L’école du petit Âne
Un livre d’Anne Savary
Nos prédécesseurs dans la foi nous ont transmis d’innombrables prières depuis que Jésus nous a lui-même légué la plus complète et la plus juste en toute occasion. Porteuses de différentes intentions, inspirations et expressions, elles constituent un immense réservoir auquel tout fidèle trouve à puiser. Mais la prière la plus authentique, à l’exemple du Cantique des Créatures, n’est-elle pas celle qui monte avec ses propres mots sur les lèvres de l’orant ? Et pas seulement avec ses mots : elle abonde aussi avec sa mélodie soudaine, ce chant profond qui s’empare du corps, du cœur, de l’esprit, de l’âme dans l’harmonie ressentie à l’instant parfait de la communion avec Celui à qui elle est adressée. Cette prière-là offre à Dieu le meilleur du chant dont l’homme est capable, débarrassé de toute affectation, de toute ostentation, de tout attachement à soi. On prie, et l’on n’est plus que désir de la Présence que la prière appelle et reconnaît.
C’est une prière de cette simple et pure beauté qu’Anne Savary partage avec nous dans L’école du petit Âne. Et c’est à une école de nudité, de vérité et de dépouillement que nous convie ce recueil, petit livre avec lequel l’éditeur a voulu « par son format et sa facture, renouer avec la pratique de ces objets qu’on porte avec soi (…) parce que c’est d’abord au cœur qu’ils s’adressent ». C’est en effet au cœur que nous touchent ces vingt-huit prières couronnées par une supplique :
« Viens guérir notre manque d’amour
Les uns pour les autres. »
La prière s’y fait poésie, non par l’effet d’une quelconque recherche mais par le jaillissement naturel d’un amour vécu, clair comme l’enfance :
« — Je suis une petite fille
Qui accourt vers Toi
En riant ! »
Anne, l’écolière sexagénaire du petit Âne qui vit dans une chambrette et travaille comme gardienne de nuit dans un EHPAD, pose et repose cette question qui la préoccupe plus qu’elle-même :
« T’ai-je assez aimé aujourd’hui ? »
Mais elle se tait bientôt car elle sait où l’attend la réponse :
« Plus le silence est profond
Et plus je T’aime. »
Nous pouvons glisser nos prières dans les mots d’Anne Savary que leur générosité universelle rend accueillants et familiers. Mais nous pouvons aussi écouter son incitation muette à l’imiter afin d’adresser à Dieu le meilleur de la prière de chacun, c’est-à-dire, semble-t-elle nous dire, ce qui en elle conduit au silence.
Jean Chavot
Le Mage du Kremlin
Un livre de Giuliano Da Empoli
L’actualité politique internationale depuis le 24 février, la sélection dans la liste des « goncourables » incitent encore plus volontiers à lire Le Mage du Kremlin, fiction offerte par Giuliano da Empoli.
Le scénario côtoie allégrement la réalité ou ce qu’elle aurait pu être. Le personnage principal est un intellectuel, éminence grise du tsar Poutine, durant une vingtaine d’années, tel un Grigori Raspoutinemoderne. Personnage atypique par rapport aux proches habituels du dirigeant russe, il fut homme de télévision, adepte du théâtre d’avant-garde, féru de musique populaire contemporaine. Vadim Baranov est largement inspiré de Vladislav Sourkov cofondateur du parti Russie unie qui mena Poutine au pouvoir en 2001 et conçut les concepts de « verticale du pouvoir »[1] et de « Démocratie souveraine ». Les autres membres de l’entourage de Poutine conservent leur nom, ce qui fait du roman – en est-ce vraiment un ?- une chronique du règne du monarque russe.
Tombé en disgrâce, Vadim se confie à un chercheur français et décrit les rouages de la dictature du tsar moderne. Éminence grise, voilà qui convient très bien à l’auteur, qui joua ce rôle auprès de Matteo Renzi. Il y a du Poutine dans Baranov tant il sut, à l’instar de son mentor, jouer la carte de l’opportunisme pour louvoyer jusqu’aux arcanes du pouvoir, tant il mania les informations mensongères[2] en usant des réseaux sociaux et manipula nombre de groupes de pression corporatiste. Proche de Mikhaïl Khodorkovski et de Boris Berezovsky, tel le Renard de La Fontaine, il traça son chemin dans les allées du pouvoir pour se hisser auprès du tsar. Du reste, lorsqu’apparaît aujourd’hui Alexander Makogonov[3], on a la curieuse sensation de plonger dans Le Mage du Kremlin, le terme de mage étant fort bien adapté. Tel Makogonov, Baranov est en effet disciple de Poutine comme d’autres le furent de Zarathoustra. Avec un brin de cynisme, Vadim raconte l’absolutisme et le populisme nourris d’une détestation du monde occidental dépravé négligeant la puissance de la Russie. Bousculer Angela Merkel sûre d’elle et minutieuse en laissant Koni, le labrador de Poutine « enfiler le museau dans le giron »[4] d’une chancelière cynophobe illustre la brutalité du tsar. Il y a du Louis XIV chez Poutine qui se réveille fort tard et retrouve des courtisans au bord de la piscine. Baranov est l’idéologue du régime violent et gourmand de territoires qui nourrit les rêves populistes d’une glorieuse histoire. Satisfaire à la résurrection de la Sainte-Russie sauvée du chaos consécutif à la glaciation brejnévienne, aux réformes gorbatchéviennes avortées et aux dérives libérales-mafieuses de l’ère Eltsine est le défi qu’a contribué à relever Vadim avant son éviction.
Le roman se lit avec gourmandise, l’actualité sert la fiction ou sans doute est-ce le contraire. L’écriture quoique sobre ne manque pas d’ironie et la suite sera l’histoire. Nul doute que le contexte dans lequel est publié le livre ne peut que servir le succès littéraire et commercial de Giuliano da Empoli.
Érik Lambert
[1] On peut se reporter avec intérêt à cet article du Monde : https://www.lemonde.fr/europe/article/2007/11/29/la-verticale-du-pouvoir-ligne-directrice-du-poutinisme_983668_3214.html
[2] Que l’on nomme parfois « fake news ».
[3] Porte-parole de l’ambassade russe à Paris
[4] Page 204.