« L’Époque de la sécularisation » d’Augusto Del Noce

Le premier caractère devant être assigné à l’histoire contemporaine est le suivant : elle est « histoire de l’expansion de l’athéisme. »

La philosophie et la vision historique d’Augusto Del Noce (exprimées ici entre 1968 et 1970) embrassent le XXème siècle et au-delà, la Renaissance puis les Lumières dans lesquelles il voit plonger les racines de l’athéisme aujourd’hui dominant dans notre « société technologique », ou « technocratique », ou « opulente », ou encore « société du bien-être », au sens qu’elle vise à « la plus grande satisfaction possible des goûts et des appétits », recherche exclusive de « l’esprit bourgeois » qui, n’obéissant qu’à la catégorie de l’utile, désacralise tout ce qu’il pense. Au contraire d’une société fondée sur les « valeurs traditionnelles » ou « valeurs permanentes » — celles de la « vie bonne » qui mènent à la félicité — la société technologique n’a que le bien-être pour finalité de son culte de la nouveauté, de son positivisme utilitaire et du « progressisme » résultant. En conséquence, elle abolit la philosophie en l’asservissant à la science, elle estompe la différence entre l’animal et l’homme tout entier tourné vers la satisfaction de ses besoins sensibles, elle annihile la pudeur et donne libre cours au mensonge et à la mauvaise foi qu’aucune vérité durable ne vient plus contrarier.

Comment en sommes-nous arrivés à cette involution qui élimine le primat de la contemplation au profit de « la pure affirmation de soi au sens le plus étroitement individualiste et égoïste » ? Le philosophe inspiré inverse la perspective conventionnelle : ce n’est pas le progrès de la science et de la technologie qui provoque en soi le recul de la religiosité comme s’en convainc trop facilement le progressisme, c’est au contraire l’éclipse du sacré qui laisse le champ libre à « l’hybris de l’activité technologique » d’où toutes les activités humaines sont considérées dans l’optique du combat homme-nature. La participation contingente du marxisme fut déterminante dans ce processus. La société technologique accepta volontiers le soutien de son athéisme prosélytique, tandis que le communisme renonçait de lui-même — par utilitarisme inhérent à sa pratique comme à sa théorie — à ses utopies eschatologiques et aux espérances messianiques initiales qu’il portait. Le caractère paradoxalement religieux du communisme éliminé, celui-ci ne comportait plus aucun danger révolutionnaire ; la victoire de l’athéisme assurait le règne du progressisme dans sa société du bien-être.

Dès la fin des années soixante Augusto del Noce multiplie des avertissements qu’il nous faut recevoir aujourd’hui par delà les apparences démocratiques : « (..) la société du bien-être est intrinsèquement totalitaire, en ce sens que la culture y est complètement subordonnée à la politique. » « La perspective rapprochée du succès du progressisme, c’est le conservatisme le plus despotique que l’histoire ait jamais connu, puisque son programme n’est autre que d’effacer totalement l’idée d’une autre réalité, qu’elle soit terrestre ou céleste. » « (…) le point d’aboutissement du progressisme, c’est la destruction des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, et de leurs traductions laïques inappropriées. La définition la plus précise du totalitarisme, c’est peut-être celle qui désigne un régime où ces trois vertus sont détruites. » « Un régime qui met fin à l’espérance définit précisément le plus haut degré d’oppression auquel un système puisse parvenir. »

« On n’insistera jamais assez sur le caractère avant tout religieux de la crise de notre siècle ». La philosophie d’Augusto del Noce est précieuse, indispensable, notamment aux chrétiens désireux d’agir sur le devenir du monde avec une foi et une conscience politique réconciliées. Mais la critique de la société du bien-être ne peut être réactionnaire, elle doit aller au-delà du clivage progressiste-réactionnaire qui reste dans la logique du premier terme et s’appuyer plus que jamais sur les vertus théologale de la foi, de l’espérance et de la charité.

Jean Chavot