Une Expo, Un film

L’expo Mini-monstres

Les mini-monstres en question ne sont pas nos enfants, bien que nous soyons parfois tentés de les voir tendrement ainsi… Non, ceux dont il s’agit dans cette exposition destinée aux 7-12 ans sont les bestioles qui entourent et habitent partout et constamment petits et grands, et souvent les gratouillent ou les chatouillent, comme dirait le docteur Knock, quand elles ne les envahissent pas purement et simplement avec un sans-gêne inversement proportionnel à leur taille minuscule, aux frontières de l’invisible. Mouches, poux, tiques, punaises, moustiques, puces, acariens… Ces noms évoquent immédiatement le désagrément, la répugnance, et finalement la peur confuse éprouvée à l’égard ce qui échappe aux géants infatués que nous sommes, ridiculement impuissants devant la menace d’une faune aussi indiscernable qu’omniprésente qui s’invite dans nos draps, nos armoires, nos cheveux, les replis de notre peau, se nourrit de nos déchets microscopiques et, pour certaines de ces créatures, de notre sang-même, d’une manière il est vrai plus ou moins courtoise.

L’exposition, par d’habiles artifices de scénographie, remet d’emblée le visiteur à l’échelle de ces animalcules trop vite et trop injustement réputés immondes. Répugnance et peur disparaissent au fil de la visite pour laisser place à la curiosité, l’étonnement, la rencontre, la connaissance et même la fascination devant leurs formes délicates, leurs pattes graciles et puissantes, leurs yeux panoramiques, leurs ailes transparentes qui battent plus vite que nos réacteurs. Ces bestioles — le mot est celui de la Genèse — font en effet partie de la création, au même titre et depuis bien plus longtemps que nous. Nous leur devons donc le respect, et même l’admiration pour leur incroyable variété dans chaque espèce, et plus spectaculairement encore pour leurs extraordinaires facultés qui, si nous en étions dotés, feraient de nous des super-héros capables de sauter à des hauteurs vertigineuses, de supporter des jeûnes de plusieurs années, de soulever des poids cyclopéens, de filer à des vitesses telles que nous semblerions comme elles douées d’ubiquité dans les nuits estivales. Ces aptitudes ne sont pas gratuites : ces petites bêtes accomplissent des tâches ingrates, indispensables à l’équilibre des écosystèmes, si bien qu’avant de les écrabouiller avec un dédain vengeur, nous serions bien inspirés de les remercier de leur invisible et néanmoins déterminante participation au vivant et de mieux apprendre à coexister avec elles comme l’exposition nous y incite de manière très pédagogique. Les bonnes clôtures font les bons voisins, dit-on. Il faut reconnaître notre propension à détruire ce qui nous incommode avec un manque de discernement qui tôt ou tard se retourne contre nous, et y substituer la négociation, le compromis grâce auquel il est possible de vivre en bonne intelligence et en juste équilibre. Ainsi, l’usage immodéré de la chimie pour éradiquer ce que l’on a tôt fait de considérer comme une infestation ne provoque que des complications plus désagréables encore que la nuisance réputée, en plus d’être contreproductives puisque nos commensaux au grand banquet de la nature apprennent très vite à résister aux produits qu’on leur inflige, de sorte que nous finissons par ne nous les infliger qu’à nous-mêmes. À cette échelle aussi nous sommes appelés à tempérer notre orgueil brutal de dominants et à rechercher l’harmonie plutôt qu’affirmer une vaine et dangereuse suprématie solitaire. Admettons plutôt que nous ne nous débarrasserons jamais de nos infimes compagnons, que nos modes de vie sont la cause principale de leur prolifération excessive comme du désordre qui s’insinue à tous les étages de la création. Admettons que, comme on dit, la nature fait bien les choses, bien mieux que nous en tout cas, et qu’il est beaucoup plus judicieux de se mettre à son écoute que de s’évertuer à la contrarier.

