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Croix de cendre, un livre d’Antoine Sénanque

Antoine Sénanque, Croix de cendre, Paris, Grasset, 2023, 427 pages. 22,50 €

Un roman qui commence par la phrase prononcée par un moine souffrant du froid à laudes :« On se gèle les couilles. » ; voici qui ne manque pas de piquant ! Croix de cendred’Antoine Sénanque nous entraîne en1367, sous le règne de Charles V le Sage qui a succédé à Jean II dit le Bon, l’homme des désastres, de la ruine du royaume, mort piteusement à Londres. Dans ce roman, le lecteur a parfois l’impression de se retrouver dans l’ambiance sombre d’un Moyen-âge méprisé, cet âge qui fut toile de fond du Nom de la rose d’Umberto Eco. Croix de cendre a un peu du policier médiéval italien dans lequel s’opposent, avec un soupçon d’Inquisition, franciscains et bénédictins. À ceci près que Sénanque en appelle, quant à lui, aux affrontements entre franciscains et dominicains dans lesquels, cette fois, les franciscains n’ont pas le beau rôle. Le roman plonge le lecteur dans un climat angoissant d’une époque que l’on ne parvient pas à qualifier[1]. Une trame immergée au cœur de ténèbres sépulcrales qui suintent l’humidité ; lieux où s’épanouissent les âmes tourmentées, ambitieuses et démoniaques. Le lecteur tente d’imaginer ce monde perdu et en appelle à Brueghel l’Ancien, à Hiéronymus Bosch, au prophétique Triomphe de la mort de Félix Nussbaum ou à l’univers fantastiquement crépusculaire de la chanson de Thiéfaine Des Dingues et des paumés

Le XIVᵉ siècle est celui de la grande faucheuse, des guerres, des famines, de la grande peste ; autant de manifestations du courroux divin. Bouleversée par ces catastrophes qui ne peuvent être que les punitions d’un Dieu ulcéré par le péché de ses créatures, l’Église est agitée par l’affrontement pour la conquête du pouvoir spirituel voire temporel opposant les ordres religieux. Le roman d’Antoine Sénanque visite les vigoureux débats d’alors, qui, sous couvert de lutte contre l’hérésie, illustraient la soif de pouvoir. Dominicains et franciscains s’affrontaient en effet sur la « distance de majesté » que tout chrétien devait respecter face au Tout-Puissant, les hérétiques prônant quant à eux l’union charnelle avec Dieu. 

Frère Antonin, fils de médecin, jeune dominicain maîtrise l’art ancien de la pharmacopée naturelle faite de plantes nommées selon l’hagiographie biblique. Il est le maître de l’herbularius, le jardin des simples. Pourtant, un jour, il part hors du monastère avec son ami Robert, un moine lui aussi, fils de valet de ferme, afin de récupérer des peaux pour fabriquer un parchemin. Antonin, choisi à la faveur de la confiance qu’il inspire au prieur Guillaume, se lance dans une aventure à risques. Il doit en effet acquérir un vélin[2] sur lequel consigner la confession du prieur. Lorsqu’il était jeune, ledit prieur accompagna Eckhart de Hochheim, dit Maître Eckhart, théologien charismatique aux sermons incisifs au fil de ses pérégrinations. Guillaume fut l’humble compagnon du maître jusqu’en Crimée, foyer de la grande peste. Louis de Charnes, inquisiteur ambitieux, imbu de sa mission condamnant avec désinvolture au bûcher, désire s’emparer du précieux parchemin afin de satisfaire à ses appétits politico-religieux. 

Sombre Moyen-Âge que celui de Croix de cendre ; pourtant ce fut aussi celui du « blanc manteau d’églises »[3] qui recouvrit l’Europe, le temps d’innovations auxquelles l’Église prit une part considérable. Souvent dépeint comme garant d’une glaciation des esprits, le christianisme fut aussi le foyer d’un tumulte intellectuel. Certes, il y eut ce que conte le livre de Sénanque : Inquisition et rejet de l’héliocentrisme copernicien au profit du géocentrisme religieux mais les monastères furent des centres culturels. Toutefois, il ne faut pas comprendre Croix de cendre comme le procès d’une certaine Église car l’ébullition hérétique qui est évoquée dans le roman montre que les religieux furent les principaux acteurs d’un bouillonnement intellectuel qui accoucha des cathédrales plantées au cœur des villes. 

