PIE IX, UN PAPE À L’IMAGE DE SON SIÈCLE : ENTRE LIBÉRALISATION ET CONSERVATISME

2. Un Pape secoué par l’aspiration à l’unité de l’Italie.

Le Pape Jean Paul II béatifia le dimanche 3 septembre 2000 Pie IX, qui régna sur l’Église de 1846 à 1878, et Jean XXIII, au court pontificat (1958 à 1963). Cette décision fut amèrement commentée en son temps. Certes, l’inquiétude résidait dans la possible béatification du controversé Pie XII qui avait lui-même canonisé Pie X en 1954. Qui était ce Pape aux deux visages ?

Giovanni Maria Mastai Ferretti naquit en mai 1792 dans les Marches, sur la côte adriatique, dans l’actuelle station balnéaire à la jetée art déco de Senigallia, située à quelques encablures de la ville médiévale d’Ancône. Souffrant de troubles nerveux, il ne put entrer dans la garde noble[1]. Il se consacra dès lors à l’étude de la théologie et fut ordonné en 1819. Entre 1823 et 1825, il séjourna au Chili comme secrétaire du légat apostolique[2]. Il y dirigea un hôpital d’enfants handicapés. En 1827, il devint archevêque de Spolète puis évêque d’Imola et cardinal en 1840. Considéré comme un homme à la charité ardente, sans sympathie politique connue, il fut élu le 16 juin 1846 au trône de Saint-Pierre après un conclave de deux jours face au barnabite[3] Luigi Lambruschini[4] pour succéder au défunt Grégoire XVI. L’Europe était alors agitée par des mouvements nationaux et unitaires. L’élection de Pie IX apparut comme l’espoir des libéraux. Du reste, dès son arrivée au Saint-Siège, il libéra des prisonniers politiques, établit le 14 mars 1848 un système bicaméral pour le vote des lois et de l’impôt dans ses États[5]. Il fit même entrer pour la première fois des laïcs augouvernement des États pontificaux. Les Italiens partisans de l’unité, tel l’abbé piémontais Vincenzo Gioberti voire le révolutionnaire Mazzini espéraient que Pie IX prît la tête d’une Italie confédérée[6]. Toutefois, il refusa d’entrer en guerre contre l’Autriche en avril 1848[7]. Rome tomba aux mains des révolutionnaires et le premier ministre Pellegrino Rossi fut assassiné le 15 novembre 1848. Assiégé dans le Quirinal (alors résidence papale) par le peuple, le Pape, déguisé, s’enfuit le 24 novembre pour se réfugier en la citadelle napolitaine de Gaète au sud de Rome. La Ville éternelle abandonnée, les démocrates mazziniens proclamèrent en février 1849 la fin du pouvoir temporel des papes et la République romaine.
Un défi était lancé à la Papauté, quelle serait la réaction de Pie IX, l’espoir des libéraux ?

ÉRIK LAMBERT.


