Un franciscain engagé : Léonardo Boff.

Le souci du pauvre doit-il conduire à un engagement terrestre de l’Église ?

Léonardo Boff

Le XIX°siècle a bouleversé l’ordre social établi qui reposait depuis des siècles le rapport avec la terre. La société fut progressivement celle d’une bourgeoisie triomphante et d’une catégorie sociale que Marx nomma le prolétariat[1]. La situation d’extrême pauvreté pour certains et de richesse démesurée pour d’autres a interpellé des gens d’Église[2]. Confrontée à une situation totalement nouvelle, l’Institution catholique favorisa un ordre établi et se réfugia dans une « théologie néoscolastique ». À la notable exception de Léon XIII, elle établissait des frontières entre Dieu et l’homme, entre Église et monde, foi et histoire. À l’instar de ce que gouvernait son analyse depuis des siècles, elle considérait que la vie humaine n’était qu’une étape fugace sur le chemin de l’éternité́. Il s’agissait d’œuvrer pour le salut des âmes. Toutefois, l’émotion suscitée par les inégalités abyssales conduisit au mouvement des prêtres-ouvriers ou prêtres au travail considéré par certains de « plus grand événement religieux depuis la Révolution française »[3].  L’Église avait perdu le monde ouvrier[4]mais le contexte de la seconde guerre mondiale qui conduisit nombre de prêtres au contact avec des femmes et des hommes dans leur vie quotidienne sous l’occupation, dans des camps de prisonniers voire dans le cadre du service du travail obligatoire changea les perspectives. Pourtant, l’expérience ébranla les certitudes de la hiérarchie romaine et conduisit le pape Pie XII à interdire cette pratique le 1er mars 1954[5]. L’Institution serait-elle plus sensible à la défense d’un ordre établi qu’à l’appel des « périphéries » ?

Le contexte de Guerre froide, le soutien des États-Unis à des dictatures sud-américaines au nom de la lutte contre le communisme fut accueilli avec la bienveillance de certains membres du clergé.

Pourtant, un mouvement de pensée naquit au sein de l’Église latino-américaine dans les années 60, à partir du Concile de Vatican II : celui de la théologie de la libération concept créé par un prêtre péruvien Gustavo Gutierrez dans son livre Teología de la liberación (1971)[6].

Nombre de religieux s’engagèrent dans ce combat dont un prêtre brésilien, Leonardo Boff. Ce fut à Concordia dans l’État de Santa Catarina[7] que naquit le 14 décembre 1938, au sein d’une famille de onze enfants, Leonardo Boff. Petit-fils d’immigrants italiens venus du Tyrol du sud[8], migrants économiques poussés, comme nombre de ceux qui ont peuplé ce pays-continent, par la pauvreté[9]. À l’âge de vingt ans, Leonardo Boff entra dans l’ordre des Franciscains, fut ordonné en 1964. Il effectua des études au Brésil puis en Allemagne. Du reste, ce fut à Munich qu’il obtint son doctorat en théologie systématique[10]. Il y rencontra Joseph Ratzinger dont on connaît l’image d’ouverture qui semblait la sienne lors de Vatican II[11]. Il regagna le Brésil en 1970. Il enseigna alors à l’Institut théologique franciscain de Petrópolis, près de Rio de Janeiro. Comme les autres tenants de la théologie de la libération, il dénonçait les inégalités socio-économiques du continent sud-américain, et choisit de soutenir les pauvres, d’après lui, à l’exemple du Christ. Il s’agissait du devoir moral et éthique de l’Église de s’engager dans la lutte aux côtés du peuple. Léonardo Boff proposait une libération des populations opprimées, projet purement terrestre et matérialiste. Il considérait que la hiérarchie de l’Église était dans l’erreur car elle appartenait elle-même à la classe dominante et participait donc à la reproduction des inégalités sociales. Pour lui : « Toute véritable théologie naît d’une spiritualité, c’est-à-dire d’une rencontre profonde avec Dieu survenant dans l’histoire. La théologie de la libération, elle, a trouvé sa source dans la foi confrontée à l’injustice infligée aux pauvres. On ne parle pas ici du pauvre individuel, de celui qui frappe à la porte et demande l’aumône. Le pauvre auquel nous nous référons désigne un terme collectif, ce sont les classes populaires, qui englobent beaucoup plus que le seul prolétariat étudié par Karl Marx […] : ce sont les ouvriers exploités dans le système capitaliste ; ce sont les victimes du sous-emploi, les marginalisés du système de production […] ; ce sont les paysans[12]». Dans le contexte de Guerre froide et d’interventionnisme américain[13], les théologiens de la libération comme L. Boff étaient souvent influencés par les idées marxistes, s’opposaient volontiers à l’impérialisme et au capitalisme exercés par les États nationaux. De fait, une relecture du christianisme et des textes sacrés sur base d’une grille d’analyse marxiste permettait à certains d’associer le pauvre de la Bible au prolétariat du XXe siècle. Léonardo Boff comme ses amis se trouvèrent au cœur du débat sur un continent latino-américain où l’Église catholique jouait un rôle considérable. Il souhaitait faire du pauvre un sujet de sa propre libération et non un objet de charité. 

