GUILLAUME D’OCKHAM, UNE PENSEE FRANCISCAINE ENGAGEE DANS LA QUERELLE DES UNIVERSAUX. EPISODE 1.

Plongé dans la lecture de deux romans contemporains, je fus surpris de trouver au détour d’une ligne ou d’une autre, le nom de Guillaume d’Ockham… interpellé, ma curiosité m’incita à partir sur les traces de ce personnage.
Le XIV° siècle fut celui du « petit âge glaciaire », celui d’hivers froids et d’étés pluvieux. La famine frappa, la peste trouva des organismes affaiblis, la guerre était permanente et la grande faucheuse redoublait d’activité. En ces temps du « bas Moyen-Âge » la mort rôdait et chacun implorait la Piéta. Ce fut en ces temps troublés que la pensée d’un moine franciscain bouscula l’Eglise. Il naquit probablement entre 1285 et 1290, sans doute à Ockham dans le Surrey. Comme souvent alors, il entra jeune en religion. Son choix se porta sur l’ordre franciscain. Dès 1309, Oxford le vit engager des études de théologie qui le conduisirent à devenir inceptor (simple candidat à la maîtrise), sans pour autant parvenir à la maîtrise en théologie. En effet, son esprit l’incitait à produire des écrits considérés comme hérétiques. Convoqué en Avignon par le Pape Jean XXII, il fit cause commune avec ceux qui, autour de Michel de Césène – personnage du roman Le Nom de la rose- et Bonagrazia de Bergame défendirent une position intransigeante de pauvreté absolue telle que l’envisageait Saint François. Lecteur assidu des philosophes grecs, de Saint Augustin, du néoplatonicien(1) Porphyre de Tyr et de Boèce, il était sensible à Abélard et, comme tous ses contemporains, engagé dans la Querelle des universaux(2).
Il séparait radicalement l’ordre de la raison et l’ordre de la foi. Ses conceptions ecclésiologiques et politiques nominalistes(3) eurent une importance capitale dans l’histoire des idées européennes car elles marquèrent une rupture définitive avec l’idéal unitaire de la chrétienté médiévale. Il déniait au pape tout pouvoir temporel ; esquissa même une théorie démocratique de l’Eglise, qui, reléguant au second rang le pape et même les conciles généraux, faisait de l’Écriture et de l’universalité des fidèles les seules règles infaillibles en matière de foi. L’occamisme politique fur développé par Marsile de Padoue et Jean de Jandun dans leur Defensor pacis. (défenseur de la paix).
L’affrontement avec le Pape fut tel que les trois franciscains fuirent la capitale de la chrétienté en mai 1328 pour se réfugier auprès de l’adversaire du souverain pontife, Louis IV de Bavière. Les « rebelles franciscains » furent poursuivis par la vindicte papale, excommuniés. Pourtant, l’antipape Pietro Rainalducci da Corbara coiffé de la tiare par le roi bavarois, fut un des sept papes franciscains, ce qui confortait les idées de Guillaume. Nicolas V ne put toutefois résister longtemps à l’affaiblissement de son soutien Wittelsbach. Pour les fraticelles(4) et ceux qui dénoncèrent les fastes de la cour avignonnaise comme l’érection d’un Etat temporel papal, cela sonna comme un échec.

ERIK LAMBERT.

