E.Lothar, Mélodie de Vienne, Liana Lévi, Paris, 2016, 665 pages, 24 €
Il y eut Thomas Mann et les Buddenbrook, il y eut Maurice Druon et Les Grandes Familles mais la saga de la famille Alt, facteurs de piano dans la Vienne de la fin du XIX°siècle jusqu’à l’Anschluss demeure souvent ignorée. Pourtant, l’ouvrage emporte le lecteur dans le tourbillon qui anéantit le vieil Empire habsbourgeois multiséculaire. Dans un immeuble ancien du centre de Vienne ont vécu et vivent trois générations de la famille du célèbre facteur de pianos Alt, qui conçut un instrument pour Mozart. Les Alt sont des membres éminents de la haute société viennoise qui s’attachent à conserver les codes et l’étiquette. Les déchirements qui secouent le clan Alt bousculent l’harmonie de la résidence familiale. La cohabitation sous un même toit devient dès lors illégitime.
L’épopée est celle d’Henriette qui heurte le bon ordonnancement élaboré par le patriarche Christophe Alt. D’une saisissante beauté, follement sentimentale, elle n’en est pas moins victime de l’antisémitisme ambiant qui règne en Autriche. D’une fidélité conjugale à éclipses, maîtresse de l’Archiduc Rodolphe, elle parcourt avec ses enfants l’histoire dramatique de l’Autriche impériale multiethnique qui se meurt. Ce rêve qui demeure dans les mémoires ; celui de Sissi et du concert du Nouvel An, celui de Strauss et de la Radetsky March c’est celui qui s’évanouit sous les coups des nazis. Vienne, frivole, créative ; Vienne, cœur de l’effervescence culturelle veut ignorer l’archaïsme et la désuétude de son mode de vie d’un autre temps.
Lothar aspire à affirmer l’originalité de l’identité autrichienne, si différente de la culture allemande. L’hypothèse est séduisante même si elle n’est pas partagée par Reed dans Le Troisième homme. Vienne, berceau de la culture européenne ou source de ses démons ? Sans doute peut-on reprocher à Lothar de défendre avec une certaine énergie cette surprenante idée que l’Autriche fut une victime innocente de l’histoire. Ainsi, un fils d’Henriette échoue au concours pour entrer à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne ; sort subi par un autre jeune, qui, furieux aspire à se venger…un monstre engendré plus par la frustration que par l’Autriche. Ce roman est aussi celui des intrigues politiques et sentimentales d’une société aux abois, déjà plongée dans les méandres révolus de l’Histoire. Ce drame historique est celui du mouvement ouvrier, des fractures sociales du siècle industriel et du rêve du nouveau monde. Tragédie d’une société qui sombre avec la Grande Guerre, qui s’abandonne dans les bras du nazisme et qui se complaît dans l’antisémitisme. Un roman épique à lire dans un transat mais en prenant garde de se protéger du soleil car lorsque le lecteur lit « En tournant à l’église de l’Ordre des chevaliers teutoniques… » Il plonge alors dans une histoire qui ne lui laissera plus de répit.
Erik Lambert.