Dans le gouffre où je crie, Seigneur, il me semble que tu es sourd.
Dans la mort qui m’angoisse, Seigneur, il me semble que tu es aveugle.
Au pourquoi que je me pose, Seigneur, il me semble que tu es muet.
Seigneur je ne sais plus. Mais je sens que tu es présent, là, au creux de ma vie. Cette vie que j’ai si souvent envie de haïr, de rejeter. Pourtant, n’est-elle pas une invitation à ta propre fête? Accorde-moi Seigneur la force de vivre tous les jours ta résurrection afin que je puisse, comme le fils prodigue, prendre part à la grande fête. O Christ, toi qui me permets de vivre l’inespéré.
La maison du Japon offre une très belle et, à beaucoup d’égards, très émouvante présentation de l’œuvre de Ken Domon, l’un des plus grands photographes de l’archipel, et du monde sans aucun doute, bien que la curiosité générale se dirige moins vers cette rive du Pacifique. En fait de photographie, le racisme ordinaire à peine conscient avec le-quel l’occident considère globalement l’Asie nous propose plutôt l’image de colonnes de touristes qui prennent des clichés de tout et n’importe quoi. Cette exposition est aussi l’occasion de nous débarrasser, précisément, de nos propres clichés. Sa centaine d’images couvre une soixantaine d’années, de 1926 à 1989. Elle est doublement offerte : c’est la première exposition consacrée en France à Ken Domon, la troisième seulement en dehors du Japon après l’Italie et l’Allemagne ; de plus, elle est gratuite, chose trop rare alors que les prix d’accès aux événements culturels connaissent une déplorable inflation.
Que Ken Domon soit un maître, rien de plus évident, si l’affiche ne nous en avait pas avertis avant, dès que l’on entre dans l’exposition. Il est également l’auteur de nombreux écrits fondateurs sur son art. Mais pourquoi parler de réalisme à son sujet ? Cette qualifi-cation toujours contestable l’est encore davantage lorsqu’on parle de photographie. N’est-elle pas réaliste par essence puisque la réalité y est représentée presque directement par impression de la lumière ? Disons que le mot signifie ici que le maître est au service de ce qu’il voit avec ou sans son appareil : les gens, leur sourire, leurs souffrances, leur enfance, leurs bonheurs, leurs plaies, leurs espoirs, leurs défaites, leurs amours, leurs travaux… leur vie en somme, sans aucun artifice, dans les lieux mêmes où elle commence, se déroule et finit : la ville, le village, la mine, la rue, l’atelier, l’usine, le temple, les ruines d’Hiroshima, l’hôpital où se rendirent les victimes survivantes encore longtemps après que la seule bombe atomique jamais larguée, avec celle de Nagasaki, eut explosé sur une multitude d’innocents. L’artiste réalise également, métier oblige, des portraits de célébrités dans dif-férents domaines, artistique, scientifique et littéraire, pour lesquels il déploie une capacité extraordinaire, là aussi, à saisir la vérité d’un regard, la complexité d’une expression et la grâce d’un mouvement. Il photographie les enfants — il en est lui-même père d’un kyrielle —avec une tendresse presque tangible et sans concession à la mièvrerie car les petits japonais ne sont pas extraits de leur condition souvent misérable ; au contraire, Do-mon effectue un véritable reportage sur les souffrances sociales du Japon avec un réa-lisme qui sut éveiller ses concitoyens à d’urgentes nécessités.
L’œuvre de Ken Domon témoigne d’un amour du prochain et d’une attention pour le monde qui honorent l’artiste et décrivent l’homme, d’autant que sa vie connut des épi-sodes cruels, à l’image de celle du Japon contemporain. Ainsi, victime d’une première hé-morragie cérébrale en 1959, à l’âge de cinquante ans, il se remet au travail malgré une hé-miplégie droite, à l’aide d’un trépied. Frappé de nouveau dix ans plus tard, c’est en fauteuil roulant qu’il le reprend, avant qu’une troisième hémorragie en 1979 ait raison de sa pas-sion et de sa vie en 1990. Cette évocation pour rappeler qu’il y a toujours quelqu’un der-rière un appareil, et que la qualité de la photo est avant tout le reflet de la qualité de qui la prend.