(1) La philosophie néoplatonicienne a pour but la résolution d’un des problèmes au cœur de la pensée grecque antique, à savoir le problème de l’Un et du multiple.
(2) Celui qui, face à deux chats noirs, pense qu’il y a un noir universel que l’on retrouve en chacun mais qui existe indépendamment d’eux est dit « réaliste ». Celui qui pense qu’il n’existe aucune chose réelle qui soit le noir, et que c’est juste un nom pour désigner une ressemblance, est dit « nominaliste ». Le premier croit en l’existence d’universaux, le second uniquement en l’existence de choses particulières. Tel est l’enjeu de la « querelle des universaux », une question aux vastes conséquences sur l’idée que l’on se fait du réel et de la connaissance. Elle prend source dans la résistance d’Aristote à Platon, mais aussi dans l’ambiguïté des textes d’Aristote et de ses commentateurs. Elle culmina au Moyen-Âge parmi les théologiens, génératrice de questions nouvelles sur l’existence, l’essence et l’intentionnalité. Elle reste de nos jours présente, en tant qu’interrogation fondamentale sur la consistance du réel et de ses représentations. , In, Sciences humaines, Juillet 2014, N°261.
(3) L’idée centrale de cet immense mouvement qui est loin d’avoir une unité doctrinale, c’est la séparation radicale de la philosophie et de la théologie. Le nominalisme est une doctrine de pensée qui a vu le jour au sein de la scolastique médiévale. On utilise aussi le mot «terminisme» pour désigner le nominalisme. Les nominalistes rejettent la conception idéaliste platonicienne selon laquelle les universaux (Les concepts et les termes universels applicables à tous les individus d’un même genre ou d’une même espèce – « . Selon saint Thomas, les universaux existent à la fois ante rem, c’est-à-dire dans l’entendement divin avant la Création, in re: dans les choses créées qui les actualisent, et post rem: dans l’esprit humain qui les conçoit)- ont une existence immanente a priori, et lui oppose que ces universaux sont définis principalement par leurs noms («nomina»). Lorsque l’on évoque une notion universelle telle que l’espèce ou le genre (comme « l’homme » ou « l’animal »), parle-t-on de quelque chose qui existe réellement ou n’est-ce qu’une façon de parler ? C’est à dire, les nominalistes n’accordent aucune universalité aux concepts mentaux en dehors de l’esprit qui les observe.
(4) Fraticelles, Religieux de l’ordre franciscain (parfois appelés spirituels) attachés à la plus stricte pauvreté, dont certains furent jugés hérétiques.

La commémoration de la rencontre de Damiette

« A l’invitation de la Famille Franciscaine, du diocèse de Créteil et du Service National pour les Relations avec les Musulmans, venez nombreux à la célébration nationale des 800 ans de la rencontre entre saint François et le sultan d’Egypte à la cathédrale de Créteil le 27 octobre 2019 de 10h30 à 18h00. » C’est ainsi que sur le site du diocèse de Créteil était annoncé la journée du 27 octobre à la cathédrale de Créteil. Cette rencontre est présentée plus que jamais comme une rencontre d’actualité alors que le Pape a choisi, en ce début d’année, de visiter des pays majoritairement musulmans.

Cependant pour ma part j’aimerais insister sur un point essentiel qui a animé le comité d’organisation lors de la préparation de cette journée, et qui dépassait le seul cadre du dialogue interreligieux : il s’agissait pour nous d’une invitation à interroger la manière dont nous vivons toutes nos rencontres. Dans la rencontre de François et du sultan, on découvre la rencontre de deux hommes qui apprennent à se connaitre et à se respecter y compris à travers leurs différences. Alors, comment pouvons-nous apprendre de cette rencontre à creuser un chemin possible de communion dans la rencontre de l’autre, quel qu’il soit.

« Saint François nous invite à refléter la divine humilité de Dieu sur ceux que nous rencontrons en faisant ce premier pas de serviteur avec amour. Il nous invite à oser la rencontre avec celui qui est différent, à nous laisser surprendre, à nous laisser déplacer et, dans ce mouvement, à découvrir le Christ Vivant qui se donne à travers l’autre ». C’est autour de cette problématique que nous avons pensé cette journée, depuis la messe du matin jusqu’à la manière d’organiser les ateliers de l’après-midi, en passant par le temps du verre de l’amitié et du repas : permettre aux participants de faire l’expérience de la rencontre de l’autre, de la découverte de celui que je ne connais pas, de celui qui peut me paraitre étrange, étranger à ma vie.

