Roger Bacon, un des plus grand savants de son temps (Suite)

3. Roger Bacon, un intellectuel plongé dans l’effervescence intellectuelle médiévale, … ET DEVINT UN DES PLUS GRAND SAVANTS DE SON TEMPS. 

À la mort de Grégoire X, le 10 janvier 1276, une succession de papes –  Innocent V, Adrien V et Jean XXI[1] – figea la situation de Roger Bacon jusqu’à l’accession au trône pontifical de Nicolas III, un membre de la puissante famille Orsini. En vain Roger s’adressa-t-il au Pape Nicolas influencé par le général des franciscains et subit des épreuves pendant quatorze ans, jusqu’en 1292. En effet, à la mort de Jérôme d’Ascoli[2] devenu Pape sous le nom de Nicolas IV, le nouveau général de l’ordre, Raymond Gaufredi[3] rendit à Bacon sa liberté. Toutefois, épuisé, âgé de presque quatre-vingts ans, il mourut peu de temps après à Oxford. 

Quelle fut l’influence de Bacon sur la pensée médiévale ? 
Il engagea une réflexion philosophique plutôt traditionnelle qui défendit l’idée d’unité essentielle de la matière dans les trois espèces[4] et s’intéressa aux notions de pluralité des formes et de degrés formels[5]. Dans Quaestiones supra undecimum primae philosophiae Aristotelis, Bacon fit de l’intellect agent et de l’intellect possible deux parties – l’une supérieure, l’autre inférieure – de l’âme humaine. Dans Quaestiones alterae, il rejeta cette opinion, qu’il attribua à tort à Averroès, et il se rangea à l’avis d’Aristote, d’Avicenne et des théologiens qui faisaient de l’intellect agent une « intelligence séparée ». Dans des œuvres ultérieures, il identifia l’intellect agent à Dieu. Cette évolution se retrouva dans sa conception de l’immortalité de l’âme – tour à tour fixée dans l’intellect agent puis dans l’intellect possible – et jusque dans son épistémologie générale, où, après avoir tenté d’accommoder la psychologie aristotélicienne à la doctrine augustinienne des « deux raisons » (supérieure et inférieure), il finit par placer dans l’intellect agent divin le principe unique de l’illumination de l’âme humaine, générateur d’une connaissance simultanément définie comme sagesse.