Bref, un beau livre, qui sourd la culture, convoque les religieux au tribunal d’une humanité martyrisée par l’obscurantisme, en appelle aux béguinages, ressuscite les turlupins que chanta Brassens.[4]

Un roman historique qui décrit avec réalisme le siège de Caffa, durant lequel l’armée mongole vaincue par la peste catapulta ses morts par-dessus les murailles de la ville, infectant les défenseurs et les habitants puis toute l’Europe et au-delà. Mais aussi essai érudit qui aborde les idées religieuses et philosophiques qui animèrent les intellectuels du XIV°siècle. Croix de cendre, celle du 28 janvier 1328, n’est pas de ces livres qui suscitent rire et allégresse mais de ceux qui agitent nos petites cellules grises. 

Érik Lambert.

[1] Lire à ce propos, le petit livre par la taille mais grand par l’esprit : Pour en finir avec le Moyen-Âge de Régine Pernoud. 
[2] Le vélin est un parchemin confectionné avec de la peau de veau mort-né ou de la peau de très jeune veau. Par extension, on appelle vélin un parchemin souple, blanc et fin, de grande qualité, fabriqué avec de la peau de veau, d’agneau ou de chevreau.
[3] Expression de Raoul Glaber (985 – 1047), moine clunisien et chroniqueur du roi Robert le Pieux, qui témoigna ainsi, au début de l’an mil, du phénomène de reconstruction des églises.
[4] Dans sa chanson Le Pornographe du phonographe. Le terme de turlupin fut utilisé par Jacques Chirac pour qualifier Jean-Jacques Servan-Schreiber. 


Reste un peu
Un film de Gad Elmaleh

Reste un peu, un film de Gad Elmaleh

Gad Elmaleh, bien connu et apprécié du public comme humoriste, prend avec ce premier film (2022) en tant que réalisateur et acteur principal le risque du récit de sa conversion du judaïsme vers le catholicisme inspirée par la fascination qu’il éprouve pour la Vierge depuis sa tendre enfance à Casablanca. Cet amour vécu comme réciproque ne s’est jamais démenti jusqu’à ses cinquante ans, âge qu’il atteint au cours du film qui se déroule de nos jours à Paris où il retrouve ses parents après trois ans d’absence, avec le projet secret de recevoir le baptême.

Courageux et audacieux, le risque l’est à plus d’un titre. Celui de remettre en jeu sa notoriété sur le terrain cinématographique où il est novice n’est pas le moindre, d’autant que Gad Elmaleh met en scène les membres de sa famille, ses amis qui assument chacun leur rôle avec un naturel et une fraîcheur très attachants. Puis celui d’un mode narratif à la frontière du documentaire avec l’insertion d’images d’archives familiales, de bribes de sketchs et d’entretiens riches et savoureux avec des religieux, prêtres et rabbins qui jouent aussi leur propre rôle, occasions ménagées avec habileté par l’auteur de s’attarder avec légèreté, malice et autodérision sur tel ou tel aspect du judaïsme, du catholicisme et de la conversion. Enfin, celui qu’il évoque avec drôlerie dans un sketch, de se réclamer du catholicisme alors que de nos jours son aveu est bizarrement moins bien accueilli et admis en France que celui du judaïsme, de l’Islam ou du bouddhisme, entaché qu’il est d’un préjugé d’arriération et de ridicule dans les milieux dont la « libre pensée » ne s’avère souvent pas si libre, ni trop pensée… Gad Elmaleh qui traite son sujet sur le ton de la comédie met en lumière les préjugés des uns et des autres avec une grande douceur drolatique qui n’exclue jamais ni l’indulgence ni la profondeur de la réflexion. C’est là une qualité exceptionnelle du film comme de l’homme qui témoigne de son déchirement entre d’une part son attachement à la tradition, à l’affection familiale, et d’autre part la force qui le pousse irrésistiblement sur le chemin de la foi catholique, cela jusqu’à la compréhension intime de la compatibilité fondamentale du tout sous le regard de Dieu, ne serait-ce que dans la judéité ineffaçable de Jésus et de sa mère Marie dont Gad Elmaleh ressent la guidance et l’indéfectible présence protectrice.

Au-delà de de son caractère particulier tenant à l’origine juive du catéchumène Elmaleh, le film est un récit des difficultés de toute conversion : de la part de doute inhérente à la foi qui grandit et s’affine en même temps qu’elle ; de l’épreuve intime que constitue ce bouleversement de la vision du monde ; du sentiment d’abandon et même de trahison que le changement radical peut susciter chez les proches ; des inévitables renoncements sans que soient encore bien distinctes les promesses de l’espérance et de la charité ; de la solitude que le converti doit affronter dans le tourment qui le mène à sa nouvelle vie en Dieu… Et finalement, le constat que la conversion n’est qu’un premier pas sur le chemin toujours ouvert de la foi.

Jean Chavot