C’est cette interpellation que je voudrais retenir de cette journée, interpellation « prophétique », à contrecourant de discours qui envahissent les réseaux sociaux et appellent au rejet de l’autre. En tant que franciscains nous devons être convaincus que l’autre, quelles que soient son identité, sa nationalité, sa race, sa couleur de peau, sa religion, n’est pas à priori celui dont je dois me méfier mais celui dont j’ai besoin pour être moi-même, pour être pleinement humain. « Qu’as-tu à m’apprendre que je ne connais pas, pour être pleinement Homme ? Et moi que puis-je t’apprendre que tu ne connais pas ? » Voilà peut-être la question qui devrait nous habiter dans la rencontre de l’autre : Comment nous enrichir mutuellement de notre humanité commune ?

Frère Daniel Painblanc
Fraternité des capucins de Créteil

Saint Jean_6

Le discours du chapitre 6 sur le « pain de vie » est un nouveau discours de révélation

  1. Jésus vient du ciel
    • Nouvelle affirmation de la divinité de Jésus : il vient d’ailleurs.
    • Scandale du mystère de l’Incarnation pour les juifs : « N’est-il pas ce Jésus fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? » (42)
    • Scandale aussi, pour eux, qu’un messianisme non politique et de non prospérité.
    • Démythisation du pain de l’exode : la manne n’est pas le vrai pain venu du ciel.
  2. … Comme un don gratuit de Dieu
    • Cela suppose qu’on accueille ce don, qu’on soit ouvert à son aspect étrange, qu’on croit que Jésus est bien le don du Père, autrement dit, la grâce par excellence.
    • Mais les juifs préfèrent se croire dociles à Dieu, parce qu’ils observent certaines règles et pratiques… Ce qui leur est demandé, c’est un accueil inconditionnel (la foi).
  3. … Destiné à être rompu et consommé comme nourriture
    • « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde »… « Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’Homme, si vous ne buvez pas son sang… »
    Jésus, don de Dieu, est un don sacrificiel, don destiné à être sacrifié ; l’évocation séparée de la chair et du sang est significative de la mort violente, allusion au Golgotha.
    • Scandale pour un juif : boire le sang ! Cela est proscrit par le Lévitique. Si la vie est dans le sang, l’auteur de la vie est le maître du sang.
    • D’autre part, et c’est l’aspect nourriture de l’Eucharistie, si Jésus se donne à manger, c’est pour faire nôtre sa substance, pour que nous vivions de sa vie « Qui me mangera vivra par moi ».
    • Toutefois, la vie qu’il donne n’est pas la sienne propre, c’est celle qu’il partage avec le Père « Comme je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi » (57). L’Eucharistie communique la vie que le Fils tient du Père.
  4. … Afin que les hommes soient ensemencés de Résurrection.
    • L’Eucharistie est très fortement présentée ici comme ferment de résurrection. La fréquence des allusions à la mort, où à la non-mort, disent assez qu’elle est pour Jean une garantie contre la mort naturelle et spirituelle (8 allusions dans le discours).
    • Consentir à manger le corps du Seigneur, c’est consentir à croire en lui comme à l’antidote de la mort, comme au maître de la vie qui peut annuler la mort. C’est croire qu’on a déjà cette garantie.

Conclusion

Toute l’Eucharistie, chez Jean, est finalisée vers notre condition de sur-vivants :

  1. De l’éternité, Dieu envoie son Fils aux hommes comme nourriture, pour les ramener dans son sillage vers l’éternité.
  2. Ou équivalemment, en Jésus, c’est l’Eternel qui se donne à nous pour que nous soyons gagés, ensemencés d’éternité.

Remarque finale : Jean comparé aux synoptiques

L’Eucharistie est riche de plusieurs aspects, en particulier l’aspect sacrifice (mort du Seigneur), l’aspect repas (corps du Seigneur = nourriture et facteur de communion), et l’aspect eschatologique (anticipation du banquet céleste, gage de vie éternelle).

