EDITO mai 2023

Les maux de la gouvernance

La pénibilité au cœur du refus populaire du recul de l’âge de la retraite a mis au jour une aggravation générale de la souffrance au travail. Elle a trois expressions : avec l’empilement de superviseurs de la supervision et de gestionnaires de la gestion, le poids hiérarchique dans l’entreprise est devenu étouffant et la tâche écrasante ; le travailleur est entravé dans le bon accomplissement de sa tâche par des préconisations hiérarchiques qui nient sa compétence et le conduisent trop souvent, contre sa conscience mortifiée, à mal faire ; privé de vision du sens et du devenir de sa tâche dans l’œuvre commune, il voit son action, et par là sa personne, réduites à celle d’un automate. En même temps que la concentration des richesses, on assiste à l’aspiration de la responsabilité et du pouvoir de décision vers les sommets hiérarchiques dont s’ensuit l’inefficacité, voire l’arrogante impéritie d’« élites » coupées des réalités (exemple : l’héroïsme des soignants a maintenu l’hôpital à flot pendant le covid alors que ses gestionnaires beaucoup mieux payés auxquels ils ont dû désobéir pour agir étaient totalement inutiles et dépassés). La souffrance au travail est donc essentiellement causée par une gouvernance qui vise, davantage qu’à la juste répartition de l’effort et du gain, au renforcement du pouvoir et à l’accroissement de la richesse d’éminences isolées qui ne descendent jamais de leurs hauteurs qu’en parachute doré.

La même involution s’observe de manière analogue dans l’organisation de notre vie collective — la politique — comme le conflit sur l’âge de la retraite l’illustre de façon presque obscène. Ce qu’il est convenu d’appeler la « classe politique », formée de professionnels qui tendent à ne plus représenter qu’eux-mêmes, aspire elle aussi tout le pouvoir de légifération et de décision, avec là aussi le même résultat de concentration extrême et sa conséquence d’impéritie patente que la population subit de plein fouet (délabrement des services publics, décrépitude des institutions, inflation, dette…). La richesse collective que constitue le débat démocratique, spectaculairement dégradée, est en outre confisquée par une sphère médiatique consanguine des cercles de pouvoir et régie par de grands groupes industriels ou financiers. Dans une démocratie où un ministre (Franck Riester) ne craint pas de déclarer que le débat ne peut s’organiser qu’« autour des sujets sur lesquels on est d’accord », on peut s’attendre de la part du peuple souverain à d’énergiques rectifications de l’ordre du jour ainsi qu’à une grave et dangereuse perte de confiance dans les institutions gouvernementales. Rappelons que le mot ministre, dérivé de minus, signifie « serviteur », et que l’oublier met la société en péril : une gouvernance avisée résout les conflits ; une gouvernance qui s’exerce en son propre nom ne génère que désordres et violence.

Animés par la charité, les catholiques ont le moyen et le devoir d’apporter remède aux maux de la gouvernance. Mais s’ils sont retenus par une sécularisation de la société qui cantonne leur influence à la sphère privée, ils le sont plus encore par les maux qui affectent leur propre gouvernance ecclésiale, très loin d’être exemplaire, comme le souligne cruellement le rapport Sauvé : tant de crimes auraient-ils été possibles si les coupables n’avaient pas été isolés dans une superbe où ils concentraient pouvoir institutionnel et, prétendument, richesse spirituelle ? Reconstruire une saine gouvernance dans l’Église est la responsabilité de tous les fidèles inspirés par l’Évangile. Par lui, le « Très-Saint-Père » est plus justement et simplement nommé « serviteur des serviteurs de Dieu » car « Jésus appela les Douze et leur dit : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. » (Marc 9,35). Rappelons-nous et rappelons à nos propres ministres qu’à la veille du supplice, Jésus récusa le nom de « Maître » — que pourtant il est, et seul est — en accomplissant le geste du lavement des pieds dévolu aux esclaves (Jean 13,1-15). Il réitéra alors l’exhortation qu’il avait prononcée en dénonçant la domination hypocrite des scribes et des Pharisiens : « Pour vous, ne vous faites pas appeler Maître; car vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre Père : car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler Docteurs ; car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ. » (Matthieu 23,8-10). Faisons que par nous, aujourd’hui encore, Jésus proclame à tous que dans l’Église comme dans la Cité jusque dans le bureau ou l’atelier, le principe d’une juste gouvernance est celui de l’humilité fraternelle.

Le comité de rédaction