L’exposition se tient au Jardin des Plantes, dans la galerie de minéralogie que l’on peut également visiter pour l’occasion, en repayant toutefois le ticket d’entrée assez modique (7 à 10 €) et gratuit pour les enfants. C’est toujours un ravissement de se rendre au Jardin des Plantes, d’y admirer les serres tropicales, de redécouvrir et de montrer aux petits les richesses des différentes galeries, comme celle de paléontologie si fascinante, toujours « dans son jus » de poésie intemporelle, ou simplement de se promener dans les jardins si artistement entretenus et de s’arrêter un moment au pied du cèdre imposant qui trône au sommet du « Labyrinthe » comme un sage géant protecteur. Peut-être de là-haut nous voit-il lui aussi comme de nuisibles et fragiles bestioles.

Jean Chavot


Tirailleurs
un film de Mathieu Vadepied
, coproduit par Omar Sy

un film de Mathieu Vadepied, coproduit par Omar Sy

Il y eut Indigènes de Rachid Bouchareb en 2006. Un voile se levait alors sur le rôle essentiel joué par les troupes d’Afrique du Nord dans la reconquête de la métropole et le peu de reconnaissance de la mère-patrie. Tirailleurs a été pensé par son réalisateur Mathieu Vadepied et le coproducteur Omar Sy comme une contribution à la mémoire du sacrifice des soldats d’Afrique Noire durant la grande Guerre. Le sujet est plus original qu’il n’y paraît. En effet, le corps fut créé en 1857 par Léon Faidherbe pour participer à la constitution de l’Empire français. En effet, la France colonisa mais ne peupla pas. Or, il ne suffit pas de vaincre, il faut ensuite tenir le territoire.

À la veille de la Première Guerre mondiale, l’idée que des Noirs puissent affronter des Européens restait taboue : « races inférieures » et « supérieures » ne sauraient se mêler sur un champ de bataille. Dans un livre très remarqué, La Force noire, publié en 1910, le colonel Mangin fut le premier à braver l’interdit. Plombée par le recul de sa natalité, la France tremblait alors face à l’insolent dynamisme démographique de l’ennemi allemand. Cet officier de l’armée coloniale, n’était lui-même pas exempt de préjugés : « Le Noir naît soldat », assurait le colonel, et l’armée française ne pourrait que se féliciter d’employer « ces primitifs pour lesquels la vie compte si peu, et dont le jeune sang bouillonne avec tant d’ardeur, et comme avide de se répandre ».

Seuls les Français utilisèrent des soldats de couleur durant les combats. 45 000 hommes soit 3% des morts français de la Grande Guerre. Le film de Vadepied a des qualités certaines. Ainsi, Omar Sy est un Sénégalais qui ne parle que le peul ; il ne comprend pas les ordres de son lieutenant français et a tout autant de mal à communiquer avec la plupart des tirailleurs de son unité. L’organisation de ces peuples était tribale et les soldats étaient originaires de plusieurs ethnies, parlant des langues différentes : le peul, le wolof, le mandingue, le sérère, le diola… Or, la communication étant vitale sur le champ de bataille, les officiers imposèrent à leurs soldats une langue commune, le « français tirailleur », nom militaire officiel du « petit nègre », ce français simplifié et humiliant. En 1916, l’armée française distribua aux officiers des bataillons noirs un manuel intitulé « le Français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais »[1]. Comme le montre le film, les tirailleurs étaient souvent logés dans des camps dédiés, encadrés par des sous-officiers indigènes. Mais l’encadrement militaire était systématiquement français et blanc. Au début du conflit, le recrutement était « volontaire »[2], mais, lorsqu’en 1915 l’état-major décida d’intensifier massivement le recrutement de soldats noirs, beaucoup d’entre eux furent enrôlés de force.