Jean et les 3 synoptiques donnent de l’Eucharistie des accentuations différentes :
Les synoptiques : 1/ sacrifice 2/ repas-communion 3/ Espérance du Royaume des cieux.
Jean : 1/ repas-nourriture (aspect vivifiant de la chair de Jésus) 2/ gage de vie éternelle, ferment de résurrection 3/ sacrifice.

Fr Joseph

Accepter ou accueillir la différence ?

Accueillir l’autre dans sa différence, c’est avoir soif de la rencontre.

Il nous est souvent demandé d’ »accepter » la différence, or le mot est-il vraiment bien choisi ? Accepter la différence, on peut y parvenir, par défaut, en étant plus ou moins contraint et forcé, convaincu que l’on finira par « faire avec »… Il n’y a là aucune adhésion véritable de notre part, et cette acceptation du bout des lèvres risque de s’envoler au premier obstacle. C’est pourquoi, nous ne sommes pas seulement appelés à « accepter la différence », mais bien plus à « accueillir la différence ». L’accueil suppose l’ouverture, l’écoute bienveillante, l’envie de découvrir et de comprendre une réalité qui n’est pas la mienne mais qui ne peut que m’enrichir. Dans Lettre à un otage, Antoine de Saint-Exupéry écrit : « Je suis si las des polémiques, des exclusives, des fanatismes ! Je puis entrer chez toi sans m’habiller d’un uniforme, sans me soumettre à la récitation d’un Coran, sans renoncer à quoi que ce soit de ma patrie intérieure. Auprès de toi je n’ai pas à me disculper, je n’ai pas à plaider, je n’ai pas à prouver ; je trouve la paix, comme à Tournus. Au-dessus de mes mots maladroits, au-dessus des raisonnements qui me peuvent tromper, tu considères en moi simplement l’Homme. Tu honores en moi l’ambassadeur de croyances, de coutumes, d’amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. »

Accueillir celui dont l’univers m’est totalement étranger et dont j’ai le sentiment qu’il va m’apporter quelque chose, qu’il va me faire grandir, pourquoi pas ? Soyons honnêtes, c’est avant tout au quotidien que la différence est la plus difficile à vivre. Combien de conflits professionnels, de disputes familiales et de ruptures au sein du couple parce que la différence n’est plus accueillie mais subie, supportée ? Elle vient chaque jour me bousculer dans mon confort, mes habitudes, mes certitudes, elle est une atteinte à ma chère liberté…Si je ne suis pas prêt à convertir mon regard et mon cœur, la tâche est impossible. Il me faut d’abord me reconnaître et m’accepter comme un être limité et imparfait : l’imperfection, je la partage avec l’autre. Ensuite, il me faut parvenir à me décentrer de moi-même pour ne pas me fermer au changement, à l’inconnu. La vie ne naît pas de l’immobilisme, mais elle jaillit du mouvement, de l’échange, de la nouveauté. Si c’est moi que je cherche chez l’autre, nous n’avons pas d’avenir commun, par contre si je décide de le rencontrer dans son altérité, alors tout devient possible. Sans les gommer, nous faisons de nos différences un lieu de questionnements et de dialogue, un lieu également de miséricorde et de pardon, un lieu de conversion mutuelle, nous faisant grandir l’un l’autre dans l’amour et dans la grâce. Malgré tout ce qui nous sépare, je reconnais en l’autre un frère, issu d’un même Père, aimé comme moi d’un même amour divin.

