Un film, un LIVRE (Nov_19)

Sorry, We missed you. 
(un film de Ken Loach)

Sorry, We missed you. 
(un film de Ken Loach)

« Désolé, nous vous avons manqué. » C’est l’intitulé de l’avis de passage que Ricky Tur-ner laisse aux clients à qui il n’a pas pu livrer leur colis. Il a enchaîné les petits boulots après la perte de son emploi dans le bâtiment. En désespoir de cause, la solution de devenir chauffeur-livreur pour une franchise uberisée se présente comme une aubaine. Lui et sa femme Abby rêvent d’une maison bien à eux. Aide à domicile, elle court d’une personne âgée à l’autre, pour sa toilette, son lever, son coucher, ou pour la soulager de ses douleurs ou de ses souillures. Elle se donne sans réserve pour ceux qu’elle se refuse à appeler ses « clients ; quatorze heures par jour, comme son mari. Tous les deux s’évertuent à maintenir la cohésion de leur couple et de leur famille malgré leurs journées exténuantes, afin d’offrir une vie à leurs enfants : la petite Liza Jane dans la candeur lucide des ses onze ans et son grand frère Seb, adolescent doué, à fleur de peau, qui ne se voit aucun avenir.

Ken Loach livre une chronique de la manière dont l’ultra-libéralisme de la société britannique (par exemple) affecte une famille, disloque les liens et broie les individus dans une course perdue d’avance contre la misère moderne. Cette course est parallèle à une autre course : celle au rendement et à l’hyper profit auquel les Turner du monde entier n’auront jamais part, bien que seul leur travail génère la richesse d’autres, les « happy few » invisibles qui déterminent impitoyablement leurs destins. Ken Loach décrit les effets de cette mécanique socio-économique avec une véracité naturaliste d’une précision et d’une exigence qui ne cède rien à l’esthétisme narcissique de beaucoup de réalisateurs actuels, prisonniers des redondances de l’existentialisme bourgeois. Lui est tout entier dévoué à son sujet, servi par des acteurs magnifiques qui ne donnent jamais le sentiment de jouer, mais celui d’exister sous nos yeux. Ils incarnent magistralement nos voisins, nos cousins, nos soeurs et nos frères, nous-mêmes, un peuple à la puissante rage de vivre, doué, aimant, généreux, maltraité, méprisé, écrasé par un capitalisme inhumain.

Sorry, we missed you est un de ces films rares avec lesquels on se réveille le lendemain comme si on avait vécu soi-même l’histoire racontée la veille. Et dans ce cas, l’impression est légitime. C’est bien de nous et de notre monde qu’il s’agit.

Jean Chavot

L’ESPION QUI VENAIT DU SUD.
« FALCO » d’Arturo Pèrez-Reverte

Arturo Pèrez-Reverte fit du capitaine Alatriste un bretteur aux aventures picaresques dans l’Espagne du XVII°siècle. Sans doute le sang ibérique de Perez-Reverte ne put que le rendre sensible aux années noires de la guerre civile espagnole, théâtre de son nouveau roman. Son Alatriste moderne plongé dans les troubles des années 1930 a pour nom Falcò. Solitaire et cynique, il est un séducteur impénitent qui sert d’abord ses intérêts. Mercenaire au service d’une officine nationaliste poursuivant d’obscurs desseins, aventurier au lourd passé d’espion à la retraite et de trafiquant d’armes, Falcò est un fascinant personnage à la Humphrey Bogart. Curieusement fidèle, peu frileux à exécuter les sordides ordres de bourreaux, l’espion navigue avec aisance en eaux troubles. Sa complice, Eva Rengel, froide et déterminée, perturbe le séducteur. Femme belle, troublante, sexy et insaisissable, elle oublie sa froideur lors d’ébats sexuels qui entraînent le héros phallocrate dans un hasardeux sentiment amoureux. Sa mission, qu’il a acceptée, consiste à organiser l’évasion de José Antonio Primo de Rivera détenu dans les geôles républicaines. Lorsque l’on connaît les sombres événements d’alors, il ne fait guère de doute que l’opération sera vouée à l’échec. En effet, José fut exécuté à Alicante dès novembre 1936. Principal martyr du régime franquiste, deux fois exhumé, enterré en la basilique Sainte-Croix Del valle de los caidos puis au monastère de l’Escurial, Pérez-Reverte nourrit l’hypothèse qu’il fut victime des ambitions des frères Franco. Fin et impartial connaisseur de la guerre civile, le romancier campe des nationalistes engagés dans une croisade mais déchirés entre phalangistes idéologues et franquistes pragmatiques alors que les républicains paraissent opportunistes et divisés. Une telle configuration est propice à l’engagement des puissances de l’Axe et de l’URSS qui répètent leurs gammes sur le terrain espagnol.

Ce petit livre à la première de couverture insipide offre tous les ingrédients du roman d’espionnage sur fond de grande histoire. Pourtant, si on se laisse entraîner dans ces aventures noires, nourries au bal des ambitions enflammées par les affres de la guerre civile ; on demeure un peu déçu, car Falcò n’est ni Bernie Gunther ni Daniel Sempere. Force est de constater que le lecteur conquis par Le Club Dumas ou Le Tableau du maître flamand ne retrouvera pas dans ce roman la plume alerte qui fit de Pèrez-Reverte le créateur du capitaine Alatriste, héros romanesque et chevaleresque. On nourrit la curieuse impression que la description des sentiments et la platitude avec laquelle les personnages échangent des regards trahissent la lassitude de l’auteur à décrire les émois de l’âme.

Le fanatisme politique, les complots, la torture et les empoignades sont autant d’ingrédients qui entraînent le lecteur en un rythme tumultueux jusqu’à l’ultime rebondissement qui suggère qu’un tel personnage n’est pas au bout de ses aventures. Le débat actuel sur l’avenir de la dépouille de Franco illustre le poids d’un passé désormais lointain mais toujours vivace que Falcò réveille. Puisse Pérez-Reverte être plus soucieux des sentiments des personnages dans le second opus des aventures de l’espion sans foi ni loi.

Érik Lambert.