Tu me salues en disant « Prends soin de toi ». Je sais que tu me veux tout le bien possible. Pourtant, je raccroche le téléphone contrarié par ces quatre petits mots qui ne remplacent pas l’embrassade impossible en ces temps de confinement. Je t’avoue que dans cette frustration somme toute provisoire, il y a aussi de l’agacement.
Ça me crispe que tu fasses usage de cette expression toute faite, recyclée de l’anglais « Take care of you ». Tu me diras que c’est une bataille perdue… Mais il y a autre chose que mon attachement à notre langue, marotte pour laquelle tu as sans doute raison de te moquer de moi. C’est que le mot soin signifie « Attention, application de l’esprit à une chose, à faire quelque chose » (Littré). C’est une attention dirigée vers autrui — personne, animal, objet, à la rigueur ses propres affaires — mais pas à soi-même. Quand tu m’invites à prendre soin de moi, j’entends un contresens, un non-sens même, et j’ai l’impression que tu m’abandonnes à ma solitude, que tu te défausses sur moi de ton obligation d’attention à mon égard. Ainsi que le disaient les amis d’autrefois, tu es mon « obligé » comme je suis le tien. Pas seulement à cause de l’amitié ; nous avons tous des obligations les uns envers les autres, d’attention, de considération, de respect, de soutien, et d’amour les uns pour les autres. L’épidémie nous le rappelle cruellement : oublier cette obligation mène à la mort collective. Prendre soin de soi, c’est se condamner, prendre soin de l’autre, c’est tous nous sauver.
À la notion d’obligation, la tendance est à préférer celle de droit. Droit au logement, droit à l’enfant, droit au travail, droit au chômage, droit à la retraite, droit à la santé, et même droit à la sexualité… « Prendre soin de soi » c’est veiller à que tous ses droits soient respectés, comme si chacun naissait avec une série de droits naturels que la société devait reconnaître pour être une société et t’assurer que tu en fais partie. Mais le droit ne crée aucun lien, ce qui fait la société est l’obligation collective des uns envers les autres et non la revendication d’un droit individuel. L’obligation est ce qui donne corps à la charité et à la fois fonde le contrat social, comme Rous-seau l’a démontré en son temps. « Prendre soin de soi », c’est nier les deux au profit d’une re-cherche de bien-être qui confine parfois à l’obscénité, et c’est aussi nier la providence qui prend soin de nous tous également, à laquelle nous répondons par l’obligation du bien, c’est-à-dire par les vertus de justice, de tempérance, de prudence et de courage. Comment s’étonner que l’idée de vertu semble surannée ? Dans une société dédiée au profit consumériste, celle de valeur prend logiquement le pas sur elle, puisque la vertu exige qu’on s’y conforme tandis que le droit et la va-leur n’appellent qu’à la possession et à la jouissance individuelles.
J’ai fini par te le dire, pardonne-moi. Ne me demande plus de prendre soin de moi. Je ne sais pas, la prochaine fois que nous nous saluerons, dis-moi « Porte-toi bien », « Paix et Bien » , « Prenons soin les uns des autres » ou ce que tu voudras. Mais s’il te plaît, prends soin de nos mots, car tu le sais, le langage est notre bien commun et le verbe est merveilleusement créateur.
Jean Chavot