FRÈRE FRANÇOIS COMPARAT

(Seconde partie de l’entretien)
Dans tout ce que tu m’as dit, j’ai l’impression que beaucoup de choses sont liées à des rencontres ?
Oui, tout à fait, tu as raison, c’est cela, c’est la rencontre… J’ai rencontré le Christ et cela a changé ma vie. Et puis j’ai rencontré des personnes qui avaient besoin d’être aidées sur le plan humain, professionnel, administratif. Aujourd’hui, je les écoute parce qu’on a créé une amitié. Ils sont musulmans, chrétiens, athées… peu importe… Alors je passe beaucoup de temps à écrire. Tous les matins, je me lève très tôt, à 4 h, et pendant une heure et demie environ je réponds à mon courrier sur Internet. C’est du courrier très basique, Facebook, WhatsApp, Instagram, e-mails… car beaucoup de gens m’écrivent…plusieurs centaines…pas tous les jours, heureusement !

C’est un temps que tu t’imposes ou, au contraire, c’est plutôt un plaisir ?
Non, c’est un temps que j’aime bien. D’abord, parce que j’aime me lever de bonne heure et être tranquille, pendant que les frères dorment…mais je leur prépare le petit déjeuner ! J’ouvre mon ordinateur de très bonne heure. Je me lève entre 3h et 4h30. Je n’ai pas besoin de beaucoup de sommeil parce que je suis un « excité », et j’aime écrire, j’aime écrire aux gens. A 90 %, ce sont des femmes…pourquoi ? Je n’en sais rien, mais c’est comme ça. Donc, j’ai beaucoup de « copines » dans le monde entier. Dans le monde entier, de par l’aumônerie des étudiants, et parce que j’ai moi-même voyagé pour la théologie.

Et quand tu écris des textes pour la feuille de messe le dimanche, tu le fais de toi-même ou parce qu’on te le demande ?
C’est parce que le chapelain me le demande. J’ai beaucoup de choses, non plus dans la tête, mais dans l’ordinateur, sur tous les thèmes. Le plus dur c’est de ne faire qu’une page, pour répondre au souhait des frères ; mais j’ai été juriste et les juristes ont l’esprit de synthèse. Donc je ne fais qu’une page sur le sapin de Noël, par exemple, alors que sur mon ordinateur, j’en ai cinquante ! Et maintenant, à près de 80 ans, je découvre l’Intelligence artificielle ! J’y vais après avoir travaillé, mais je n’apprends pas grand-chose. Et je constate que je pense souvent comme l’IA, nous ne sommes pas en concurrence, donc tout va bien !

Tu t’occupes également de la librairie ?
Oui, j’ai été délégué par le Provincial pour travailler dans cette librairie franciscaine. Il faut aimer la lecture, bien sûr, et il faut aimer le contact avec les clients. Nous sommes tous des bénévoles, car il n’y aurait pas de quoi payer un salaire, et l’argent gagné est envoyé aux missions franciscaines. En ce moment, c’est pour Madagascar, non pas pour les frères, mais pour les pauvres dont s’occupent les frères, et c’est quelque chose qui nous motive. Nous fonctionnons par équipes de deux : deux le matin et deux l’après-midi, pour des raisons de sécurité, et surtout pour être ensemble, pour discuter…

Pourrais-tu nous parler de ton travail pour la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) ?
C’est quelque chose qui a été douloureux. Il se trouve que quelques frères, très peu, décédés ou non, ont été des pédocriminels… Aussi a-t-il fallu ouvrir des dossiers et avoir le courage d’aller jusqu’au bout, de se mettre du côté des victimes. C’est un travail éprouvant et assez difficile à vivre. Moi, ça m’a profondément blessé, perturbé même… parce que je ne savais pas qu’on pouvait faire des « conneries » pareilles ! J’ai constitué ces dossiers parce que le Provincial me l’a demandé. Cela s’est passé dans le plus grand secret, mais en même temps dans la plus grande vérité. Peu importe les peurs, peu importe les désillusions, une victime doit être respectée jusqu’au bout, et donc ceux qui manquent de respect doivent être démasqués…Mais ce n’est pas facile à faire. Surtout quand ce sont des frères !
Je le fais par amour pour le Christ, en me disant : Jésus, lui, qu’aurait-il fait ? Bien sûr, je ne suis pas Jésus…mais pour prendre la défense d’un petit, ça me donne du courage. Disons que mon amour est plus fort que ma peur, ou que ma paresse !

Dans quelques mois, on va peut-être te demander de partir ailleurs ?
Oui, tout à fait, et je me sens très libre. Je crois que c’est cela aussi la vie religieuse, c’est le fait d’être libre, mais respectueux, également, de l’institution qui peut avoir besoin de moi, même avec mes limites. Par conséquent, j’ai toujours bougé, parce que c’était une demande qui m’était faite, que j’estimais tout à fait correcte et qui correspondait à un besoin.
En fait, j’ai toujours fait des choses auxquelles je n’avais jamais pensé, mais comme je ne pensais à rien… (éclats de rire) Voilà, je suis paresseux de nature, mais obéissant par vocation.

Pour conclure, on peut dire que tu es quelqu’un de « paresseux », passionné par la rencontre des autres et qui a fait beaucoup de choses malgré lui, mais en est très heureux…
Oui, j’ai une vie heureuse, très heureuse. Je sais que le Christ m’aime comme je suis, ça me rassure. La théologie m’a beaucoup aidé, la théologie ça embellit la vie ! La connaissance de la spiritualité, de la prière… Et puis la connaissance des autres, aussi. On apprend à fréquenter d’autres opinions, d’autres personnes, à être respectueux d’autres croyances…et ça va bien avec la paresse parce qu’on s’engage un peu moins. Je ne dirais pas que tout équivaut à tout – tout n’a pas la même valeur – mais on est dans un monde très diversifié et les gens qui ne pensent pas comme moi, ça ne me gêne pas. Je suis assez paresseux pour rester dans mon trou, tout en les aimant.
Ma spiritualité c’est celle du bouchon de liège : il flotte sur l’eau, il ne sombre jamais, mais il va là où on l’emporte, ce n’est pas lui qui choisit…et moi, ça me va bien. J’ai changé de communautés à de nombreuses reprises, parce qu’on me le demandait, et ça ne m’a jamais posé de problèmes. J’ai toujours été comme cela…et donc je suis vieux, mais heureux de vieillir…

Propos recueillis par Pascale Clamens-Zalay, le 7 janvier 2025

La première partie de cet entretien a été mise en ligne sur notre site au mois de février.