Jean Chavot
Contre le cléricalisme, retour à l’Évangile Yves-Marie Blanchard
Le rapport Sauvé dévoilant l’ampleur des abus sexuels dans l’Église et la pandémie[1] ont mis à jour la crise qui sourdait au sein de l’Église catholique. Depuis 2000 ans, les secousses affrontées par l’Église furent légion mais, celle que nous vivons, est singulière car elle est celle du pouvoir interne.Or, Yves-Marie Blanchard[2], en publiant Contre le cléricalisme, retour à l’Évangile participe au débat engagé. Le titre lui-même semble faire écho aux convulsions qui secouent l’Église d’aujourd’hui. L’auteur affirme l’ambition de son livre : « à l’heure où l’église universelle est vigoureusement invitée à pratiquer la synodalité, comment ne pas se ressourcer dans les textes bibliques pour mesurer combien ceux-ci se gardent de cette tentation cléricale ? L’Église ne peut pas échapper à certaines logiques de pouvoir. Mais ces logiques sont en réalité opposées à la démarche évangélique. »
Prêtre lui-même, il ne souhaite pas porter de jugements sur les personnes mais sollicite le Nouveau Testament afin de dénoncer les stratégies de pouvoir trop souvent pratiquées dans l’Église[3].
À la lecture des sept chapitres, rédigés d’une plume alerte, il appelle à une réelle cohérence de l’Institution avec le texte évangélique. Il plonge dans le texte grec ou hébreu pour défendre ses positions. Ainsi, rappelle-t-il la parole de Jésus dans Mathieu 23 : « N’appelez personne votre père sur la terre ». Il s’agit pour lui de dénoncer un paternalisme ecclésiastique, partie prenante du cléricalisme. Il rappelle ainsi que nous n’avons qu’un seul Père, celui du Ciel. Dès lors, le titre de frère serait plus adapté que celui de père ; Jésus lui-même refusant les termes cléricaux et dénonçant les sept malédictions qui frappent scribes et pharisiens hypocrites[4]. Parmi elles, la mise en scène de soi, et « l’incohérence de vies parées de belles apparences mais en réalité pourries et corrompues »[5]. Il s’attache longuement à la façon dont Paul s’adresse à ceux qui l’entourent rappelant que la Première lettre aux Corinthiens comporte seize fois l’appellation « frères ». Il sollicite Luc et Paul[6] afin de distinguer les Douze et les apôtres et de ne pas concentrer sur eux seuls le ministère apostolique incitant à interroger un modèle ecclésial teinté de cléricalisme[7]. Sollicitant l’épître aux Galates[8], il rappelle que notre Église a oublié la pluralité constitutive du corps des croyants : « Tous, vous êtes fils de Dieu à cause de la foi en Christ Jésus… Il n’y a pas masculin et féminin. Car tous, vous êtes UN en Christ Jésus. ». Il ne peut y avoir d’opposition entre masculin et féminin, hommes et femmes sont habilités à prier et prophétiser[9]. Citant les multiples évocations de femmes dans le texte, il pousse l’Église à réfléchir à l’accès féminin aux responsabilités et aux ministères. Par ailleurs, en plongeant dans le texte des Béatitudes, il rappelle la place des plus petits, des enfants pour argumenter : « Il ne suffit pas de prêcher au monde la pauvreté spirituelle, la pureté ou droiture d’intention, …la douceur et l’attention aux plus petits, sans d’abord appliquer ces principes à tous les domaines de la vie ecclésiale »[10]. Paul n’a de cesse d’appeler à la fidélité de l’Institution comme des individus à l’Écriture ; l’humilité doit guider le chrétien et le conduire à rejeter toute ambition et soif de pouvoir. Berger[11], brebis, pêcheurs d’hommes ; Jésus est à la pêche afin que ce qu’il y a de meilleur en nous luise en le suivant : « Venez derrière moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes.[12] »
Poursuivant son apostrophe, au chapitre sixième, Blanchard use des métaphores de la porte et du pasteur pour appeler à une gouvernance de l’Église. Le terme apparaît d’une rare pertinence car c’est de cela dont il s’agit …gouvernance[13] et non gouvernement ! Il s’agit d’être au service des humbles et de ne pas avoir un souci de gestion managériale. L’auteur attend que tout pasteur suive les pas de Jésus en se mettant au service d’autres brebis que celles de son troupeau. Le cléricalisme ne se satisfait-il pas d’une tacite entente avec ce qui semble constituer les aspirations de la majorité du troupeau ? Enfin, Blanchard conclut en invitant à la conversion du « sommet à la base » qui constituerait l’Église-famille loin des nostalgies ; avide d’unité et non d’uniformité mais si fidèle aux Écritures.