Il exposa ouvertement les « péchés » de son temps dans l’étude de la théologie, ces « péchés » étaient au nombre de sept, comme il l’affirma, dans l’Opus Majus. Le premier péché était la prépondérance de la philosophie (spéculative). La théologie était une science divine, elle devait donc reposer sur des principes divins, traiter de questions touchant à la Divinité, et ne pas s’épuiser dans des cavales, des divagations et des distinctions philosophiques. Le deuxième péché consistait en l’ignorance des sciences les plus appropriées et nécessaires aux théologiens ; ils n’étudiaient que la grammaire latine, la logique, la philosophie naturelle et une partie de la métaphysique : quatre sciences très peu importantes selon Bacon. Ils négligeaient d’autres sciences plus nécessaires : les langues étrangères, les mathématiques, l’alchimie, la chimie, la physique, les sciences expérimentales et la philosophie morale. Un troisième péché était la connaissance défectueuse des quatre sciences qu’ils cultivaient : leurs idées étaient constituées d’erreurs et d’idées fausses, parce qu’ils n’avaient aucun moyen d’accéder à la compréhension réelle des auteurs dont ils tiraient toutes leurs connaissances, puisque leurs écrits abondaient en expressions grecques, hébraïques et arabes. Même les théologiens les plus grands et les plus estimés montraient dans leurs œuvres à quel point le mal s’était répandu. Un autre péché était la préférence pour le Liber Sententiarum[6] et le mépris des autres matières théologiques, en particulier de la Sainte Écriture. Selon lui, celui qui expliquait le Livre des Sentences était honoré de tous, tandis que le lecteur de la Sainte Écriture était négligé. On accordait à l’exposant des Sentences une heure convenable pour dispenser son cours, et s’il appartenait à un ordre ; un compagnon et une salle spéciale ; alors que le lecteur de la Sainte Écriture était privé de tout cela et devait mendier l’heure de son cours pour le donner selon le bon plaisir de l’exposant des Sentences. Ailleurs, le lecteur des Sentences disputait[7] et était appelé maître, tandis que le lecteur du texte biblique n’était pas autorisé à disputer. Une telle méthode, était selon lui inexplicable et très préjudiciable au Texte Sacré qui contenait la parole de Dieu, et dont la présentation offrait de nombreuses occasions d’appréhender des sujets désormais abordés dans les différentes Summæ Sententiarum. Plus désastreux encore était le cinquième péché : le texte de l’Écriture Sainte était sérieusement dénaturé, surtout dans « l’exemplar Parisiense », c’est-à-dire le texte biblique utilisé à l’Université de Paris et répandu par ses étudiants dans le monde entier. La confusion fut aggravée par de nombreux érudits et ordres religieux qui, dans leurs efforts pour corriger le texte sacré, ne firent qu’accroître les erreurs. Le pire de tous les péchés était la conséquence de ce qui précède : l’erreur ou le doute quant au sens spirituel. La corruption du texte sacré et l’ignorance des langues bibliques étaient, d’après Bacon, à l’origine de ces errements. En effet, comment pouvaient-ils saisir le sens réel de l’Écriture Sainte sans cette connaissance, puisque les versions latines étaient remplies d’expressions grecques et hébraïques ? Le septième péché était la manière erronée de pratiquer la prédication. Il considérait que l’éloquence devait être accompagnée de science, et la science d’éloquence ; car « la science sans éloquence est comme une épée tranchante dans les mains d’un paralytique, tandis que l’éloquence sans science est une épée tranchante dans les mains d’un homme furieux ».

Bacon ne se contenta pas de critiquer mais fit des propositions. Après avoir éliminé « les quatre causes générales[8] de toute ignorance humaine », il convenait de se convaincre que toute science a sa source dans la révélation orale et écrite. L’Écriture Sainte était une source inépuisable de vérité à laquelle tous les philosophes humains, y compris les païens, puisèrent leurs connaissances ; par conséquent, aucune science, qu’elle soit profane ou sacrée, ne pouvait être vraie si elle était contraire à l’Écriture Sainte. Pour atteindre la sagesse, il fallait maîtriser les langues : le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe. Le latin ne suffisait pas, car de nombreux ouvrages intéressants étaient écrits dans d’autres langues et non encore traduits, ou mal traduits, en latin. Outre les langues, il y avait d’autres moyens, comme les mathématiques, l’optique[9], les sciences expérimentales et la philosophie morale, dont l’étude était nécessaire à tout prêtre. Il admirait Aristote tout en estimant que l’expérience était la « reine des sciences », la seule capable de provoquer et de vérifier leurs résultats considérant par ailleurs que les mathématiques constituaient la clé de voûte des autres sciences. 

Dans ces ouvrages, Roger Bacon évoqua la réflexion de la lumière, les mirages et les miroirs ardents, le diamètre des corps célestes et leur distance, leur conjonction et les éclipses. Il expliqua les lois du flux et du reflux, démontra que le calendrier julien[10] était erroné. Il expliqua par ailleurs la composition et les effets de la poudre à canon, il songea aux vaisseaux à vapeur et aux aérostats, aux microscopes et aux télescopes. Son influence fut sensible dans le domaine des sciences naturelles. Les méthodes et le déroulement des cours dans les écoles ecclésiastiques du Moyen Âge, les efforts de révision et de correction de la Bible latine déployés avant le Concile de Trente[11], l’étude des langues orientales préconisée par certains érudits avant le Concile de Vienne[12], fut largement inspirée par Roger Bacon. 

