Un film, Un Livre

Un pays qui se tient sage
David Dufresne

Des dizaines de lycéens à genoux, les mains sur la tête pendant des heures. Un des policiers qui les surveille les filme longuement avant de lâcher ce commentaire satisfait : « Voilà une classe qui se tient bien sage ! ». Loin au-delà de Mantes-la-Jolie où elles avaient été prises en décembre 2018 à l’issue d’une manifestation tumultueuse, ces images avaient glacé par leur cruauté gratuite et par les mauvais souvenirs qu’elles évoquaient. David Dufresne a choisi de paraphraser ce policier mal inspiré pour le titre de son premier film documentaire. Bâti avec les vidéos prises sur le vif par des journalistes ou des manifestants des divers mouvements sociaux entre octobre 2018 et février 2020 — des Gilets-Jaunes à l’opposition à la réforme de retraites — il est consacré aux violences policières.

Le thème est certes controversé, mais avec un bilan de 2 500 blessés, 25 éborgnés, 5 mains arrachées et 2 morts, la condamnation par l’ONU, la Cour européenne des droits de l’homme et Amnesty International de l’usage disproportionné de la force, les faits ne peuvent pas être éludés, et encore moins niés, comme le prouvent les images : les pratiques de maintien de l’ordre se sont incontestablement durcies en France ces dernières années.  De plus, le climat social, très mouvementé à la veille du confinement de l’hiver dernier, risque de se tendre avant longtemps, alors que la sagesse du préfet Grimaud en 1968 ne semble pas partagée par les autorités actuelles, et encore moins par des individus comme le préfet Lallement nommé à Paris au plus fort du mouvement des Gilets Jaunes.

Le maintien de l’ordre n’est pas un simple sujet technique ; c’est d’abord un sujet citoyen. Le considérer comme tel en va du bon fonctionnement de la démocratie qui, comme le rappelle une intervenante, n’est pas fondée sur le consensus, mais sur le dissensus, c’est à-dire sur la confrontation libre des points de vue, par, et par-delà, les élections. Le film place le débat sous l’augure d’une phrase de Max Weber : « L’État détient le monopole de la violence légitime ». Il est alimenté par des victimes, des syndicalistes policiers, des juristes, des historiens, des sociologues et des anthropologues qui commentent les images et les éclairent selon leurs disciplines et leurs points de vue. Le sujet clé est la légitimité de l’État à employer la violence, une légitimité qui ne se résume pas à la simple légalité. En effet, si la légalité est la prérogative du gouvernement, sa légitimité n’est acquise que dans la mesure où le contrat social est respecté, car si l’État gouverne, le peuple, lui, reste souverain. En démocratie du moins. La réflexion se prolonge (de manière un peu trop théorique, peut-être) en explorant le concept de violence qu’à son tour il ne faut pas confondre avec la brutalité puisque la violence est inscrite dans la nature tandis que la brutalité, elle, est un choix. Son usage, quelles que soient les circonstances, est donc avant tout une décision politique.

Le documentaire a deux manques importants : d’abord les images ne rendent pas suffisamment compte des stratégies de maintien de l’ordre sur le terrain, souvent remises en cause par des policiers eux-mêmes qui en souffrent dramatiquement, ensuite les hautes instances juridiques et policières ont refusé de témoigner. Ce dernier regret montre à quel point il est important que ce film existe, et combien il est urgent d’aller le voir, car les violences policières commises, avérées, continuent d’être renvoyées à leurs victimes, ou minimisées, ou simplement niées par le gouvernement. C’est inadmissible pour le passé, et très inquiétant pour l’avenir, alors que l’État central qui décrète unilatéralement des couvre-feux préfère embaucher 12 000 agents de police plutôt que 12 000 infirmières…

