Adolescent privilégié, baigné dans l’ambiance intellectuelle marxisante des années 1968-1970, il m’arrivait de regarder avec condescendance les romans lus par ma mère. Quel intérêt y-avait-il à lire Maxence Van der Meersch, Pêcheurs d’hommes ? Pourquoi me parler des prêtres-ouvriers alors que la pratique religieuse familiale demeurait anecdotique ? Puis, la vie s’écoulant paisiblement, ma maman vieillit et quitta son appartement pour rejoindre une maison de retraite. Il fallut effectuer un tri…et ce livre à la couverture d’un autre temps ressurgit. Ma posture gauchisante critique vis-à-vis de l’Église s’était érodée au fil des années, des rencontres, de l’étude de l’Histoire. L’Évangile contribua à m’insuffler une très modeste humilité qui me permit de plonger dans cet ouvrage désuet.
Pourquoi cette introspection ? Peut-être parce que maman n’était plus là et que j’avais pris de l’âge. Van der Meersch, c’est un peu du catholicisme social né de la révolution industrielle qui constitue la vitalité de son oeuvre désormais méconnue. Ce courant de pensée et d’action est sans doute apparu en France avec l’article de Lamennais(1) sur la démoralisation ouvrière, paru en 1822 dans Le Drapeau blanc. Les atermoiements pour le qualifier : « économie chrétienne (ou charitable) », « socialisme chrétien », manifestent les incertitudes et les résistances auxquelles il fut confronté. Qui incarne cette sensibilité chrétienne ? Pour beaucoup : le Pape Léon XIII.
Le siècle baignait dans le progrès et beaucoup imaginaient qu’il serait sans fin. La science paraissait donner réponse à tout et la religion n’offrait plus d’explication à ce qui semblait auparavant inexplicable. Les bouleversements de la pensée et de la société secouaient l’Église. Le prolétariat naissait avec la grande industrie, les campagnes se vidaient au profit des villes.
Le printemps des peuples(2) passa par là, l’émergence de l’idéologie socialiste brisait les certitudes. Forte de seize siècles(3) de pouvoir spirituel sur les âmes, l’Église se sentit menacée et se crispa. Pie IX effrayé par les mouvements secouant le monde d’alors affirma le dogme de l’infaillibilité pontificale.
Son successeur, Léon XIII réagit en tentant de cultiver une dimension plus universelle de l’Église. Il sollicita l’ordre franciscain pour relever le défi. En signant l’Encyclique Auspicato Concessum du 17 septembre 1882 afférent au Tiers-ordre de Saint-François, il invitait le Tiers-ordre à prendre toute sa place dans la restauration de l’ordre social chrétien comme l’écrivit J.M.Mayeur(4). Il persévéra dans Humanum genus du 20 avril 1884 qui consistait en un sévère réquisitoire contre la franc-maçonnerie et insistait sur le rôle que pouvait dès lors tenir les fidèles du poverello. Ainsi, le 30 mai 1883, par la Constitution Misericors Dei Filius, Léon XIII donna au Tiers-Ordre une charte nouvelle. Il insistait sur les devoirs sociaux de ces « Frères laïcs » vivant dans le monde où ils devaient restaurer le règne du Christ. Dans la spiritualité franciscaine, Léon XIII identifiait l’amour de la pauvreté, le respect de la propriété, la fraternité le désir de paix sur lequel l’harmonie entre les différentes classes sociales pouvait s’édifier. Il y avait là matière à répondre aux défis du temps et à offrir l’alternative aux idées maçonniques et marxistes. Une étape décisive vers un catholicisme social était franchie.
Désormais Léon XIII serait perçu comme un Pape libéral, fustigé par les partisans d’une Église effrayée par l’évolution d’une société qui lui échappait. Il demeure encore de nos jours la cible des nostalgiques de Vatican1.(5)
ÉRIK LAMBERT.
(1)Félicité de Lamennais (1782-1854) Ordonné prêtre en 1816 ; il supporte mal les compromissions du haut clergé et de l’État. Il fonde en 1830 le journal L’Avenir avec ses amis le comte Charles de Montalembert et Henri Lacordaire, prêtre dominicain, aumônier du collège Henri IV. La devise du journal est : « Dieu et liberté » condamné par la Pape Grégoire XVI. Il publie Paroles d’un croyant qui appelle à l’insurrection contre l’injustice au nom de l’Évangile, immédiatement condamné par le Saint-Siège.
(2)En 1848, le printemps commença le 22 février, à Paris, conduisant à la chute de Louis-Philippe et à un embrasement révolutionnaire dans de nombreux pays européens qui se poursuivit jusqu’en octobre.
(3)Certes, nous pouvons considérer que l’Église naquit très tôt « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église », in Matthieu, chapitre 16, versets 13 à 23. Mais les débuts d’une Église institutionnalisée pourraient se situer après que Constantin eut affronté Maxence à l’entrée de Rome au pont Milvius sur le Tibre le 28 octobre 312. Selon une légende tardive il aurait été guéri de la lèpre et converti à la foi chrétienne par le pape Sylvestre Ier, évêque de Rome. Afin de manifester sa reconnaissance, il serait allé à la rencontre du pape et, humblement, aurait guidé son cheval par les rênes. Ensuite, il aurait fait don au pape des territoires environnant Rome. Lors du Concile de Nicée naît le césaropapisme c’est-à-dire une pratique de gouvernement qui se caractérise par la confusion des affaires séculières et des affaires religieuses entre les mains du souverain.
(4)Tiers-ordre franciscain et catholicisme social en France à la fin du XIXe siècle, par J.M.Mayeur, in Revue d’histoire de l’Église de France, tome 70, n°184, 1984. Franciscanisme et société française.
(5)On peut se reporter à ce titre à la biographie à charge de R.de Mattei qui écrit : « S’il est vrai que l’idée dominante de Léon XIII fut celle de réconcilier le monde moderne avec l’Église, le projet pastoral qui échoua sous son pontificat se réalisa avec le Concile Vatican II « In, R.de Mattei, Le ralliement de Léon XIII. L’échec d’un projet pastoral, Cerf, 2016, 482 p., 29 €