La sexualité a débordé le domaine intime pour devenir un thème public, tandis que la foi (hormis les débats politiques sur la laïcité) se voit toujours plus reléguée à la sphère privée, dans une inversion qui, bien qu’elle passe généralement inaperçue, pose de profondes et graves questions sur l’évolution — ou l’involution — de nos sociétés. Il serait bon de replacer le rapport Sauvé dans ce contexte, car l’Église, en tant qu’institution, ne vit pas hors du temps historique, pas plus que le peuple des fidèles serait distinct du reste de l’humanité, qui est tout entière peuple de Dieu. Bien sûr, il n’est pas question pour autant d’exonérer l’Église des abominations commises en son sein, et l’on ne peut que se réjouir de l’occasion offerte de les reconnaître dans toute leur ampleur terrible et d’y mettre fin par une catharsis sans concessions. En revanche, il est capital d’aller plus loin que la seule condamnation d’autrui — manière facile et peu chrétienne de se débarrasser de la faute — et d’interroger les conditions qui ont rendu de tels crimes et de tels drames possibles. Ce dépassement est la tâche rédemptrice de l’Église, et primordialement celle de ses fidèles, trop souvent aveugles, sourds, passifs devant le réputé impensable.
Reconnaissons que l’Église, avec beaucoup de sévérité et peu de miséricorde, a pu s’ériger en censeur absolu des bonnes mœurs, et que tous les puritanismes en même temps que toutes les hypocrisies se sont trop souvent abrités en elle. Le rapport Sauvé met cruellement au grand jour le pharisianisme de ceux qui « lient des fardeaux pesants, et les mettent sur les épaules des hommes, mais (…) ne veulent pas les remuer du doigt » (Matthieu, 23-4). Peut-être y a-t-il là matière à revoir positivement les modalités d’intervention de l’Église dans la morale collective, par exemple en réunifiant la notion de péché à celle du pardon ? Il est par ailleurs à noter qu’aujourd’hui, c’est l’État qui légifère, non sans arbitraire, sur ces aspects de la vie des individus, ce qu’il serait bien imprudent de considérer comme un progrès bien qu’il le fasse au nom d’avancées « sociétales ». N’ayons pas la naïveté d’ignorer la force d’un athéisme militant qui voudrait la sécularisation intégrale et définitive de la société. Mais n’ayons pas non plus la nostalgie d’une institution ecclésiale maîtresse des mœurs : la sécularisation est une chance pour l’Église de repenser constamment son rôle et sa place dans la société. Le rapport Sauvé est à ce titre l’occasion d’une saine dialectique, profitable à l’Église comme à la société.
La douloureuse épreuve que l’Église traverse la convoque d’urgence à une remise en question radicale : à une conversion en conscience et en acte. Ni pour elle ni pour les fidèles, la sainteté est un statut acquis a priori et pour toujours : c’est au contraire un long chemin, un combat de chaque instant contre les tentations dans lesquelles nous prions inlassablement Dieu de ne pas nous laisser entrer. Ce n’est pas refus de son autorité, mais pure miséricorde que de ne pas enfermer le prêtre dans une toute puissance solitaire entourée de secret, comme s’il était au-dessus de toute tentation. Au contraire, le peuple des fidèles est appelé à faire preuve de courage et d’initiative, comme le prêtre est appelé à l’écouter, à se laisser guider autant qu’il le guide. Devant Dieu, c’est une responsabilité collective car c’est ensemble qu’Il nous invite à suivre les voies de la sainteté, sans laisser personne derrière, sans se cacher derrière personne qu’on aurait commodément placé devant. Il ne s’agit pas de « démocratiser » l’Église, ce qui est un non-sens, mais de la remettre au centre de son peuple, à son service, à son écoute intime, et qu’il y prenne toute sa place, toutes ses responsabilités individuelles et collectives, pour la paix, pour le bien, et pour le salut du monde.
Le comité de rédaction
* Les violences sexuelles dans l’Église catholique. France 1950 2020.