Le meurtre de George Floyd suscite un mouvement de protestation mondial qui, s’il est bien sûr légitime, n’en reste pas moins ambigu, ou ambivalent, dans ses formes comme dans son contenu. Au-delà de la diversité de ses manifestations, il s’y mêle en effet au moins deux révoltes contre deux aspects confondus dans ce cas mais qui restent distincts : le racisme et la violence policière.
Pour commencer, il serait hasardeux de faire une généralité mondiale de cette confusion en réaction à la situation particulière de ce meurtre. Car il est survenu à la suite d’une longue litanie d’assassinats commis en toute impunité dans un pays historiquement et fondamentalement « communautarisé », où le nombre global de gens tués par la police ou jetés en prison est parmi les plus hauts du monde, si ce n’est le plus haut, touchant une proportion extrêmement élevée de populations « racisées ». Il est sans doute choquant pour beaucoup de prendre conscience que la réalité de ce pays au passé génocidaire est très éloignée du visage de luxe, de liberté et de démocratie qu’il présente au monde, privilèges d’une frange toujours plus réduite de sa population, en grande majorité « WASP » : blanche, anglo-saxonne, protes-tante.
Ensuite, si la solidarité avec les catégories défavorisées ou opprimées aux États-Unis est bienvenue, nous n’en sommes pas au même point en France, ni du point de vue du racisme ni du point de vue de l’âpreté de l’action policière (action qui demeure indispensable face à la délinquance). Il existe encore trop de racistes en France et dans sa police, mais il est faux que le racisme y soit une réalité structurelle au même titre. En revanche, le recours appuyé de l’État français aux « forces de l’ordre » pour contenir les mouvements sociaux est de plus en plus systématique et violent. Les responsabilités de cette violence incombent-elles aux mouvements ou au gouvernement ? On peut en discuter sans fin. Mais on ne peut nier que l’utilisation de la police ait été dernièrement d’une violence inédite, disproportionnée, condamnée par l’Europe, l’ONU et Amnesty International. Cette violence-là n’a rien de racisé, elle est politique, et c’est hautement préoccupant.
Plaquer la problématique américaine sur la nôtre — tendance malencontreuse des médias — est source d’une autre dramatique erreur d’appréciation : nous enfermer dans une vision rétrécie du monde, centrée sur l’occident. Car une inégalité globale terrifiante règne entre les pays riches dits « blancs » et les pays pauvres dits « colorés », dont les témoins désespérés sont les migrants, émissaires à nos portes de l’énorme masse de leurs frères qui vivent dans la misère, dans la terreur des bombes ou de leurs gouvernements néo-coloniaux et qui meurent de faim à raison de 25 000 personnes par jour, dans notre indifférence quasi générale. Que se passera-t-il pour eux si on réforme la police américaine, si on interdit la prise au cou en France, si Adama Traoré est reconnu victime d’une bavure, si on déboulonne toutes les statues ? Un petit enfant connaît la réponse : les touristes qui larmoyèrent un temps sur sa photo sont revenus se baigner sur la plage de Turquie où la mer le déposa à nos regards : rien. Il ne se passera rien. Il s’appelait Aylan. Qui s’en souvient ?
En France, la question du racisme est trop souvent traitée non pas pour être résolue mais pour servir de distinction morale et formelle entre formations politiques, et pour renvoyer chacun à un questionnement individuel plus ou moins victimisant ou culpabilisant. Il ne se passera rien, donc, tant qu’on ne s’attaquera pas réellement et profondément à la racine du mal qu’est l’injustice. Et rien ne changera tant que les relations personnelles et collectives ne seront pas refondées sur la réalité fraternelle de l’humanité. Car cet oubli est le terreau de toutes les injustices.
Jean Chavot