« L’assistencialisme[14] engendre toujours la dépendance des pauvres : ils restent suspendus aux aides et aux décisions d’autrui, incapables de devenir sujet de leur libération[15]». À côté de cette pensée théologique, les partisans de la théologie de la libération prônèrent un mouvement socio-politique appelant à la libération des peuples opprimés contre le système en place. 

Pour Léonardo, il s’agissait d’adopter « l’option préférentielle pour les pauvres ». Dans la Bible, les pauvres sont enfants de Dieu, ils sont sujets d’une libération. Puisque Dieu lui-même a fait ce choix, les Églises doivent le faire aussi. Le royaume de Dieu se réalise dans l’histoire, à partir de l’Église des pauvres, et non pas de l’Église pour les pauvres.

Ils s’opposèrent aux régimes dictatoriaux et militaires du continent, utilisèrent comme base la « communauté », qui devint l’instance fondamentale et la seule autorité à interpréter la foi, à la place de l’Église catholique et moururent parfois avec leurs fidèles.

Les autorités romaines considérèrent qu’une classe d’intellectuels, formée à l’occidentale, imposait une nouvelle idéologie mêlant marxisme et religion. Ils estimèrent que ce mouvement d’émancipation populaire ne venait pas du peuple lui-même mais de ces intellectuels, menant un néocolonialisme influencé par l’internationale communiste pour conquérir les masses chrétiennes du continent. Il y avait en effet une peur permanente d’une part de l’influence marxiste dans l’idéologie chrétienne et d’autre part de l’attribution de sens politique aux textes religieux. Depuis leur création, les relations entre les mouvements de libération et le Saint-Siège étaient tendues. La Congrégation pour la doctrine de la foi, commission menée alors par le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, formula une « mise en garde » contre la présence trop importante de la pensée marxiste dans la théologie de la libération. La Congrégation mit à l’index Gutiérrez et Boff, dont les thèses furent déclarées « insoutenables » mettant « en péril la sainte doctrine de la foi ». L’arrivée sur le trône de Saint-Pierre de Jean-Paul II, Pape polonais très hostile au communisme n’arrangea pas la situation de Léonardo et de ses amis. On se souvient du sort du trappiste Ernest Cardenal tancé par Karol Wojtyla lors de sa visite à Managua le 4 mars 1983, suspense a divinis[16] de 1984 à 2019. Le Pape fut hué à Managua et célébra la messe devant des portraits de Sandinistes. Jean-Paul II nomma des évêques conservateurs sur le continent, afin d’affaiblir l’influence de la théologie de la libération. 

