Le mois dernier fut esquissé le rôle joué par le Pape Léon XIII dans la réforme du Tiers-ordre franciscain. La pensée et l’action franciscaines entraient en cohérence avec le souci social de ce prélat ignatien. Gioacchino Pecci, considéré par ses détracteurs comme un pape rouge, était un gros travailleur qui réalisa un « cursus honorum » parfait au cœur de l’institution ecclésiale jusqu’à accéder au trône de Saint-Pierre le 20 février 1878, à 68 ans. Il fut sans doute élu pour être un pape de transition après le long règne de Pie IX. Pourtant, il demeura évêque de Rome pendant vingt-cinq ans. Ordonné prêtre en 1837, il entra immédiatement dans l’administration pontificale. Légat pontifical(1) à 27 ans, Archevêque(2) à 32 ans, puis nonce apostolique(3) en Belgique, poste délicat en un royaume doté d’un souverain protestant(4) ; il devint camerlingue(5) à 67 ans. Pie IX(6) l’avait longtemps tenu à l’écart craignant les idées perçues comme trop libérales de cet enfant de petite noblesse siennoise. S’il devint prêtre, il semblerait que ce fut plus par souci de faire carrière que par vocation profonde. Toutefois, son long pontificat marqua à jamais l’histoire de l’Église. Conscient que le monde était en train de changer, il fit un effort intellectuel afin de mieux comprendre ces évolutions qui agitaient le monde d’alors. Convaincu de la supériorité absolue du pouvoir spirituel, il rejeta tout accommodement sur la question romaine. Il fut toutefois à l’origine d’un renouveau intellectuel qui toucha toute l’Église jusqu’à la fin des années soixante. Grand admirateur de St Thomas(7), son corps de pensée fut le néo-thomisme(8). La notion de bien commun animait son cheminement. Fidèle au « bœuf muet »(9), il estimait que la création était divine et s’attachait à montrer que ce bien commun devait aussi nourrir la société et l’économie du monde industriel, repoussant les injustices nées de cette réalité nouvelle.
Léon XIII aspirait à une Église présente dans son époque, celle du siècle des révolutions qui provoquèrent de profonds changements dans les esprits et les sociétés. Déjà sensible à la question sociale, sa rencontre avec le financier Ferdinand de Meeûs, gouverneur de la Société générale de Belgique, philanthrope et catholique engagé, fondateur du Crédit de la Charité, ne fit que le conforter dans sa volonté que l’Église s’intéressât aux difficultés du prolétariat naissant et aux souffrances du monde ouvrier. Par ailleurs, l’émergence des idées socialistes lui paraissait une menace qui invitait l’Église à vivre avec son temps. Pour relever ce défi de l’ère moderne, Léon XIII s’appuya sur le Tiers-ordre franciscain et sur des catholiques préoccupés par la misère ouvrière afin de dénoncer les abus du capitalisme.
Érik LAMBERT
(1) Envoyé par le pape pour une mission, ponctuelle ou permanente, d’administration ou de représentation.
(2) Evêque placé à la tête d’une province ecclésiastique et qui a plusieurs évêques sous son « autorité »
(3) « Ambassadeur » du Pape
(4) Léopold 1er, roi des Belges était un prince allemand de Saxe-Cobourg et Gotha.
(5) Cardinal particulièrement chargé par le Pape de l’administration des biens temporels du Saint-Siège. Il préside la chambre apostolique et gouverne quand le Saint Siège est vacant.
(6) Giovanni Ferretti, élu le 16 juin 1846 sous le nom de Pie IX, a eu le règne le plus long (32 ans) et l’un des plus tourmentés de l’Histoire de l’Église. Le pape du concile Vatican I fut d’abord perçu comme un homme d’ouverture. Les catholiques libéraux ainsi que les républicains italiens reportèrent sur lui leurs espoirs d’ouverture mais ils durent déchanter après l’échec des soulèvements révolutionnaires de 1848. Le 8 décembre 1864, en annexe de l’encyclique Quanta cura, Pie IX publia le Syllabus, catalogue de tout ce qu’il pensait être les erreurs de la pensée moderne. Le ton sarcastique du Syllabus suscita l’ire des catholiques libéraux. C’était l’époque de l’ultramontanisme. Dans les grands pays catholiques, dont la France, le clergé et les fidèles manifestaient un soutien croissant envers le pape « d’outre-monts ». L’autorité morale et spirituelle de Pie IX ne cessa de s’accroître. En 1869, le concile Vatican I institua le dogme de l’infaillibilité pontificale. Mais quelques mois plus tard, le 20 septembre 1870, les troupes du roi d’Italie occupèrent Rome. C’en fut fini des États pontificaux. Pie IX se considéra comme prisonnier au Vatican. Une situation qui perdura jusqu’aux accords du Latran en 1929, avec Mussolini, et à la création de l’État souverain du Vatican (le plus petit État du monde).
(7) Saint-Thomas d’Aquin, éduqué au monastère bénédictin du Mont-Cassin, devenu dominicain, tenta
de concilier la philosophie d’Aristote et la doctrine chrétienne. Cette ambition engagea une révolution intellectuelle, la philosophie scolastique, qui réconcilia la raison et la foi au nom de la Vérité.
Thomas d’Aquin fut canonisé, proclamé Docteur de l’Église et surtout considéré comme le saint-patron des écoles et universités catholiques.
(8) Courant de pensée qui constitue l’alternative entre positivisme et matérialisme. Il s’agit d’une théologie défendant un réalisme philosophique. La renaissance du thomisme est en partie l’œuvre de l’encyclique Æterni Patris du 4 août 1879 (Sur la restauration dans les écoles catholiques de la philosophie chrétienne selon l’esprit du « docteur angélique » c’est-à-dire St Thomas) Le pape conseilla de suivre Thomas pour lutter contre les dangers de certains dispositifs philosophiques, en pensant que la raison pouvait atteindre une vérité philosophique qui ne mettrait pas en danger la foi. Le 4 août 1880 Léon XIII déclare saint Thomas patron des études dans les écoles catholiques (Cum hoc sit). Le 29 juin 1914, dans son motu proprio, le pape Pie X demande aux professeurs de philosophie catholique d’enseigner les principes du thomisme dans les universités et les collèges. Et cette même année, la Congrégation romaine des Séminaires et Universités promulgua une liste de 24 thèses thomistes reconnues comme normæ directivæ tutæ. Après la mort de Pie X, Benoît XV fit réviser le Code de droit canonique, recommandant la doctrine de Thomas et approuvant les 24 thèses (1917).
(9) A cause de sa taciturnité, qu’ils attribuaient à la lenteur de son intelligence, ses condisciples l’appelaient le boeuf muet de Sicile; mais son maître leur disait « Ce boeuf mugira si fort, que toute la terre l’entendra ». «Thomas, viens vite, il y a un boeuf qui vole devant la fenêtre ! Et le brave Thomas, que n’effleurait jamais l’idée qu’on pût mentir, allait voir sous les lazzis de ses condisciples. Même durant les repas, il restait absorbé dans sa méditation, au point qu’on pouvait lui changer de plat sans qu’il s’en aperçût. », In Libération, L’amour vache par Robert Maggiori, 3 août 2004.