Ses œuvres philosophiques aspiraient à faire connaître les philosophes arabes aux philosophes chrétiens. Il s’attacha à discerner les rapports existant entre la théologie et la philosophie, les bénéfices qu’elles apportaient et les services qu’elles se rendaient mutuellement. Bacon alertait afin de ne pas confondre la physique avec la divination, la chimie avec l’alchimie, l’astronomie avec l’astrologie. À la fois mystique et rationaliste, Bacon considéra l’unité consubstantielle des sciences et de la théologie. C’est ainsi, par exemple, il estima qu’on ne saurait expliquer le phénomène de l’arc-en-ciel sans combiner les données des mathématiques, de l’expérience et de l’exégèse, puisqu’elles nous en livrent respectivement les causes matérielle, efficiente et finale. En établissant les bases de la méthode expérimentale, il fut le précurseur des grands médecins du XVIIIe et du XIXe siècle. Ainsi, affirma-t-il que le cerveau était le centre du système nerveux, ce qui était contraire à l’opinion d’Aristote et des Arabes.

Bacon fut donc un savant en avance de plusieurs siècles. Il fut pour son époque un esprit novateur, soucieux du progrès de la science. Surnommé « Doctor mirabilis » c’est-à-dire « Docteur admirable » il fut philosophe, savant et alchimiste, considéré comme l’un des pères de la méthode scientifique. Pour lui, « aucun discours ne peut donner la certitude, tout repose sur l’expérience » expérience scientifique ou religieuse. Il est désormais considéré comme l’un des plus éminents savants de son temps.

Érik Lambert.