François d’Assise, avant de devenir le frère de toute créature, a commencé par fuir ce qui lui était étranger. Ainsi peut-on lire dans son Testament : « Au temps où j’étais encore dans les péchés, la vue des lépreux m’était insupportable. Mais le Seigneur lui-même me conduisit parmi eux ; je les soignai de tout mon cœur ; et au retour, ce qui m’avait semblé si amer s’était changé pour moi en douceur pour l’esprit et pour le corps. » (Test 1-3) Mais c’est dans la contemplation du Fils du Très-Haut et dans la volonté de l’imiter en toutes choses que s’inscrit sa conversion. Le Christ ne rejette pas la femme pécheresse, la Cananéenne ou le centurion romain ; se moquant des préjugés de son temps, il mange avec les publicains et les pécheurs. D’ailleurs, de Lévi il fait un de ses apôtres et de Zachée, le riche collecteur d’impôts chez qui il s’invite, il fait surgir cet élan de foi : « Voici Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple. » (Lc 19,8)
François s’inspire de ce modèle dans ses relations avec les frères mais aussi avec tous ceux qu’il rencontre, particulièrement les exclus. Citons l’épisode des brigands convertis (Légende de Pérouse 90) ou celui du loup de Gubbio (Fioretti 21). Bienveillance et patience, confiance et paix ont raison de la peur et de la violence : les regards sont transformés, les cœurs sont convertis, pour les brigands comme pour les frères, pour le loup comme pour les habitants de Gubbio. François insiste auprès de ses frères : « Quiconque vient à eux, ami ou ennemi, voleur ou brigand, doit être bien reçu » (1 Reg 7,14) ; « Lorsque mes frères vont de par le monde, je leur conseille, je les avertis et je leur recommande en notre Seigneur Jésus-Christ d’éviter les chicanes et les contestations, de ne point juger les autres. » (2 Reg 3, 10)

Accueillir l’autre dans sa différence, c’est avoir soif de la rencontre : c’est donc l’écouter avec patience et douceur, être attentif à ses besoins, créer un espace de dialogue respectueux de chacun, reconnaître en lui le frère qui m’est donné, un frère infiniment précieux puisqu’il me révèle un visage du Tout Autre.

P. Clamens

un film, un livre

Le traître
(Un fim de Marco Bellochio)

Le traître
(Un fim de Marco Bellochio)

Au début des années quatre-vingt, Tommaso Bruscetta devint le premier repenti de l’histoire de la mafia — Cosa Nostra, « notre affaire », comme l’appellent les « hommes d’honneur » qui la composent. Comment et pourquoi ? C’est le sujet du film de Marco Bellochio.

Il s’ouvre sur une grande fête privée réunissant deux clans rivaux dans une villa en bord de mer. On ne peut s’empêcher de se rappeler l’introduction du célèbrissime Le Parrain, de Francis Ford Coppola. À cause du thème, bien sûr, mais surtout de la maestria de la réalisation et de la perfection scénaristique avec laquelle toute les dimensions de la situation sont posées dès les premières minutes, en une seule grande scène. L’analogie s’arrête là ; le souvenir du film de gangsters américain s’estompe bien vite devant l’intimité charnelle avec laquelle Marco Bellochio meut ses personnages. L’arrière-plan de l’histoire n’a rien d’exotique. C’est la Sicile, la profondeur de sa civilisation, la richesse de sa culture forgée dans la rencontre de peuples aussi différents que les Normands et les Arabes, son humanité complexe traversée par une violence archaïque dont Cosa Nostra est à la fois symptôme et cause. Ainsi, à la fois criminel et victime, Tommaso Bruscetta incarne cette complexité sicilienne fondamentale sans laquelle on ne peut comprendre le paradoxe insoutenable qui tente de réunir vertu et crime dans le même code d’honneur. Lui décide de parler pour sortir de ce cercle vicieux mortifère où l’honneur s’est perdu dans le culte de l’argent et du pouvoir. Il le fait devant le juge Giovanni Falcone à qui il permettra de mettre des centaines de mafieux en prison, dont des chefs suprêmes comme Salvatore Riina, et d’inquiéter jusqu’au Président du conseil, à Rome, le démocrate chrétien Giulio Andreotti.

