“Simone Weil est le plus grand esprit de notre temps et je souhaite que ceux qui le reconnaissent en reçoivent assez de modestie pour ne pas essayer d’annexer ce témoignage bouleversant.” C’est ainsi, en 1951, qu’Albert Camus parlait de l’auteure de l’Enracinement qu’il publia lui-même en 1949. Toutes proportions gardées, notre actualité présente des analogies avec la période dans laquelle elle l’écrivit : la nécessité d’un changement fondamental s’impose à nous. Ce texte magnifique en lui-même s’avère plus que jamais précieux pour nourrir la réflexion sur les directions à donner au renouvellement indispensable et attendu de notre société. Car il va nous falloir reconstruire notre monde.
La pensée de Simone Weil, une des plus grandes de notre époque et peut-être la plus lumineuse, est sans cesse en mouvement du début à la fin de sa trop courte vie. Elle bouscule les lieux communs de la philosophie, de la politique, de la religiosité, de l’Histoire, de tout ce qui s’oppose à sa quête de justice et de vérité et à son amour de la beauté, une quête héroïque, presque sacrificielle, au point de mourir d’épuisement à Londres en 1943, à l’âge de trente-quatre ans, après avoir rédigé L’Enracinement en réponse à une commande de la France Libre qu’elle a rejointe : une nouvelle déclaration des droits de l’homme afin de définir les conditions du redressement de la France, une fois libérée de l’occupation nazie. Comme Laure Adler le présente dans Simone Weil, l’insoumise : « Écrit au coeur de l’année la plus noire de la guerre d’une seule coulée, brassant des éléments historiques, mythologiques avec des fragments d’expériences qu’elle a vécues comme ouvrière d’usine, militante d’extrême gauche déçue par le marxisme, L’Enracinement se lit comme un traité politique, poétique et métaphysique des futurs temps modernes. »
Le livre commence par poser Les Besoins de l’âme. Le titre de cette première partie dit combien la réflexion politique de son auteure se fonde sur l’approche spirituelle. Pour elle, « il n’y a pas de véritable dignité qui n’ait une racine spirituelle et par suite d’ordre surnaturel ». Habitée d’une foi profonde, celle qui n’a rien renié de ses aspirations révolutionnaires s’est convertie au catholicisme, notamment lors d’un voyage en Italie après une visite à Assise dans la chapelle de Santa Maria degli Angeli qu’elle évoque ailleurs en ces termes : « Incomparable merveille de pureté, où saint François a prié bien souvent ; et où quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. » Puis la deuxième partie, Le Déracinement, conséquence de la « domination économique » et de l’instruction « telle qu’elle est conçue », décrit la condition ouvrière et paysanne, et reconsidère complètement le travail en tant que chemin d’une authentique libération par ce qu’elle appelle la « plénitude de l’attention » qui « n’est pas autre chose que la prière » (Conditions premières d’un travail non servile). La troisième partie éponyme du livre, L’Enracinement, définit les bases de l’immense progrès historique dont elle entrevoit la possibilité après la victoire, en refondant la société selon les vertus de justice et de vérité, éclairées par celles d’amour et de beauté, « preuve rigoureuse et certaine du bien ».
Il est impossible de résumer une pensée aussi puissante, audacieuse et riche que celle de Simone Weil ; je préfère lui laisser le soin de vous inciter à la lire : « Une civilisation constituée par une spiritualité du travail serait le plus haut degré d’enracinement de l’homme dans l’univers, par suite l’opposé de l’état où nous sommes, qui consiste en un déracinement presque total. Elle est ainsi par nature l’aspiration qui correspond à notre souffrance. »
Jean Chavot