[1] Seul pape portugais. L’imprécision des listes de papes de cette époque fit qu’il prit par erreur le nom de Jean XXI au lieu de Jean XX.
[2] Le ministre général de l’ordre franciscain, Jérôme d’Ascoli, le fit emprisonner pour « certaines nouveautés suspectes », de 1277 à 1279. Il fut pape de 1288 à 1292, premier franciscain élu à cette fonction.
[3] Général de 1289 à 1295. À noter qu’il y eut deux ans de vacance du trône de St Pierre. Puis un ermite fut élu à Pérouse et prit le nom de Célestin V. Il abdiqua après cinq mois de règne et fut canonisé le 5 mai 1313 par Clément V.
[4] Spirituelle, sensible, et intermédiaire. 
[5] Au XIII° siècle, la controverse évolua, et un des aspects les plus significatifs de cette évolution fut l’apparition d’une question particulière, à savoir celle des formes « partielles ». Cette question engageait le point de savoir si les composés complexes — les êtres humains et les animaux en général — possédaient autant de formes substantielles qu’ils possédaient d’organes corporels.
[6] Le livre des sentences. Les Quatre livres de sentences de Pierre Lombard étaient un traité de théologie composé vers 1146. Il s’agissait de l’un des livres les plus importants du Moyen Âge. Il fut utilisé dans les universités médiévales comme manuel théologique de base, à partir des années 1220 jusqu’au XVIᵉ siècle.
[7] Au sens latin. la disputatio médiévaleconsistait en une technique de discussion complexe. Il n’y avait pas de modèle standard de disputatio. Il y avait même autant de disputatio que de facultés médiévales (faculté des arts, de droit, de médecine, de théologie, etc.) et d’époques qui la pratiquèrent. La disputatio était une méthode de discussion orale qui se développa principalement à partir du 13ème siècle ; elle fut concomitante avec la création des universités. Vers la fin du 13ème siècle, elle se développa aussi comme technique de recherche. Nous n’avons aucune trace des disputatio à proprement parler – qui sont par définition orales – mais nous avons néanmoins ce que l’on nomme desQuestions disputées, c’est-à-dire des versions écrites remaniées par les maîtres. La disputatio était une discussion extrêmement codifiée, tant au niveau des rôles que du contenu de la discussion. Les premiers étaient déterminés à l’avance et le second lancé et initié par le maître, souvent pour répondre à d’autres maîtres des autres universités européennes. B. C. Bazan définit la disputatio comme suit : « La disputatio est une forme régulière d’enseignement, d’apprentissage et de recherche, présidée par le maître, caractérisée par une méthode dialectique qui consiste à apporter et à examiner des arguments de raison et d’autorité qui s’opposent autour d’un problème théorique ou pratique et qui sont fournis par les participants, et où le maître doit parvenir à une solution doctrinale par un acte de détermination qui le confirme dans sa fonction magistrale ».
[8] Il s’agissait de pas tomber dans les quatre erreurs qui empêchaient même les hommes érudits d’atteindre le sommet de la sagesse, à savoir : « l’exemple de personnes faibles et peu fiables, l’exemple d’une autorité faible et peu fiable, le maintien de la coutume, la prise en compte de l’opinion des ignorants et la dissimulation de sa propre ignorance, ainsi que l’étalage d’une sagesse apparente »
[9] Il doit être considéré comme l’un des fondateurs de l’optique ; il met au point la théorie des miroirs ardents ; il explique, le premier, la formation de l’arc-en-ciel par l’action des rayons réfléchis et réfractés dans un milieu diaphane.
[10] Le 1er janvier de l’an 708 de la fondation de Rome (l’an 45 av. J.-C.) entra en vigueur à Rome un nouveau calendrier conçu sous l’égide de Jules César. Ce calendrier a été employé sans modification pendant près de deux millénaires et c’est une version à peine modifiée en 1582 par le pape Grégoire XIII qui s’imposa sur toute la planète. Le lendemain du jeudi 4 octobre 1582, les Romains se réveillèrent le vendredi… 15 octobre 1582. Cette nuit du 4 au 15 octobre 1582 avait été choisie par le pape Grégoire XIII pour l’entrée en application de sa réforme du calendrier julien. Grégoire XIII décida d’attribuer désormais 365 jours, et non 366, à trois sur quatre des années de passage d’un siècle à l’autre. Les années en 00 ne sont pas bissextiles sauf les divisibles par 400 : 1600, 2000, 2400… Cette modeste réforme ramène à 25,9 secondes l’écart avec l’année solaire. Par ailleurs, le pape décida de rattraper les dix jours de retard du calendrier julien entre le 4 et le 15 octobre 1582. La réforme s’étendit peu à peu à l’ensemble des pays. Le calendrier grégorien est aujourd’hui d’application universelle ou à peu près.
[11] Le pape Paul III Farnèse convoqua en 1542 un grand concile œcuménique à Trente. Il débuta officiellement le 13 décembre 1545. Le pape lui donna pour objectif de revigorer l’Église catholique qui s’en trouva profondément modifiée. Face au développement du protestantisme, le Saint-Siège comprit la nécessité d’engager une grande réforme au sein de l’Église catholique. Le mouvement prit le nom de Contre-Réforme, ou Réforme catholique, par réaction à la Réforme protestante. Le concile imposa en premier lieu de strictes règles de conduite au clergé et en particulier aux évêques. Il améliora la formation des prêtres et promut l’enseignement du catéchisme. Il confirma aussi la préséance du Saint-Siège à la tête de la hiérarchie catholique. Le concile de Trente clarifia par ailleurs l’interprétation catholique des Saintes Écritures, en particulier le dogme de la justification ou de la grâce : à la différence des luthériens qui estimaient que Dieu décidait in fine de sauver ou non un homme et de lui accorder la vie éternelle, les prêtres conciliaires précisèrent que l’homme pouvait être porté aux bonnes actions salvatrices s’il disposait de la grâce et lui concédèrent une certaine marge de liberté
[12] Les études orientales et la connaissance de l’Orient en Occident peuvent être renvoyées aux époques médiévales en raison de l’existence de traductions des manuscrits ou l’enseignement des langues et des sciences des langues orientales. On remarque que son existence formelle a été inaugurée dans l’Occident chrétien par le Concile de Vienne, qui a décidé en 1312 de créer une série de chaires de langues « arabe, grecque, hébraïque et syriaque à Paris, Oxford, Bologne, Avignon et Salamanque ».