Le film retrace cette brillante campagne policière et judiciaire, mais le coeur du sujet reste Tommaso Bruscetta, son attachement à des valeurs ancestrales, à sa famille, à une « sicilianité » dont Marco Bellochio peint la nature tragique, magistralement incarnée par Pierfrancesco Favino, le rôle-titre. Tragédie dans le sens grec (et donc sicilien) où le héros est écartelé entre sa vertu et ses passions, et tragédie dans le sens où le lyrisme tantôt réaliste, tantôt onirique du réalisateur nous montre que le drame est avant tout humain. Comme l’écrit Roberto Scarpinato, magistrat anti-mafia qui vit sous garde rapprochée depuis plus de vingt ans : « En Sicile, on apprend dès l’enfance à regarder la mort et la vie en face. On n’a pas le temps de s’attacher à ses propres illusions. »

Jean Chavot


Soif
d’Amélie Nothomb

A. Nothomb, Soif,
Paris, Albin Michel, 2019,
152 pages, 17,90 €

Un raccourci un peu osé certes mais qui vient du fond de ma jeunesse quand mes enseignants d’histoire se gaussaient lorsque l’on citait le nom de Dumas. Passionné que je fus par Les Compagnons de Jéhu j’étais déstabilisé face à l’ostracisme. Le temps a passé, mes études d’histoire avec. La foi est là et pourtant j’ai suivi en lisant le monologue intérieur d’un Christ qui échange avec moi par la plume d’Amélie, je suis les pas d’un Dieu incarné qui va mourir en humain. Et si Amélie était dans ce roman, une pêcheuse d’hommes ?

Parfois au fil de ses romans Amélie Nothomb suggérait une proximité ou un intérêt certain pour le personnage de Jésus. Certes, il apparut à Thomas mais aussi à Amélie dans La Métaphysique des tubes ou Stupeur et tremblements. Fichu défi que ce cheminement avec le Christ aux portes de la passion, confronté à la mort humaine. Certes, d’aucuns critiqueront les libertés par rapport à l’Evangile mais, comme le fut en son temps L’Évangile selon Pilate, il s’agit là d’un roman et non d’un écrit théologique. Las, les grincheux emplis de certitudes s’offusqueront, mais cette balade avec Jésus, c’est un peu comme Dumas qui intéresse à l’histoire. En effet, Nothomb incite à se poser certaines questions, instille ce doute consubstantiel à la foi. Peut-être conduira-t-elle un grain à lever, un grain qui se plongera dans la sainte histoire (1). Le Christ pense et souffre dans sa dimension humaine, il prend sur lui pour ne pas être gagné par la colère (2), il a peur (3) il aime (4) Le condamné souffre sous le poids de la croix, sous les blessures de la couronne d’épines, sous les coups de la flagellation et lorsque les clous pénètrent son corps déjà meurtri. Mais il porte aussi un regard bienveillant et lucide sur celui auquel il confie son Église et qui le renie, sur celui qu’il aimait et qui le vendit. Amélie s’attache à ces détails qui font vivre la scène : un Christ aux pieds boueux, traînant sa croix, les mariés ingrats de Cana qui témoignent contre Jésus, des miracles qui deviennent un devoir et plus une grâce (5). Et si Simon de Cyrène était là par hasard et n’avait souhaité qu’aider cet inconnu à porter son fardeau ? Il est donc homme, un homme qui, au seuil de la mort jette un regard lucide sur ce que fut son existence terrestre et sur la « drôle d’espèce créée par son père… mais est-ce tout ? Il y a du Dieu dans cet homme ! Lorsque l’on a soif, on apprend des vérités « Celui qui boit de cette eau n’aura pus jamais soif » Jn, 4, 14…l’amour de Dieu c’est l’eau qui n’étanche jamais. Plus on en boit, plus on a soif. Il faut ressentir la soif, non la méditer. Merci Amélie de nous bousculer et de nous conduire à plonger plus encore dans le mystère de l’Évangile sans jamais parvenir à étancher notre soif !