Jean Chavot


Fratelli tutti

Pape François, Fratelli tutti, Cerf, Paris, 2020, 216 pages. 4,50€

Nul doute que la lettre encyclique Fratelli tutti du Pape François sera l’objet de débats et de controverses. Mais n’est-elle pas guidée par le souffle de l’Évangile qui bouscule ?
J’imagine déjà les partisans d’un ordre établi crier à la naïveté voire au communisme cosmopolite ; bref…tout fout le camp ! Pourtant ceux-là même qui arguent, lorsque cela les arrange, de l’infaillibilité pontificale n’hésitent pas à cultiver l’incohérence dans leurs commentaires acerbes et vengeurs. Souvenez-vous du motu proprio favorable au rite tridentin que vous défendiez au nom de cette infaillibilité !
Structurée en huit chapitres aux titres évocateurs, Fratelli tutti est une encyclique sociale, digne de Rerum Novarum (Léon XIII), et puisée à la même inspiration que de Laudato si’ : nous sommes tous dans la même barque !
À la faveur de ces huit thèmes, le Saint-Père nous enjoint à la fraternité universelle et à un monde ouvert. Le souci de développer une éthique sociale qui se nourrit de solidarité, d’accueil doit animer l’action des chrétiens en chemin, présents et engagés dans le monde, afin de délivrer un message évangélique de charité sociale.

Souvent, il est reproché à l’Église de ne pas s’engager dans les grandes questions du temps excepté lorsqu’il s’agit de gérer les alcôves des fidèles. Désormais, l’Institution exprime sa perception de la vie de la cité, comme le souhaitait le père dominicain Chenu : « Le chrétien, c’est celui qui a un œil sur l’Évangile et un œil sur le journal. ». L’Église doit constituer un poil à gratter qui rappellerait aux politiques ce qu’est le bien commun qu’ils devraient cultiver avec résolution : « Si l’Église respecte l’autonomie du politique, elle ne limite pas sa mission au domaine privé » (276)
Le néo-libéralisme, doxa contemporaine, pour laquelle seules comptent les lois du marché (209) favorise les comportements individualistes, fruits pervers des espoirs des années 60. Dans ce document, François constate par ailleurs que notre monde se claquemure, abandonnant sur le chemin tant de petits. Il y a ces étrangers devant lesquels sont dressées des barrières, et pourtant François estime qu’ « Il y a de la place pour tout le monde » (99). Il affirme que le sens de l’existence est « le droit de se réaliser intégralement comme personne » (128). Il va même jusqu’à envisager la « pleine citoyenneté pour tous les migrants » (129-130). La critique des dérives d’un néo-libéralisme dérégulé qui abandonne tant de frères sur le bord de la route ne saurait ouvrir la voie aux populismes. Ériger des frontières ne saurait convenir (80-83), rejeter l’autre par un populisme simplificateur contraire à la foi ne constitue pas une solution : « La foi, de par l’humanisme qu’elle renferme, doit garder un vif sens critique face à ces tendances et aider à réagir rapidement quand elles commencent à s’infiltrer… » (86)
Rencontre, dialogue, bienveillance ; ce ne peut être audible que si l’on accepte d’affronter les ombres de l’histoire. Oui, il y a des mémoires historiques cachées ; oui, il convient de les dévoiler (Shoah 247, esclavage 86) ; le rétablissement de la paix est à ce prix. « La vérité est une compagne indissociable de la justice et de la miséricorde. » (227) À l’encontre de ce que prônait l’Église, François remet en cause le concept cher à Saint-Augustin et Saint-Thomas d’Aquin de « guerre juste » Il doit être possible de trouver la paix sans passer par le conflit.

Il n’y a pas de doute, ce texte est une critique du système « néolibéral », des « populismes » et des dérives « individualistes » de la mondialisation ; ces pandémies économico-sociales qui se propagent dans le monde actuel. François d’Assise ouvre la réflexion et Charles de Foucault, l’artisan du dialogue avec les musulmans la clôt. Ces deux inspirateurs illustrent la volonté pontificale de promouvoir une Église accueillant tout être humain. Une Église du dialogue, ouverte à l’autre même s’il n’est pas catholique. C’est aussi ce souci qui conduit François à solliciter d’autres « frères » : Martin Luther King, Desmond Tutu, Mahatma Mohandas Gandhi. (286). Testament spirituel, utopie ou vision prophétique ? Le Pape bouscule les lignes, secoue le monde englué dans une globalisation sans frein et engage un ambitieux défi évangélique :« changer le cours de l’histoire en faveur des pauvres » (165),

ÉRIK LAMBERT.