qui aurait dû le préserver des turpitudes humaines. Dans son refuge dépourvu de fenêtre et de chauffage, il entend les bruits, les cris, les soupirs lorsque Mariana reçoit des clients dont certains sont allemands. L’enfant prend conscience de ce qui se trame à l’extérieur comme à l’intérieur et vit dans l’angoisse d’être découvert. Assailli par l’ennui il cultive son imagination, se réfugie dans le rêve et l’onirisme. Il est capable de faire apparaître ses parents, ses amis ou les gens de sa famille. Pourtant, malgré le froid, la faim, la peur et le désœuvrement, il y eut de l’amour dans l’aventure que vécut ce petit garçon que Appelfeld nomme Hugo. Parfois laissé à la bienveillance de « collègues » de Mariana, Hugo connaît l’angoisse de l’abandon et la crainte de la dénonciation. Pourtant, la prostituée au grand cœur demeure fidèle. 

Lorsque la défaite du « Reich millénaire » approcha, l’arrivée de l’Armée rouge déclencha un vent de panique dans l’établissement de plaisir menacé par d’éventuelles représailles. Fuyant la ville, les pensionnaires et Hugo errèrent dans les forêts jusqu’au dénouement.

Enfant d’un ghetto de Bukovine[1], Aharon Appelfeld affronta l’assassinat de sa mère et la déportation de son père ; parvenant à s’enfuir du camp dans lequel il fut déporté, il survécut dans la forêt jusqu’à la fin de la guerre. Il puise en partie dans son histoire personnelle l’inspiration, la trame de ce roman émouvant qui aurait pu s’appeler « Le Journal d’Hugo ». Un style attachant, une prostituée blessée mais généreuse, un adolescent reclus qui a soif de vivre et une relation ambigüe voire malsaine qui peut laisser un goût amer. 

La Chambre de Mariana ; c’est bien sûr la Shoah mais c’est aussi l’antisémitisme de nombre de peuples d’Europe de l’Est baignés dans un christianisme superstitieux et intransigeant. Du reste, les nazis trouvèrent dans les territoires de l’Est des collaborateurs zélés sans lesquels les déportations eurent été beaucoup moins « efficaces ».  Dans son cagibi, Hugo s’éveille à la sexualité, prend conscience de son identité juive et de la mission qui est la sienne. À l’instar de nombre de ses coreligionnaires, l’auteur relit sans cesse l’histoire d’un traumatisme[2] qui se transmet souvent en héritage[3]. L’incertitude des survivants qui rencontrèrent beaucoup de difficulté à relater leur expérience tant sa nature extrême rendit problématique sa transmission. Existe-t-il des mots pour dire ? Comment utiliser une langue ordinaire pour raconter une expérience extraordinaire ? Demeurent les traces matérielles et les témoignages. Or, la force de La Chambre de Mariana est de livrer un roman au style accessible qui offre un témoignage qui n’en est pas rigoureusement un. 

Érik Lambert.


[1] Ancienne région de l’Ouest de l’Ukraine actuelle, débordant sur le Nord de Roumanie. Le nom de la Bukovine est d’origine slave et signifie « pays des forêts de hêtres« . Son histoire se confond avec celle de la Moldavie. Suite à la débâcle française, la Roumanie entra dans l’orbite de l’Allemagne nazie. Dès juin 1940, l’URSS exigea que la Roumanie cédât immédiatement la Bessarabie et la Bucovine du Nord, faute de quoi l’Armée rouge interviendrait. Le roi Carol II fut contraint d’accepter. L’URSS occupa ces territoires et lors de la retraite des forces roumaines les soldats roumains frustrés et incapables de combattre l’ennemi commencèrent à arrêter et à exécuter des Juifs accusés de constituer une « cinquième colonne communiste ». Un important pogrom engagea le début de la « guerre sainte » de la Roumanie contre la prétendue menace du « judéo-bolchevisme ». La Roumanie rejoignit l’Allemagne lors de l’opération Barbarossa et dans les derniers jours de juin 1941, le dictateur roumain Ion Antonescu considéra que les Juifs n’étaient plus protégés par la loi. L’un des ordres de ce gouvernement soumettait les Juifs à la loi martiale et leur interdisait de quitter leur domicile entre 6 heures du soir et 6 heures du matin. Mihai Antonescu (homonyme) s’exprima dans le même esprit, soulignant en particulier son intention de rejeter toute objection humanitaire traditionnelle à l’ « émigration » forcée des Juifs de Bessarabie et de Bucovine. Il déclara à ses auditeurs : « Il m’est indifférent que l’Histoire nous considère comme des barbares. L’Empire romain s’est livré à des actes que la mentalité contemporaine considère comme barbares et il n’en a pas moins légué le plus grandiose des systèmes politiques. Il n’existe pas dans notre histoire de moment plus favorable […] ; « débarrassez les villages de tous les Juifs ».
[2] Il faut aussi lire le livre d’Appenfeld, Histoire d’une vie, éd. L’Olivier (2005), 240 p., 19,80 €.
[3] H.Epstein, Le Traumatisme en héritage, Folio essai.


