EDITO

Chrétien en temps de crise

Crise économique, crise financière, crise climatique, crise diplomatique, crise sociale, crise sanitaire, crise morale… la litanie est si longue qu’elle nous semble décrire l’état normal du monde. Peut-être est-ce bien le cas : proches de nous, même les « Trente Glorieuses » — mythique période de paix et d’abondance après laquelle tout aurait dégénéré — furent traversées de grandes misères, de conflits extrêmement violents, de famines dévastatrices… Il est vrai qu’au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les peuples qui l’avaient subie purent avoir le sentiment que le pire était derrière eux. « Plus jamais ça » entendait-on. Mais ce vœu pieux a-t-il suffi à éradiquer le mal ? Force est de constater que non. Il perdure, entrecoupé de périodes où l’on se flatte de l’illusion qu’il a été vaincu. Car une crise n’est pas un phénomène en soi mais la manifestation brutale de tensions qui lui préexistent et qu’elle ne résout généralement pas, exactement comme un tremblement de terre n’est qu’un épisode de mouvements tectoniques profonds, ou une poussée de fièvre celui d’un mauvais état de santé chronique. Ainsi, à y regar-der de près, les crises comme celles évoquées plus haut sont toujours la manifestation des mêmes penchants au conflit, à la violence, à la domination, à l’avidité, au mensonge, à la négligence, à l’affirmation d’intérêts particuliers contre l’intérêt commun.

Crise ! Le mot est incessamment rabâché par les instances politico-médiatiques qui décrivent des conséquences sans aborder jamais réellement la difficile question des causes, propageant l’illusion que « ça ira mieux après », que l’on fait « tout pour que ça change », et comme rien ne se produit qu’un rebond — une « vague » — ou qu’une nouvelle aggravation, les peuples se désespèrent, se désintéressent de la politique (entendue comme l’art du vivre ensemble), ou se rallient à des démiurges de pacotille, experts en technocratie et en démagogie auxquels ils abandonnent comme des enfants leur conscience, leur responsabilité et leur pouvoir. Il en sourd une angoisse personnelle et collective qui à son tour nourrit les conditions des crises dans un cercle vicieux dont on se demande comment sortir, et si même cela est possible. Parmi ces peuples, des femmes et des hommes de conscience et de bonne volonté, dont politiciens et médias font généralement peu de cas, proposent des solutions profondes au mal profond. Et parmi ces femmes et ces hommes, les chrétiens ont par vocation une place déterminante à prendre, animés qu’ils sont par la Foi, l’Espérance et la Charité. Jésus est-il né dans une famille riche à une époque de paix et d’abondance pour tous ? François a-t-il continué la vie de patachon que la fortune de son père lui garantissait à Assise dans un siècle de douceur et d’opulence ? Par-delà l’ironie de ces questions, il faut se souvenir qu’ils ont tous les deux, le second imitant l’autre, montré à l’humanité que le seul chemin de la Paix et du Bien était celui de la Charité, c’est-à-dire de la fraternité, de la justice, du partage et du refus de la violence. C’est sur ce chemin que l’Espérance se révèle et s’élève, par l’actualité de l’amour du prochain comme préfiguration du Royaume et comme expérience de l’amour de Dieu. En s’efforçant de voir grandir en lui l’Espérance et la Charité, un chrétien apprend à refuser la tentation du conflit, de la violence, de la domination, de l’avidité, du mensonge, de la négligence, de l’affirmation de ses intérêts contre l’intérêt commun. Il combat cette tentation en lui et dans le monde, avec la clairvoyance, la constance, la douceur et le courage dont l’Esprit Saint l’accompagne sur la route difficile de la sainteté, dans la conscience que son salut individuel est lié au salut de tous. Ne s’attachant qu’au bien, un chrétien ne peut s’arrêter à la notion de crise, car il perçoit le mal qui la provoque, l’adversaire qu’il récuse résolument. Si bien que cette notion même, telle qu’elle est galvaudée aujourd’hui, lui apparaît comme un des masques du mal.

Cependant, le mot crise (Κρίσις) que les Grecs nous ont légué à travers les Romains a aussi un autre sens que celui de la rupture brusque, brève et intense d’une situation d’équilibre. Il pouvait également signifier tout autre chose pour eux, et donc aujourd’hui pour nous : l’acte de discerner, de choisir et de décider. La Foi qui ouvre à l’Esprit Saint en donne le désir, l’intelligence, le courage et la force. Pour un chrétien, il n’existe qu’une crise, une seule, et c’est sa vie entière avec ses épreuves, ses doutes, ses combats contre la tentation, son travail incessant pour faire en lui toute la place à l’Esprit Saint et à l’amour, sa vie vécue de la naissance à la mort comme cheminement vers la Vie éternelle.

Le comité de rédaction