Léonardo Boff écrivit une centaine d’ouvrages[17], il fut conseiller de la Conférence nationale des évêques du Brésil. En 1984 Il fut convoqué au Vatican, et soumis à un procès par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, présidé par le préfet Joseph Ratzinger. Son livre Église : Charisme et puissance critiquant le fonctionnement ecclésiastique qui reposait sur le pouvoir au mépris du charisme évangélique avait déclenché l’ire des autorités vaticanes. Boff fut condamné en 1985 à un silence respectueux (Silentium obsequiosum)[18]et frappé d’interdiction de prédication et d’enseignement dans les Facultés catholiques par la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi. En 1992, il fut l’objet de nouvelles menaces de mesures disciplinaires par Jean-Paul II suite à sa participation au Sommet de la terre. Il abandonna l’ordre des Franciscains[19], se maria avec Marcia Monteiro da Silva Miranda, et s’engagea à Petrópolis[20] dans le Service d’organisation populaire d’aide aux mères et aux enfants des rues. Il expliqua dans une lettre ouverte « aux compagnons et compagnes de notre marche commune vers l’espérance » qu’il n’abandonnait pas, mais changeait de tranchée. « J’abandonne le ministère sacerdotal, mais je reste dans l’Église. Je m’éloigne de l’ordre des Franciscains mais pas du songe, tendre et fraternel, de saint François d’Assise. Je continue et je serai toujours un théologien dans la matrice catholique et œcuménique (…) Je sors pour maintenir ma liberté de travail qui a été grandement entravée. Ce travail est la raison de ma lutte depuis vingt-cinq ans ».

Durant les années 1990, Leonardo Boff poursuivit ses activités en s’intéressant aux questions afférentes à l’écologie et à la durabilité, fidèle en cela à sa sensibilité franciscaine. Ainsi, publia-t-il en 1995 : Dignitas Terrae. Écologie : cri de la Terre, cri des pauvres. Il reçut en 2001, le Prix Nobel alternatif à Stockholm.

Dans le contexte actuel de dénonciation des scandales d’abus sexuels frappant des membres du clergé, il considère que l’institution catholique ne peut se réformer et changer la règle inhumaine du célibat obligatoire sauf conversion radicale. Il estime que cette règle imposée au XI° siècle assurerait une fonction importante dans le dispositif de pouvoir proprement castrateur qui s’auto-entretient et refuse de se réformer. 

Léonardo Boff fut un des pères de la théologie de la libération.  Cet engagement fut considéré par beaucoup comme une « perversion de la chrétienté », une « théologie des rues ». Il lui fut reproché une dérive idéologique, à connotation marxiste dans le discours. On dénonça son recours à la lutte des classes comme grille de lecture des conflits sociopolitiques. Comme un nombre non négligeable de membres du clergé s’engagèrent dans les luttes politiques y compris parfois en prenant les armes, cette participation ne fit qu’alimenter la méfiance des pouvoirs en place et celle du Vatican

Léonardo Boff réduisait-il l’histoire du Christ à celle d’un libérateur social et politique ? À n’en point douter, il considérait que la mission de l’Église consistait à aider les pauvres à prendre leur destin en main. Cette mission était réalisée en communautés de base chrétiennes, en essayant de combiner le message de l’Évangile avec un message et une activité de libération sociale.

À l’instar du catholicisme social du XIX° siècle Léonardo Boff et ses amis bousculent une Église, souvent perçue comme un des piliers de défense d’un ordre social.

Érik Lambert.