Tendresse de l’espace,
un livre d’Assunta Genovesio
et une expo

L’exposition : 👉 C’est ici
Le livre : 👉 C’est par là
Le site : 👉 Un clic et voilà

Tandis que la peinture contemporaine officielle tend à se perdre dans l’abstraction de l’inexistant ou à s’effilocher dans des modes plus dictées par les appétits du marché que par la recherche esthétique, des peintres plus indépendants et donc plus discrets renouent en ce premier quart du XXIè siècle avec la longue tradition figurative, sans renier pour autant les évolutions des deux siècles précédents. Peut-être l’histoire de l’Art future regroupera-t-elle ces artistes en un mouvement à contre-courant qu’on ne pourra en aucune façon qualifier de réactionnaire tant cette peinture rénovatrice éclate de généreuse actualité.

Assunta Genovesio peint dans ce « mouvement », et sa forte personnalité artistique pourrait même en faire une des figures de proue tant elle assume — Assunta signifie assomption — et utilise avec une joyeuse et fougueuse liberté le savoir-faire unifié de son héritage classique et moderne. Vous pouvez la découvrir, et avec un peu de chance la rencontrer, à la galerie Prodromus (46, rue Saint-Sébastien, Paris XI) qui expose ses œuvres jusqu’au 12 novembre à l’occasion de la sortie du livre « Tendresse de l’espace » consacré à sa peinture aux éditions Conférence. Paysages, natures mortes, nus, portraits… le pinceau d’Assunta Genovesio épouse la caresse de la lumière sur les contours des choses et des corps pour en révéler comme de l’intérieur les formes, les couleurs et la vie. C’est pourquoi l’on peut légitimement parler de tendresse, mais également et de manière tout aussi évidente, d’une vigoureuse présence charnelle qui semble parfaitement spontanée alors qu’elle est savamment restituée par la précision de la composition et l’équilibre des valeurs, si bien que plus qu’un motif, c’est une forme de vie, de vie vécue, qui apparaît sur la toile. Assunta Genovesio peint la réalité prise « sur le vif », dans la grande diversité des sujets qu’elle lui propose et qu’elle recueille par tous les moyens techniques (huile, gouache, estampe, fusain…) sans les partis pris répétitifs dans lesquels s’enferment parfois ses confrères trop soucieux d’affirmer leur « style ». Celui d’Assunta se passe d’artifices, il est naturel, sincère, comme s’il n’y avait aucune distance entre sa manière de peindre et sa manière de voir et de vivre, de telle sorte que l’énergie qui surgit de ses toiles convoque immédiatement nos sens, nos émotions et notre mémoire, jusqu’à nos souvenirs d’enfance comme le suggère Bruno Roza, l’un des auteurs du livre avec Arnaud Clément qui signe un passionnant entretien avec l’artiste.

Tendresse, vigueur, liberté et attention au monde sont les caractéristiques esthétiques et humaines qui caractérisent l’art d’Assunta Genovesio dont nous partageons devant ses tableaux « le plaisir sensuel de la peinture » et le ravissement devant le spectacle des êtres et des choses, leur vie secrète, la profondeur lumineuse de leur palpitation.

Jean Chavot