Entretien avec Philippe Pierre

Le 15 février dernier, Philippe Pierre, ancien DRH dans de grandes entreprises et aujourd’hui consultant et formateur très apprécié dans les milieux de l’entreprise (https://philippepierre.com), nous a fait l’amitié d’intervenir avec Michel Sauquet à Fontenay-sous-Bois, autour du thème de l’intelligence de l’Autre. Les membres des fraternités présentes ont particulièrement apprécié son apport et constaté à quel point nous avons besoin, pour enrichir notre spiritualité, du détour par des regards extérieurs à l’Ofs, qu’ils soient de croyants ou d’agnostiques. Nous lui avons demandé de dire en quoi le franciscanisme l’a intéressé.

Michel Sauquet : Philippe, comment vois-tu le franciscanisme et l’influence du fait religieux en entreprise ?

Philippe Pierre : Je le vois comme une invitation à la mesure et à la compréhension mutuelle. Je ne suis pas croyant mais je considère que toute personne est une histoire sacrée et que l’étranger est un ami que l’on ne connait pas encore. 

Le fait religieux en entreprise amène des questions que l’on peut résoudre avec de l’intelligence et de la volonté à propos de différences de rites alimentaires, de manières de se saluer, de manières de se vêtir, de normes de politesse à décoder et décrypter… En permanence. Au final, la République et la laïcité nous rassemblent en indiquant le chemin souhaitable. Un principe qui refuse qu’une personne affiche son appartenance à un collectif restreint, sa « communauté », pour n’avoir nul compte à rendre à la nation, voire au genre humain. Un principe qui appelle à la mise entre parenthèses de ce qui nous différencie au profit de ce qui nous unit. 

MS : Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser au franciscanisme ? 

PhP : Surtout tes livres et nos dialogues. Et je t’en remercie. Alors que je viens du monde des entreprises privées et toi du domaine de l’humanitaire, j’ai pu confirmer – dans notre collaboration – que nous avions de communes aspirations, et notamment les mêmes inquiétudes sur les dangers de méthodes et de discours uniques, la même volonté de mettre en débat une question interculturelle souvent trop chargée, de références nationales qui enferment (tous les « Chinois » ou « Coréens » travaillent comme cela, les « Italiennes » ou les « Maliennes » ont d’abord ce type de comportement quand on les approche…). Nous voulons dépasser les dualismes[1].

Je vois dans le franciscanisme une occasion de contester des réflexes communautaires victimaires. Le franciscanisme me semble produit par la rencontre et non la simple mise en présence. Tolérer, c’est vivre côte à côte, sans véritablement chercher à se connaitre. On se tolère. Cela amène à se dérober…

Le franciscanisme m’intéresse car il invite à reconnaitre et à couronner cette maxime : pour être proche, il faut s’approcher… Je le comprends d’abord comme un art de la rencontre et du dialogue, face au loup de Gubbio, aux brigands, aux lépreux, au Sultan…

MS : Tu veux dire qu’une rencontre est davantage qu’un rendez-vous ? 

PhP : Oui. Un rendez-vous, on l’encarte dans un agenda. Une rencontre, c’est d’abord une posture d’accueil à l’inconnu. En suis-je capable ? Le franciscanisme nous montre que beaucoup de contradictions sont de fausses contradictions : il ne s’agit pas d’une juxtaposition d’éléments totalement contraires, mais plutôt d’éléments hétérogènes qu’une suspension de jugement pourrait aider à résorber, qu’une posture interculturelle pourrait élucider et enrichir. Précisément parce qu’une posture interculturelle nous apprend qu’il n’y a pas de situation où A et B sont incompatibles parce qu’ils n’ont pas de cadre ou de référent commun, appartiennent à deux mondes qui ne se rencontrent pas. On mésestime le pouvoir d’élucidation des humains quand il s’agit de comprendre les raisons d’agir de l’autre. On surestime même « cette part de la réalité qui nous échappe si nous demeurons passifs[2] ».

L’Autre n’est autre que par l’effraction qu’il ouvre. C’est ce que je comprends du message de François. Le frère Gwénolé Jeusset, dans Saint François et le Sultan écrit : « il ne s’agit nullement de se mépriser et de canoniser celui d’en face, mais de traverser la rue et de lui serrer la main en espérant un partage ». La rencontre est donc disposition d’accueil, forme psychique aimantée par la réciprocité de véritables fluides et énergies… A l’opposé de la consommation de relations feintes, comme celles que nous proposent le plus souvent une certaine télévision et un type d’Internet. La représentation d’un homme substituable, interchangeable, flexible, mobile, jetable. 