Pour échapper à l’enrôlement, de nombreux jeunes Africains quittèrent leur village et se réfugièrent dans la brousse ou les forêts alentour. Certains rejoignirent même les colonies britanniques ou portugaises voisines. La réponse des autorités coloniales fut sans nuance : les fuyards furent poursuivis et saisis par la force, l’arme à la main, lors de véritables chasses à l’homme, comme la scène spectaculaire qui ouvre le film. Vadepied évoque les vagues promesses de citoyenneté française pour les anciens combattants, vœu de la majorité des élites qui étaient assimiliationnistes[3] plus qu’intégrationnistes[4].  

Le film montre bien que l’équipement était semblable à celui des métropolitains, avec en plus le coupe-coupe qui, pour les Allemands, illustrait leur sauvagerie. Les brodequins étaient souvent les premières chaussures que portaient ces hommes, calvaire pour eux. N’oublions pas leur sensibilité au climat qui fit que chaque année d’octobre à avril, ils furent placés dans des camps dans le Var, la Gironde voire l’Afrique du Nord[5]. La question de la misère sexuelle est aussi suggérée. Cette question fut d’autant plus sensible que l’on prêtait aux Africains une frénésie sexuelle débridée et que l’on évitait les contacts avec les femmes blanches. Des établissements spécifiques étaient réservés aux Africains[6]

Comme le suggère le film, le tirailleur qui rentre n’est plus celui qui est parti en côtoyant la population française ; ainsi en est-il de Thierno Diallo qui eut une aventure avec une blanche. Le tirailleur rentre avec la déception du peu de reconnaissance de la mère-patrie et de minces avantages qui lui valent d’être mal accueillis à son retour au village. Il lui est reproché d’être un fainéant, ou encore de vouloir remettre en cause l’ordre traditionnel au nom des médailles rapportées de France. 

Le film de Vadepied est souvent critiqué sans doute parce qu’il n’est pas résolument politique comme le fut Indigènes, parce qu’il ne se pose pas en dénonciation du racisme et n’idéalise pas les tirailleurs. Les combats sont rares mais l’angoisse de l’assaut n’est pas éludée. Pourtant, ce n’est pas un film de guerre, son intérêt réside aussi dans le conflit entre le père et le fils ; l’un peu concerné par les conflits de blancs et l’autre entraîné dans un élan patriotique. 

« Souvenez-vous de moi. Souvenez-vous de nous… » en langue Peule sont les dernières paroles du film. Sur le site de l’ossuaire de Douaumont qui commémore la bataille de Verdun, en 1916, il y a des Aimé, Lazare, Maurice, Jacques, René, Émile, mais pas de Fofana, ni de Bakary. Toutefois, pourquoi le soldat inconnu qui repose sous la « dalle sacrée » de l’Arc de Triomphe depuis le 11 novembre 1920 ne serait-il pas un tirailleur ?

Un film quelque peu éreinté par la critique qui contribue à imaginer ce que vécurent ces unités durant la Grande Guerre et qui participe à l’évolution qui fut et est celle du cinéma dans la manière d’appréhender la Grande Guerre.

Érik Lambert.


[1] En 1915, Banania créé en 1914 se fait connaître avec ses affiches publicitaires mettant en scène un tirailleur qui sourit de toutes ses dents. « Y’a bon », s’écrie l’Africain en dégustant son Banania. Le slogan attribué au « grand enfant » n’a été abandonné par la marque qu’en… 2006. 
[2] Il était en fait délégué par les autorités coloniales aux chefs de village, sommés de réunir chaque année un contingent de candidats au service ; or ces derniers étaient souvent désignés contre leur gré.
[3] Adopter la culture et les valeurs du colonisateur afin de devenir à terme des citoyens à part entière donc disparition des spécificités culturelles.
[4] Ne supprime pas les différences mais les intègre.
[5]Le camp de Courneau en Gironde et nécropole de La Teste-de-Buch 936 tirailleurs morts entre avril 1916 et août 1917. Sous des tentes puis des baraques Adrian qui ont servi ensuite lors des déportations de Juifs organisées par l’État français.
[6] Un seul des « BMC » (bordels mobiles de campagne) destinés aux Africains comportait 10 femmes blanches sous autorité d’une femme de couleur.