Erik Lambert

(1) Mc, 4, 1-20.
(2) Mt, 25, 41-43 et Jn, 2, 13-25, page 32,
(3) page 15,
(4) Dans l’Évangile de Jean (20,11-18), Marie-Madeleine est la première à voir le Ressuscité avant les disciples,
(5) Page 26.

événements de décembre 2019

RETRAITE DE L’AVENT

Samedi 14 (9h) et dimanche 15 décembre (17h)
Une retraite pour le temps de l’Avent ?
Sur le thème de la rencontre inter-religieuse ?

C’est ce que vous propose le frère Gwénolé Jeusset OFM à La Clarté-Dieu à Orsay. Frère Gwénolé a passé de nombreuses années à Istanbul, a été délégué de la Conférence des évêques pour le dialogue avec les musulmans et a publié plusieurs livres. La rencontre de Damiette est au cœur de sa vocation franciscaine.
A la Clarté –Dieu, 95 rue de Paris, 91400 Orsay, 01 69 28 45 71
Renseignements et Inscriptions : clarte-dieu@orange.fr
https://www.clarte-dieu.fr

PELERINAGE EN TERRE SAINTE

Au départ de Paris du dimanche 29 mars au mercredi 8 avril.
« SE CONFORMER AU CHRIST, EN TERRE SAINTE AVEC SAINT FRANÇOIS »
Une expérience inoubliable pour découvrir les Lieux saints, prier avec la Famille Franciscaine de Terre Sainte et se mettre en chemin vers Pâques.

Pèlerinage en Terre Sainte

Voir le programme et le bulletin d’inscription : Pèlerinage-Rameaux-2020.pdf

Sœur Emmanuelle

Seigneur, accorde-moi aujourd’hui cette grâce : regarder la face ensoleillée de chacun de ceux avec qui je vis. Il m’est parfois si difficile, Seigneur de dépasser les défauts qui m’irritent en eux.

Aide-moi, Seigneur à regarder Ta face ensoleillée, même devant les pires événements : ils peuvent être source d’un bien qui m’est encore caché.

Accorde-moi, Seigneur, la grâce de ne travailler que pour le bien, le beau et le vrai, de chercher sans me lasser, dans chaque homme, l’étincelle que Tu y as déposée en le créant à ton image.

Donne-moi à toute heure de ce jour d’offrir un visage joyeux et un sourire d’ami à chaque homme, ton fils et mon frère.

Donne-moi un cœur trop large pour ruminer mes peines, trop noble pour garder rancune, trop fort pour trembler, trop ouvert pour le refermer sur qui que ce soit.

Sœur Emmanuelle

Incarnation

Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses…

Noël, fête de l’Incarnation, célébration de la venue d’un Jésus humble, pauvre, dans un coin d’étable, tout le contraire d’une arrivée en fanfare ! Signe de l’amour de Dieu pour les hommes, sujet éternel d’émerveillement, celui-là-même qui me fait sourire malgré moi chaque fois que, dans l’ascenseur, je vois un nouveau-né dans une poussette emmené par sa maman chez le pédiatre du premier étage de mon immeuble ! Impossible d’ignorer un petit enfant, impossible de ne pas s’en émouvoir ! Petites incarnations du quotidien dans le long lignage de la nuit de Bethléem !

Quel terme pourrait être opposé à l’adjectif « incarné » ? Éthéré, peut-être, irréel, douteux, incertain… Loin des hommes en tout cas. Or Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses… On se souvient à quel point le Poverello — inventeur de la crèche vivante — était bouleversé par la fragilité de l’enfant-Dieu qui allait tout connaître de notre humanité, excepté la bassesse, jusqu’aux jours d’angoisse et de souffrance, jusqu’à la Passion.