[1] Unité chargée de la protection du Saint-Père. Elle a disparu en 1970. Ne demeurent que les fameux gardes suisses sollicités par le Pape Jules II en 1505, corps créé officiellement le 22 janvier 1506.
[2] Légat apostolique ou pontifical dans la Rome antique, il s’agissait d’envoyés dans les provinces ou dans une nation étrangère. Le terme vient du latin legare, qui signifie « envoyer avec une mission ». Il est envoyé par le Pape pour une mission ponctuelle d’administration ou de représentation, en général diplomatique.
[3] Membres d’une congrégation religieuse fondée en 1530 à Milan par saint Antoine-Marie Zaccaria (1502-1539), médecin originaire de Crémone devenu prêtre en 1528. Ils s’appelèrent d’abord Clercs réguliers de saint Paul et reçurent le nom de Barnabites peu après leur installation auprès de l’église Saint-Barnabé à Milan (1545). Parmi ses membres, le cardinal Bilio, collaborateur de Pie IX dans la préparation du Syllabus.
[4] Candidat de la faction conservatrice des zelanti. Opposé aux idées libérales, il montra même une inclinaison réactionnaire en fustigeant tout changement s’opposant au développement du chemin de fer dans les États pontificaux et au gaz d’éclairage.
[5] Au VIIIe siècle, le déclin de l’empire byzantin, protecteur traditionnel de la chrétienté, conduit le pape à chercher la protection des Francs et de leurs rois, Pépin le Bref puis Charlemagne. Ceux-ci, en retour, accordent à l’évêque de Rome leur protection, notamment face aux Lombards et aux Byzantins. Ils lui reconnaissent une primauté sur les autres évêques et en particulier le patriarche de Constantinople. Enfin, ils lui concèdent un vaste territoire au cœur de la péninsule italienne pour lui assurer son indépendance face aux principautés environnantes. Grégoire VII (Pape de 1073 à 1085) et ses successeurs luttèrent pour assurer l’autonomie de l’Église catholique face aux interventions des souverains séculiers dans la désignation des évêques et des abbés, autrement dit des chefs des églises locales. Le pape s’affirma dès lors comme chef suprême de la chrétienté occidentale, se présentant comme un souverain spirituel mais aussi séculier, attaché à défendre les États pontificaux et à sanctionner les agissements coupables des souverains, en usant notamment de l’arme la plus dissuasive qui soit, l’excommunication. Depuis les accords du Latran de 1929, le Vatican est le plus petit État du monde d’une superficie de 44 hectares soit à peine la surface du cimetière du Père-Lachaise.
[6] Idée inspirée des Guelfes du Moyen-Âge. La riche Italie est tout au long du Moyen Âge convoitée par les empereurs allemands titulaires du Saint-Empire. Mais leurs prétentions se virent contestées par le pape, principal souverain italien. Aux XIIIe et XIVe siècles, les cités marchandes furent déchirées par les conflits entre les partisans de l’empereur (le parti gibelin ou parte Ghibellina) et ses adversaires, qui eurent généralement l’appui du pape (le parti guelfe ou parte Guelfa). Le conflit fut la transposition de la rivalité entre deux familles allemandes prétendant l’une et l’autre à la couronne impériale : les Guelfes (dont le nom vient d’une seigneurie souabe, Welfen) et les Hohenstaufen, dont les partisans portaient le nom de Gibelins, d’après la seigneurie de Weiblingen, d’où ils étaient issus. Le conflit allemand se solda par le triomphe des seconds en la personne de Frédéric II de Hohenstaufen, après que l’empereur Othon IV de Brunswick, chef des Guelfes, eut été défait par le roi de France Philippe Auguste à Bouvines (1214).
[7] Le Printemps des peuples en 1848 a soulevé l’espoir d’un Risorgimento, d’une renaissance de l’Italie, qui se ferait en expulsant l’Autriche et les souverains inféodés à elle. À Milan les habitants commencèrent à manifester contre la tutelle autrichienne dès le mois de janvier 1848 en s’abstenant de fumer pour ne pas payer la taxe sur le tabac. Les troupes d’occupation se plurent alors à fumer sous leur nez de voluptueux cigares. Le commandant en chef autrichien Radetzki (qui inspira la fameuse Radetzki March de Johann Strauss https://www.facebook.com/watch/?v=10155624205272598 ) fut obligé d’évacuer Milan, possession autrichienne, après la bataille des «Cinq Jours», du 18 au 22 mars 1848. À Venise, autre possession autrichienne, Daniele Manin proclama le 22 mars la République de Saint Marc. Le même jour, le roi de Piémont-Sardaigne, Charles-Albert 1er, se posant en champion de l’unité italienne, entra en guerre contre l’Autriche. Il reçut le concours du grand-duc de Toscane et du roi des Deux-Siciles (Naples), poussés à intervenir par leur bourgeoisie libérale. À Rome, le pape Pie IX fut chassé par les révolutionnaires. L’armée autrichienne étouffa toutefois les différentes révolutions et réussit à maintenir la domination directe ou indirecte des Habsbourg sur des États italiens divisés. Malgré les défaites, l’idéal du Risorgimento progressa, l’opéra et le chemin de fer étant des vecteurs de l’unité italienne sans doute plus efficaces que la barricade.