La collection Morozov
Bonne nouvelle pour les amateurs d’art distraits ou retardataires : sur la lancée de son grand succès, l’exposition organisée par la fondation Louis Vuitton, qui devait se terminer le 22 février, est très opportunément prolongée jusqu’au 3 avril.
La collection fut réunie entre 1890 et 1917 par les deux frères Morozov, Mikhaïl et Ivan, à qui leur père, un serf qui avait racheté sa liberté en 1821, avait légué ses fortes convictions progressistes en même temps que sa fortune bâtie dans le textile. C’est très logiquement, tout en agrémentant leurs usines de théâtres, que ces richissimes mécènes, grands amateurs d’art eux-mêmes formés à la peinture par des maîtres francophiles, s’enthousiasmèrent pour la révolution picturale qui bouillonnait alors dans notre pays, acquérant ainsi guidés par un œil sûr, près de 750 œuvres de peintres français et russes dont beaucoup ne tarderaient pas à se voir reconnues comme des chefs-d’œuvre inestimables. La collection qui ornait les salons de leurs hôtels particuliers fut nationalisée après la Révolution, puis rejoignit le musée d’art moderne occidental de Moscou avant d’être sauvée de l’obtusité destructrice de Staline en 1948, à l’instar de la collection Chtchoukine, elle aussi magnifique et profuse, que la même fondation Vuitton présenta il y a quelques années.
Aujourd’hui dispersées dans différents musées, plus de 200 œuvres représentatives de la collection qui n’était encore jamais sortie de Russie se trouvent exceptionnellement rassemblées à Paris. C’est assez dire l’importance de l’événement et du privilège ! Ces œuvres iconiques déroulent un panorama exceptionnel de la peinture du tournant du XXème siècle, c’est-à-dire de la naissance de l’art moderne découlant de la rupture décisive opérée préalablement par les impressionnistes. L’exposition s’ouvre sur des portraits des frères Morozov exécutés par des peintres russes que l’on retrouve aussi plus loin avec d’autres, comme Répine, Korovine, Golovine, Sérov, Larionov, Gontcharova, Malévitch, Machkov, Kontchalovski, Outkine, Sarian ou Konenkov, pour beaucoup moins connus que les peintres français, mais qui gagnent à l’être mieux. Puis le visiteur se promène dans l’explosion des couleurs et l’éclectisme des formes, de ravissement en ravissement devant les tableaux de Manet, Pissarro, Sisley, Van Gogh, Bonnard, Matisse, Vlaminck, Derain, du subtil Marquet si plaisant à redécouvrir ou à découvrir, du puissant Vlaminck, de l’inévitable Picasso dont la force créative de ses contemporains remet la virtuosité à une plus humble place, le tout agrémenté de quelques sculptures de Maillol, de Rodin et de Camille Claudel, et finissant, après notamment deux magnifiques salles consacrées l’une à Cézanne et l’autre à Gauguin, par les sept grands panneaux de Denis qui ornaient le Salon de musique des frères Morozov, comme un adieu reconnaissant à ces deux collectionneurs de génie, et de génies.
En retournant à pied par l’orée du Bois de Boulogne vers le métro Sablons, des toiles et des étoiles plein les yeux, on pourra soudain se prendre à penser avec un pincement, comme un caillou dans la chaussure, à la curieuse évolution du mécénat des frères Morozov à celui de Bernard Arnault, troisième fortune du monde à la tête de la fondation Vuitton. Des découvreurs d’hier aux investisseurs d’aujourd’hui, ou, autrement dit, des pionniers bâtisseurs aux liquidateurs affairistes, les motivations et les modes d’intervention ont-ils encore quelque chose en commun ? Mais cette question, pour importante qu’elle soit par ailleurs, ne suffira pas à nous faire regretter les 16 euros dépensés — une somme tout de même pour les familles — ni encore moins nous faire bouder notre plaisir.
Jean Chavot
En savoir +