Certes, le livre flatte ceux qui posent un regard critique sur une Église sclérosée qui semble si lourde à réformer, soucieuse d’éviter les remous et les scandales, privilégiant trop encore l’omerta. Pourtant, être chrétien c’est rester d’abord soucieux de l’Évangile et ne pas demeurer figé dans des certitudes même lorsque le monde bouscule un ordre qui semblait établi. Or, dresser des remparts nourrissant l’illusion de se protéger des vents contraires, sombrer dans un repli identitaire conduit à se poser en victime et à désigner des coupables. Le cléricalisme n’était sans doute pas ce que Jésus attendait lorsqu’il s’adressa à Pierre : « Tu es Rocher et sur cette roche je bâtirai mon église.[14]». L’établissement d’une stricte hiérarchie ne fut-il pas progressif après la chute de l’Empire romain d’Occident en 476 ? En effet, comme l’affirma le médiéviste Jacques Le Goff, l’Église établit son organisation au cœur de l’Empire entre 325[15] à 476. Elle devint une force politique qui n’était sa vocation, encouragée en cela par les Carolingiens[16]. L’alliance se manifesta du reste lors du couronnement de Charlemagne à Rome par le pape Léon III à la Noël 800. Le peuple franc fut même alors décrété « élu de Dieu », sa supériorité militaire étant le fruit de sa piété.
Plus tard, face à la modernité, l’Église s’imaginant perdre le pouvoir sur les esprits, nourrit la crainte d’un monde qui bouleverserait d’ancestrales croyances et pratiques ; la liberté de conscience et la démocratie étant œuvre satanique. Or, si le concile Vatican II engagea un « aggiornamento »[17] spectaculaire, il ne remit pas en cause l’organisation verticalement hiérarchisée d’une institution reposant sur un « modèle » mâle célibataire.L’ouvrage de Blanchard puise dans l’Évangile avec la précision de l’helléniste pour dévoiler les nuisances du cléricalisme cultivé par des laïcs comme par des religieux. Sans engager un réquisitoire contre l’Institution, il identifie sereinement les obstacles à la communion de la communauté. Après tout, l’Église est d’abord celle des fidèles, elle n’est pas la propriété de la hiérarchie, elle n’est pas celle des seuls mâles, elle doit être celle des petits et de pasteurs au service. La synodalité est son avenir.
Érik Lambert
[1] À l’origine d’une situation inédite de rupture de la vie sociale catholique puis de dissensions entre pratiquants. [2] Prêtre du diocèse de Poitiers, agrégé de lettres, docteur en théologie, professeur honoraire d’exégèse du Nouveau Testament et de théologie patristique à l’Institut catholique de Paris, diplômé en langues bibliques, grec, hébreu, syriaque et araméen. Membre du Groupe des Dombes. http://groupedesdombes.eu/ [3] Page 11. [4] Mt, 23, 13-29. Hypocrite en grec, désigne un comédien, quelqu’un qui interprète, qui joue, qui feint. [5] Page 21. [6] Lc, 6,13, 1 puis 6, 12-16 ; Co 15, 1-11. [7] Jésus demande aux disciples, pas seulement aux apôtres, ni à Pierre seul, le soin de « bâtir » son Église : « Je vous le dis en vérité, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. » (Matthieu 18:18), que l’on retrouve aussi dans l’Évangile selon Jean 20:19-28 (aux disciples présents, hommes et femmes) : « Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » [8] Ga 3,28. [9] 1 Co 11, 4-5. [10] Page 72. [11] Jn, 21 :16. [12] Mc 1, 14-20 [13] Le concept est intéressant. Si dans les années 1970 Michel Foucault suggérait que la gouvernance consistait en les règles du jeu qui « visent à organiser le libre épanouissement des personnes », la racine étymologique du mot « gouvernance » est issue du verbe grec kubernân, évoqué par Platon dans La République, au sens de pilotage d’un navire. Mais, c’est au XVIe siècle que ce mot apparut dans les Six Livres de la République de Jean Bodin (1576). La gouvernance désignait alors la science du gouvernement, la manière de gérer dans l’intérêt général la chose publique. [14] Mt 16 :18. [15] Concile de Nicée. [16] On se reportera avec très grand profit à l’excellent ouvrage de Marie-Françoise Baslez, Comment notre monde est devenu chrétien, Points, Seuil. [17]https://www.lemonde.fr/archives/article/1966/11/16/l-aggiornamento-de-l-eglise-catholique_2685783_1819218.html
En mai, fais ce qu’il te plaît (mais ne l’impose à personne)
Les nouvelles se sont égrenées au fil des jours de mai sans rapport apparent les unes avec les autres, mais dont la succession composait une litanie qu’on aurait souhaitée moins affligeante. Ainsi entendit-on au tout début du mois qu’en réponse au ministre de l’éducation qui venait de signaler l’importante augmentation des atteintes à la laïcité à l’issue du Ramadan, le recteur de la Grande Mosquée de Paris s’insurgea contre ce qu’il considérait comme un procès discriminatoire, en outre fermement condamné par l’organisation « Musulmans de France ». Le 10 mai, on apprit la démission du maire de Saint-Brévin après l’incendie criminel de son domicile. Un lourd climat de tension et de menace pesait sur la municipalité du fait des menées d’opposants à l’implantation d’un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA). La surdité à ses appels de l’État, qui lui avait pourtant imposé le centre, avait préalablement usé et découragé l’édile. Quatre jours plus tard, le 14 mai, c’était au tour de membres du mouvement catholique traditionaliste Civitas d’alimenter la chronique après q’ils eurent empêché par la force la tenue d’un concert de l’organiste Kali Malone prévu dans l’église Saint-Cornély de Carnac dont ils bloquèrent l’entrée aux cris de « Arrière Satan ! », jugeant « profanatoire » l’oeuvre de l’artiste contemporaine. Et la litanie continua, chaque jour apportant son lot d’absurdité et de confrontation obtuse et brutale, en mai comme sans doute en juin et désormais tout au long de l’année. Suffit-il de le déplorer, doit-on s’y résigner ? Certainement non, pas en tant que citoyen et encore moins en tant que chrétien.