[1] L’étymologie reflète la situation de cette nouvelle catégorie sociale puisque le terme provient du latin proletarius, de proles, lignée. Or, chez les Romains, il s’agissait des citoyens de la plus basse classe, dont les enfants étaient la seule richesse.
[2] On peut se référer avec profit à Mt 25, 31-46.
[3] Expression du dominicain Pierre Marie-Dominique Chenu.
[4] Henri Rollet écrivit dans Le Monde du 23 juin 1959 : « Surpris par la soudaine accélération de la production due à l’intervention en série de la machine, l’homme a perdu le contrôle du travail. Il en est devenu la victime, comme un chimiste peut l’être d’une réaction imprévue. Il en a subi les effets dans sa chair et dans son âme. Il a manqué aux industriels ; aux économistes et aux hommes d’État ce sens chrétien de la personne qui lui subordonne le progrès ».
[5] Toutefois les années 1960-1970 virent le nombre de prêtres engagés dans cette « mission » croître. Même si les évêques français accord avec le pape Paul VI, relancèrent l’expérience le 28 octobre 1965, ces prêtres ne sont plus qu’une poignée.
[6] Gustavo Gutiérrez écrivit à l’été 1968 : « La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu ».
[7] État du sud du Brésil qui a une frontière avec l’Argentine.
[8] Le Tyrol du sud fut rattaché à l’Italie après le traité de Saint-Germain-en-Laye Le 10 septembre 1919, mettant fin officiellement à l’Empire d’Autriche-Hongrie. Fut alors créée une petite Autriche de 7 millions d’habitants. Trop petite pour être viable, avec une capitale démesurée de 2 millions d’habitants, Vienne. 17 ans à peine s’écoulèrent avant qu’Hitler ne décidât de la rattacher au IIIe Reich
[9] Ils furent 14 millions entre 1860 et la Grande Guerre et environ 26 millions, entre les années 1860 et les années 1960. Les difficultés économiques, l’archaïsme social et les tensions politiques constituaient l’origine de cette grande migration.
[10] Le but de la théologie systématique est de classer les enseignements bibliques par catégories.
[11] Futur Benoit XVI. Il avait 35 ans à l’ouverture du concile Vatican II en 1962. Il y participa en tant qu’expert de l’archevêque de Cologne, le cardinal Joseph Frings, l’un des chefs de file des réformateurs.
Il se fit remarquer par des idées plutôt ouvertes. Lors du débat sur la constitution Lumen Gentium, il défendit une vision plus démocratique de l’Église « Peuple de Dieu » et promut l’idée d’une décentralisation du gouvernement de l’Église. 
[12] Léonardo BOFF et Clodovis BOFF, Qu’est-ce que la théologie de la libération ? Paris, Éditions du Cerf, Paris, 1987, p.16.
[13] Il peut être intéressant de lire le livre de C. Julien, L’Empire américain, Paris, Grasset, 1968, 419 pages.
[14] L’assistancialisme latin adsistere (assistere)  « se tenir auprès de » « être présent » « être ensemble », « se mettre de côté́ »). Le mot « assistancialisme » a un sens plutôt négatif puisqu’une chose qui caractérise spécifiquement l’assistancialisme est qu’il ne se soucie pas d’éradiquer les causes des maux sociaux. En tant que doctrine, l’assistancialisme soutient que rien ne peut être fait, en termes de réformes structurelles, en réduisant toute action sociale à l’application des palliatifs. 
 https://iris-recherche.qc.ca/blogue/international-et-libre-echange/l-assistencialisme-bresilien-et-la-desolidarisation/
[15] Léonardo BOFF et Clodovis BOFF, op. cit., p.17.
[16] En droit canonique, la suspense est une sanction pénale qui ne touche que les clercs. Elle peut être prononcée par le pape pour tous les clercs ou par les évêques, pour les clercs de leur diocèse. Elle consiste à priver le clerc de son office et/ou de son bénéfice. Suspense a divinis : le clerc ne peut plus exercer son pouvoir d’ordre, c’est-à-dire l’administration des sacrements.
[17] Le travail le plus important est considéré Jesus Cristos Libertador (1972), Un des textes fondateurs de la théologie de la libération, publié un an après Teología de la Liberación de Gustavo Gutiérrez, est abordée la question de Jésus-Christ par rapport au problème de la liberté de la personne, à la fois individuelle et sociale.
[18] La Silentium obsequiosum fait référence à l’obligation pour un croyant catholique de se conformer publiquement à une disposition de Saint-Siège bien que cela ne possède pas la propriété de l’infaillibilité. Dans la pratique, pour un théologien, il est d’interdire l’enseignement et les publications. Le terme provient de la janséniste controverse de 1701-1702 qui a été suivie par la bulle Vineam domaines.
[19] Il expliqua sa décision en disant que « En 1992, ils ont voulu me faire taire à nouveau. Enfin, je dis non. La première fois était un acte d’humilité et je l’ai accepté. La deuxième fois était l’humiliation, et je ne pouvais pas l’accepter. «, in Newsweek International, le 28 Juin 1999.
[20] Ville de l’État de Rio surnommée la Cité impériale car elle fut résidence d’été des empereurs du Brésil au XIX° siècle.