La rencontre est un appel à une réflexion sur soi-même. Et du reste, en nos sociétés, ce n’est peut-être pas le désir d’affirmer la supériorité de son désir de reconnaissance qui est le fondement de la lutte des hommes mais le désir plus secret d’échapper au mépris dans la présentation de soi. Or une société juste permet à l’homme d’échapper au mépris. Et « le rôle de la politique », écrit Alain Ehrenberg, « dans un âge de subjectivité généralisée ne consiste pas à s’occuper des âmes ou des inconscients, à définir le bien commun, mais à régler les rapports entre les hommes de telle sorte que les articulations entre souci pour soi et pour autrui soient facilitées[3] ».

MS : Quelles sont les valeurs du franciscanisme que tu as repérées comme pouvant inspirer le management ?

PhP : François m’apparaît médiateur entre des mondes à mille lieues les uns des autres. Or, une entreprise, c’est un projet de socle commun avec des personnes qui discutent des principes et veulent comprendre pourquoi. Pourquoi on agit comme cela, pour quoi on évalue nos performances comme cela… Aussi, beaucoup de messages forts issus du franciscanisme peuvent influencer des pratiques managériales au quotidien. J’en vois deux principaux. 

D’abord, faire preuve de volonté. « Vouloir vouloir… » disait un philosophe[4]. Je crois que l’espace du travail, si exigeant, appelle à refuser le fait de donner la même chose à chacun quel que soient les efforts consentis. Le risque du nivellement. Non, l’horizon pour moi, doit être celui de l’équité : identifier et assumer dans nos équipes de travail des différences qui profitent à toutes et tous. 

Travailler, c’est se confronter au réel et vouloir dépasser la contrainte. Emmanuel Mounier remarque que « tant que furent ignorées les lois de l’aérodynamique, les hommes rêvèrent de voler ; quand leur rêve s’inséra dans un réseau de nécessités, ils volèrent. Sept notes sont un étroit registre : et cependant sur ces sept notes, plusieurs siècles d’invention musicale se sont déjà établis. Qui prend argument des fatalités de la nature pour nier les possibilités de l’homme s’abandonne à un mythe ou tente de justifier une démission »[5].

Ensuite, former au doute constructif : pour promouvoir une véritable intelligence de l’autre, il faut en finir avec les certitudes conquérantes et endosser — la pandémie nous y a incité — une culture de l’incertain. Il nous faut en permanence questionner nos certitudes culturelles, comprendre que nos évidences ne sont pas forcément celles de l’autre, que derrière nos mots, l’autre met peut-être autre chose que nous, que nous n’avons pas tous les mêmes rapports au temps, à l’espace, au statut social, à l’autorité, pas la même manière de gérer les conflits, pas les mêmes modes de communication interpersonnelle… 

Il s’agit de passer d’une logique du « ou » (toi ou moi, tes méthodes, tes références ou les miennes, et l’un doit prendre le pas sur l’autre) à une logique du « et » (que nous nous soyons choisis ou non, quel commun pouvons-nous trouver entre nous, quels repères communs sur lesquels nous pouvons nous appuyer nous aideront à vivre et travailler ensemble ?) Nous devons avoir l’humilité de reconnaître que nous ne savons pas tout de l’autre, nous faire expliquer la façon dont il raisonne ; en rabattre sur nos certitudes sur ce qui est bien ou mal dans l’autre ; distinguer l’essentiel de l’accessoire, et, au total, pratiquer une « négociation socioculturelle » : comment, sans abdiquer ses propres valeurs et sans mettre l’autre sur un piédestal, trouver des terrains d’entente ?

Comme l’écrivait Jean Cocteau : « Ce qui caractérise notre époque, c’est la crainte d’avoir l’air bête en décernant une louange et la certitude d’être intelligent en décernant un blâme. »


[1] : Philippe Pierre et Michel Sauquet, L’archipel humain. Vivre la rencontre interculturelle, ECLM, 2022.
[2] : Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020, p. 15.
[3] : Alain Ehrenberg, L’individu incertain, Calmann Lévy, 1995.
[4] : Philippe Pierre et Michel Sauquet, Abécédaire interculturel. 50 mots à prendre en compte par temps d’intolérance, ECLM, 2024.
[5] : Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, PUF, 2016, p. 24.