Car on ne peut pas séparer l’incarnation jubilatoire de Noël de celle, combien douloureuse, du Golgotha, passage incontournable avant la Résurrection. J’ai été très frappé récemment de voir comment un ami confucianiste chinois, Chen Yuegang, qui a beaucoup fait pour accompagner le développement du mouvement ATD Quart Monde en Chine, a lu et interprété le livre Les pauvres sont l’Église(1) de Joseph Wrezinski. Écoutons-le : « Le Père Joseph dit : “Si tu ne vis pas parmi les pauvres comme l’a fait le Christ, tu ne pourras pas comprendre le Christ. Si nous nous sommes éloignés de Dieu le Père, c’est parce que nous nous sommes éloignés des pauvres.” Pourquoi ? Pour la simple raison que si nous ne prenons pas à cœur tout ce que les pauvres ont à nous apprendre de l’humiliation et de la crucifixion du Christ, alors nous sommes incapables de mener une réflexion qui a du sens. […] Cependant dans le monde présent, il reste une partie de l’humanité qui continue à souffrir dans sa chair comme le Christ, en subissant au quotidien souffrance, humiliation et exclusion. Pour tous ces gens, c’est leur quotidien et ils ne l’ont pas choisi. C’est pourquoi quelqu’un qui a foi en Jésus Christ n’a pas besoin de livres religieux pour imaginer sa Passion. Dans le monde réel des gens subissent de tels tourments jour et nuit. Et ce que ce genre de tourments nous font comprendre, c’est précisément la passion du Christ(2) . » L’incarnation, si bien comprise par les plus pauvres !

À ce regard chinois sur l’incarnation, j’aimerais ajouter celui d’une écrivaine à succès, Amélie Nothomb, qui, dans son dernier livre, Soif(3), imagine ce qu’a pu être la plongée du Christ dans notre condition humaine, dans ce qu’elle a de plus charnelle. Que l’on aime ou non ce livre — qui prend, certes, beaucoup de libertés par rapport à l’Évangile —, qu’on le considère comme empathique ou blasphématoire, on ne peut nier l’intérêt de cette évocation de ce que fut, pour Jésus l’expérience du corps. Personnellement, même si je tiens pour un peu lassant le battage médiatique fait autour de cette femme au chapeau, j’ai apprécié, comme beaucoup d’amis chrétiens, la réflexion que suscite ce livre. C’est parce qu’il a eu soif dans le désert, parce qu’il a participé à des noces, subi l’agressivité et la haine de ses détracteurs, parce qu’il a connu nos enfers, que Jésus, pleinement Dieu mais pleinement homme aussi, dans son enveloppe charnelle, a pu nous rejoindre et nous communiquer la plénitude de l’amour du Père.

L’Incarnation n’est-elle pas aussi le signe du grand respect de Dieu pour un corps que nous avons à tort tendance à mépriser ? Avouons que dans ce domaine, François d’Assise, qui traitait de « frère âne » son propre corps, pourrait être taxé de manque de respect pour ce corps s’il n’avait pas reconnu, sur le tard, qu’il en avait beaucoup trop exigé. « Notre corps est un cadeau, écrit le laïc franciscain François Galan dans un excellent numéro de la revue Arbre(4) , parfois empoisonné et empoisonnant. Comme tout présent, ce n’est peut-être pas celui dont nous rêvions, mais comme il est notre compagnon de vie, mieux vaut […] l’accueillir, l’apprivoiser, et même l’aimer. »

Aimer Dieu fait homme, aimer ce corps qu’il n’a pas eu honte de revêtir, ce « temple de l’Esprit qui est en nous(5) », s’émerveiller de la chair comme de l’Esprit, vivre Noël comme une invitation à ne pas les dissocier, une invitation à habiter l’Amour.

Michel Sauquet

1_ Éd. du Cerf/Éditions Quart Monde, 2011 (2° édition).
2_ Propos recueillis par les réalisateurs d’un film sur le Mouvement ATD Quart Monde.
3_ Éd. Albin Michel, 2019.
4_S’incarner, Arbre n°268, sept.-oct. 2008.
5_1 Corinthiens 6 :19