Jägerstätter, la foi affronte le démon.

Après la guerre, aveuglé par la confortable certitude que le peuple de France avait résisté dans une belle unanimité, nul ne mit en doute que tous les Allemands avaient suivi Adolf Hitler dans ses ambitions mortifères. Les jeunes de la « Rose blanche », ou les « Edelweißpiraten», la mobilisation active des femmes de la « Rosenstrasse » à Berlin, ainsi que les actions de la résistance des Eglises, qui, à l’image de Von Galen ou Dietrich Bonhoeffer furent souvent à l’initiative de chrétiens isolés. Le cinéma ouvrit de nouvelles perspectives avec La Liste de Schindler et Amen mais il était difficile d’identifier les comportements héroïques d’alors.

Dupés par le concordat du 22 juillet 1933 et l’activisme antimarxiste de Monseigneur Kass, 108 000 catholiques abandonnèrent leur religion en 1938 malgré l’encyclique Mit brennender Sorge* du Pape Pie XI, lue en chaire dans toutes les églises catholiques du Reich, le 21 mars 1937-dimanche des Rameaux-. L’Eglise fut bien silencieuse face aux persécutions, ralliant parfois, au nom de la lutte contre le communisme, la croisade hitlérienne. Certes, il y eut quelques voix discordantes, telle celle de la militante catholique Irene Harand, Sein Kampf, Antwort an Hitler**. Pourtant, alors que les premières victimes chrétiennes entraient dans les camps de concentration, les évêques autrichiens appelaient à voter «oui» au référendum du 10 avril 1938 entérinant l’ « Anschluss » c’est-à-dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne hitlérienne. Le cardinal-archevêque de Vienne, Theodor Innitzer, affirmait : « Ceux qui ont charge d’âmes et les fidèles, se rangeront sans condition derrière le grand État allemand et le Führer, car la lutte historique contre la criminelle illusion du bolchevisme et pour la sécurité de la vie allemande, pour le travail et le pain, pour la puissance et l’honneur du Reich et pour l’unité de la nation allemande est visiblement accompagnée de la bénédiction de la Providence. » Dès le 15 mars 1938, Mgr Innitzer rencontra personnellement Hitler lorsque celui-ci vint à Vienne, et le 18 mars, avec les autres évêques autrichiens, signa une déclaration rédigée par le Gauleiter Bürckel favorable à l’Anschluss, ajoutant de sa main la formule « Heil Hitler ! ». Le 27 mars, cette déclaration collective de l’épiscopat d’Autriche fut lue « dans toutes les Églises du territoire autrichien ». Ce fut là une réalité du monde germanique des années sombres. Difficile dans un tel contexte à un modeste fermier autrichien d’aller à l’encontre de cet aveuglement des foules. Pourtant, la foi chevillée à l’âme, Franz Jägerstätter, obscur paysan de Haute-Autriche, obéissant à ce que lui soufflait sa conscience, décida de dire non à la folie du temps. Mû par une foi inébranlable, guidé par l’Evangile, Franz osa dire non à la guerre, non à la nuit tombée sur les âmes. Soutenu par sa femme qui contribua à sa conversion, il manifesta son rejet du national-socialisme et affirma ne pouvoir servir Hitler et Jésus*. Reçu en décembre 1940 dans le Tiers-Ordre franciscain dont son épouse était aussi membre, guidé par une foi inébranlable, il parvint à identifier l’antéchrist en sachant que cette démarche mettait sa vie en jeu. Objet de multiples pressions de proches mais aussi d’ecclésiastiques, il demeura habité d’une ferme résolution, missionné par sa foi pour manifester sa liberté de conscience face au démon. Emprisonné, il fut jugé par la Cour suprême militaire de Berlin et condamné en août 1943 à la décapitation, peine réservée aux traîtres en Allemagne nationale-socialiste.

Au-delà de la mort, il poursuivit son œuvre sainte, car, une fois le conflit achevé, son souvenir planait sur ceux qui avaient survécu et avaient cheminé silencieux ou enthousiastes au cœur du national-socialisme. Où résidait le devoir ? Dans la défense de la patrie ou dans celle de ses convictions ?

En juin 2007, le Pape Benoît XVI publia un décret autorisant à reconnaître Franz Jägerstätter comme martyr. Pour certains, son attitude a rendu son honneur à l’Autriche et à l’Eglise mais pour d’autres, il était discutable de canoniser un chrétien qui avait désobéi au pouvoir d’alors et à son évêque. Pourtant, guidé par sa conscience et l’Esprit saint, il suivit le Christ jusqu’en offrant sa vie « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux homme » (Ac 5, 29)

Jamais il ne condamna ceux qui prirent un autre chemin ; ce ne fut pas l’homme qu’il rejeta mais le national-socialisme, incarnation du malin. Le 1er novembre 2007, le Cardinal Schönborn, archevêque de Vienne, déclara : « Ce qui est fascinant chez Jägerstätter, c’est la clairvoyance du martyr qui a, mieux que de nombreux académiciens de son temps, su discerner l’incompatibilité entre le national-socialisme et la foi chrétienne. Ce serait toutefois une profonde méprise de penser que par la béatification de Jägerstätter sont condamnés tous ceux qui ont fait le service militaire. Jägerstätter lui-même n’a jamais jugé les autres, mais il a seulement obéi à sa conscience jusqu’au bout ».

Ils sont signes ces résistants qui n’eurent d’armes que leur foi ou leurs convictions, mais, pour beaucoup, ils sombrèrent dans l’oubli des méandres de l’histoire. Quel destin que celui de ce paysan sans éducation, combattant solitaire, voué à l’ombre, entré dans la mémoire collective à la faveur de sa béatification et désormais du film de Terrence Malick, Une Vie cachée.
Il le mérite car il a tracé une voie de sainteté qui doit aussi contribuer à éveiller nos consciences.

ERIK LAMBERT

*Avec une brûlante inquiétude.
**Son combat, réponse à Hitler.
***F. Jägerstätter, Être catholique ou nazi, Paris, Bayard, 2019, 85 pages, page 73.