De quels pauvres parlons-nous ?

A la lecture de ce passage des Béatitudes : « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. » (Luc 6, 20-21), on peut se questionner : qui sont les pauvres que mentionne Luc, et Jésus encourage-t-il la pauvreté ? 

Dans l’Ancien Testament, les Juifs, s’appuyant sur le principe de rétribution, considèrent la richesse comme une bénédiction, une récompense pour leur fidélité à Dieu et à ses préceptes. Par opposition, la pauvreté est perçue comme le résultat d’un comportement peu vertueux ou, pire, du péché. Ceux qui la subissent sont donc souvent traités avec mépris. Cependant, les prophètes se font les défenseurs de ces déshérités et n’ont de cesse de dénoncer les injustices dont ils sont les victimes. Ignorés par les uns, rejetés par les autres, spoliés de leurs droits par les puissants, les pauvres n’ont d’autre appui, d’autre secours que le Seigneur et ils attendent le Messie, celui qui les défendra et leur fera justice. « Qu’il gouverne ton peuple avec justice, et tes humbles selon le droit. » (Ps 72,2), « Qu’il fasse droit aux humbles du peuple, qu’il soit le salut des pauvres, qu’il écrase l’exploiteur ! » (Ps 72,4), « Oui, il délivrera le pauvre qui appelle, et les humbles privés d’appui. Il prendra souci du pauvre et du faible ; aux pauvres, il sauvera la vie : Il les défendra contre la brutalité et la violence, il donnera cher de leur vie. » (Is 72,12-14) Les psaumes se font l’écho du cri des pauvres, de tous les petits, les exclus, les derniers. Il ne s’agit donc pas uniquement de pauvreté matérielle, d’ailleurs les psaumes nous parlent des « humbles ». Les « humbles » restent fidèles à Dieu, même dans l’épreuve, ils vivent dans la confiance, dans « la crainte de Dieu », car ils savent que leur salut vient de Lui. Ils sont les « Pauvres de Yahweh », ceux pour qui Dieu a un amour bienveillant et compatissant. « Cieux, poussez des acclamations ; terre, exulte, montagnes, explosez en acclamations, car le Seigneur réconforte son peuple et à ses humiliés il montre sa tendresse. » (Is 49,13). 

Ce peuple humble et modeste connaîtra la joie et la paix car il a pour refuge le nom du Seigneur, et non le pouvoir ou les vaines richesses. (So 3, 11-13)

Avec Jésus, les pauvres apparaissent comme les héritiers privilégiés du Royaume, ceux à qui il est venu annoncer la Bonne Nouvelle. Les promesses de l’Ancien Testament vont se réaliser : « les pauvres mangeront et seront rassasiés. » (Ps 22,27)  Mais le Christ insiste aussi, auprès de tous ceux qui veulent le suivre, sur une pauvreté choisie, une pauvreté d’ordre spirituel qui conduit à se détacher des biens matériels, qu’on en possède ou pas, pour leur préférer les vraies richesses. « Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et toute chose vous sera donnée en plus» (Mt 6,33). Avoir une âme de pauvre pour se reconnaître humblement et totalement dépendant de Dieu. Ainsi Matthieu, dans la béatitude des pauvres, précise-t-il : « Heureux les pauvres de cœur »(Mt 5, 3).

Jésus ne fait donc en aucun cas l’éloge de la misère. L’Évangile, comme les prophètes, appelle à plus de justice sociale et rappelle aux riches leurs devoirs envers les plus pauvres.

L’Église, dans sa fidélité au Christ, s’est engagée sur la même voie à travers toute sa doctrine sociale. Il en est ainsi, par exemple, de Jean XXIII, qui déclarait peu avant l’ouverture du concile Vatican II : « L’Église se présente telle qu’elle est et veut être : l’Église de tous et particulièrement l’Église des pauvres. » au pape François exprimant son souhait d’une « Église pauvre pour les pauvres », en passant par la théologie de la libération et l’option préférentielle pour les pauvres.

Ceci signifie-t-il le rejet de tous ceux qui sont riches et bien portants ? Évidemment non ! Marc nous dit bien que Jésus regarda le jeune homme riche « et l’aima » (Mc 10, 21). C’est pourquoi cet amour pour les pauvres est une priorité, non une exclusivité ; l’Église veut souligner le souci qu’elle a des plus petits et des plus faibles.

Mais, à l’exemple de St François, nous sommes invités à nous reconnaître pauvres, à « renoncer à être au-dessus des autres pour être avec eux, pour devenir l’un d’eux, le plus petit d’entre eux : leur frère. » (Éloi Leclerc, François d’Assise, le retour à l’Évangile) ; nous pourrons alors marcher sur les traces de ce Dieu qui s’est fait pauvre pour nous, afin de nous enrichir de sa pauvreté (2 Co 8, 9). 

L’Apocalypsenous avertit :« Que n’es-tu froid ou bouillant ! Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche. Parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, je n’ai besoin de rien, et que tu ne sais pas que tu es misérable, pitoyable, pauvre, aveugle et nu » (3, 15-17). Qu’elles soient volontaires ou subies, nos pauvretés sont bien réelles ; oui, nous sommes tous pauvres, et, en ce sens, nous sommes tous la priorité et l’avenir de l’Église.

Pascale Clamens