Essayons de comprendre ce phénomène de notre temps : la fragmentation de la société individualiste en de multiples groupes et groupuscules incapables de dialoguer, constitués et mus par la volonté d’imposer leurs intérêts particuliers au mépris de l’intérêt général et au nom d’une vérité qu’ils seraient seuls à posséder contre tous. Faut-il imputer cette involution aux formes spectaculaires du journalisme dominant qui se repaît de polémique, de « clash », aux réseaux dits « sociaux » qui enferment dans des opinions arrêtées plutôt qu’ils ouvrent à d’autres conceptions ? C’est un peu court, dirait Cyrano, car il s’agit là de symptômes plutôt que des raisons profondes du mal. Nous constatons en effet chaque jour le délitement accéléré du lien social : macro-social avec le creusement indécent des inégalités et l’élargissement de la coupure entre les catégories dominantes et les autres, et donc la rupture du contrat social et le repli dans des mirages identitaires ; micro-social avec, par exemple, la disparition des principes élémentaires de la courtoisie qui témoigne d’un déficit aggravé d’attention au prochain, si ce n’est d’hostilité a priori. Dès lors, on ne peut dire un mot sans que l’interlocuteur, au lieu de chercher à le comprendre dans ses nuances, se demande à quel groupe ennemi l’on se rattache, d’où il déduit tout un discours convenu que l’on n’a jamais tenu, à quoi il répond par un autre discours convenu conclu par l’impossibilité définitive de s’entendre sur rien, d’autant que le langage lui-même tend à s’appauvrir par l’utilisation de formules toutes faites et de mots creux divulgués à l’envi par les médias. Or, on le sait, l’incapacité à s’exprimer par la parole est la grande porte ouverte à la violence.
Devant cette violence, le chrétien se trouve bien désemparé, comme devant la fragmentation de la société qui met à l’épreuve son amour du prochain et sa foi dans le salut collectif. C’est qu’il lui est imposé une double contrainte : d’un côté il ne peut réagir à la violence par la violence ni à l’individualisme par le repli sur lui-même, et de l’autre il ne peut accepter de subir ou que soient subies ni l’une ni l’autre. Il y a pourtant et toujours une solution à la double contrainte, et une seule : la refuser, comme Jésus nous apprend à le faire face aux multiples et vaines tentatives des pharisiens et des scribes pour le piéger. Comme lui, avoir le courage de résister sans trahir sa foi, insister inlassablement sur ce qui rassemble, soigner son langage en en chassant les lieux communs, cultiver l’écoute au lieu de fourbir ses réponses dogmatiques, élargir le débat plutôt que chercher à clouer le bec, ne viser qu’à la paix et au bien… la liste est longue des ressources dont nous trouvons la richesse et la puissance dans notre foi et dans l’Évangile. À quoi l’on peut ajouter, quand chacun prend le prétexte d’affirmer et de défendre sa liberté pour imposer sa vérité aux autres, qu’il n’est de liberté qu’en Dieu car Lui seul nous libère de nous-mêmes. Ainsi résonne particulièrement la parole de saint Pierre dans sa première épître (3,15-18), adressée (selon la Bible de Jérusalem) aux « étrangers de la Dispersion » (!) :« Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous ; mais faites-le avec douceur et respect. »