Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses…
Noël, fête de l’Incarnation, célébration de la venue d’un Jésus humble, pauvre, dans un coin d’étable, tout le contraire d’une arrivée en fanfare ! Signe de l’amour de Dieu pour les hommes, sujet éternel d’émerveillement, celui-là-même qui me fait sourire malgré moi chaque fois que, dans l’ascenseur, je vois un nouveau-né dans une poussette emmené par sa maman chez le pédiatre du premier étage de mon immeuble ! Impossible d’ignorer un petit enfant, impossible de ne pas s’en émouvoir ! Petites incarnations du quotidien dans le long lignage de la nuit de Bethléem !
Quel terme pourrait être opposé à l’adjectif « incarné » ? Éthéré, peut-être, irréel, douteux, incertain… Loin des hommes en tout cas. Or Dieu a voulu nous rejoindre incarné, dans notre condition humaine, avec nos joies, notre pauvreté, nos souffrances, nos angoisses… On se souvient à quel point le Poverello — inventeur de la crèche vivante — était bouleversé par la fragilité de l’enfant-Dieu qui allait tout connaître de notre humanité, excepté la bassesse, jusqu’aux jours d’angoisse et de souffrance, jusqu’à la Passion.
Car on ne peut pas séparer l’incarnation jubilatoire de Noël de celle, combien douloureuse, du Golgotha, passage incontournable avant la Résurrection. J’ai été très frappé récemment de voir comment un ami confucianiste chinois, Chen Yuegang, qui a beaucoup fait pour accompagner le développement du mouvement ATD Quart Monde en Chine, a lu et interprété le livre Les pauvres sont l’Église(1) de Joseph Wrezinski. Écoutons-le : « Le Père Joseph dit : “Si tu ne vis pas parmi les pauvres comme l’a fait le Christ, tu ne pourras pas comprendre le Christ. Si nous nous sommes éloignés de Dieu le Père, c’est parce que nous nous sommes éloignés des pauvres.” Pourquoi ? Pour la simple raison que si nous ne prenons pas à cœur tout ce que les pauvres ont à nous apprendre de l’humiliation et de la crucifixion du Christ, alors nous sommes incapables de mener une réflexion qui a du sens. […] Cependant dans le monde présent, il reste une partie de l’humanité qui continue à souffrir dans sa chair comme le Christ, en subissant au quotidien souffrance, humiliation et exclusion. Pour tous ces gens, c’est leur quotidien et ils ne l’ont pas choisi. C’est pourquoi quelqu’un qui a foi en Jésus Christ n’a pas besoin de livres religieux pour imaginer sa Passion. Dans le monde réel des gens subissent de tels tourments jour et nuit. Et ce que ce genre de tourments nous font comprendre, c’est précisément la passion du Christ(2) . » L’incarnation, si bien comprise par les plus pauvres !
À ce regard chinois sur l’incarnation, j’aimerais ajouter celui d’une écrivaine à succès, Amélie Nothomb, qui, dans son dernier livre, Soif(3), imagine ce qu’a pu être la plongée du Christ dans notre condition humaine, dans ce qu’elle a de plus charnelle. Que l’on aime ou non ce livre — qui prend, certes, beaucoup de libertés par rapport à l’Évangile —, qu’on le considère comme empathique ou blasphématoire, on ne peut nier l’intérêt de cette évocation de ce que fut, pour Jésus l’expérience du corps. Personnellement, même si je tiens pour un peu lassant le battage médiatique fait autour de cette femme au chapeau, j’ai apprécié, comme beaucoup d’amis chrétiens, la réflexion que suscite ce livre. C’est parce qu’il a eu soif dans le désert, parce qu’il a participé à des noces, subi l’agressivité et la haine de ses détracteurs, parce qu’il a connu nos enfers, que Jésus, pleinement Dieu mais pleinement homme aussi, dans son enveloppe charnelle, a pu nous rejoindre et nous communiquer la plénitude de l’amour du Père.
L’Incarnation n’est-elle pas aussi le signe du grand respect de Dieu pour un corps que nous avons à tort tendance à mépriser ? Avouons que dans ce domaine, François d’Assise, qui traitait de « frère âne » son propre corps, pourrait être taxé de manque de respect pour ce corps s’il n’avait pas reconnu, sur le tard, qu’il en avait beaucoup trop exigé. « Notre corps est un cadeau, écrit le laïc franciscain François Galan dans un excellent numéro de la revue Arbre(4) , parfois empoisonné et empoisonnant. Comme tout présent, ce n’est peut-être pas celui dont nous rêvions, mais comme il est notre compagnon de vie, mieux vaut […] l’accueillir, l’apprivoiser, et même l’aimer. »
Aimer Dieu fait homme, aimer ce corps qu’il n’a pas eu honte de revêtir, ce « temple de l’Esprit qui est en nous(5) », s’émerveiller de la chair comme de l’Esprit, vivre Noël comme une invitation à ne pas les dissocier, une invitation à habiter l’Amour.
Michel Sauquet
1_ Éd. du Cerf/Éditions Quart Monde, 2011 (2° édition).
2_ Propos recueillis par les réalisateurs d’un film sur le Mouvement ATD Quart Monde.
3_ Éd. Albin Michel, 2019.
4_S’incarner, Arbre n°268, sept.-oct. 2008.
5_1 Corinthiens 6 :19