Justice et conversion
Deux dates revêtent une importance particulière dans le temps de conversion qu’est le carême en ce qu’elles offrent à chacun l’occasion d’un retour sur soi du point de vue de la foi et de la justice : le 19 mars, fête de la Saint-Joseph, et le 25 mars, jour de l’Annonciation, souvenirs d’événements étroitement liés entre eux, capitaux à la veille de l’Incarnation par laquelle toute l’humanité sera appelée à la conversion.
Dans cette perspective évangélique, Joseph est distingué par sa qualité d’homme juste. La justice, ou justesse, conçue en termes de qualité de discernement du bien et de conformation de ses actes à celui-ci, est certes indispensable à la conversion, mais non suffisante, comme l’illustre la première réaction à sa grossesse de l’époux de Marie (ils sont déjà mariés mais ne vivent pas encore ensemble, selon l’usage). En effet, il pense tout d’abord la répudier selon la loi avant de l’accueillir sous son toit selon la volonté de Dieu transmise par son ange. Observons que Joseph qui aimait Marie et ne doutait pas de sa chasteté ne songeait pas à la répudier publiquement, ce qui l’aurait exposée à de terribles conséquences. Il fait en cela preuve de justice humaine puisqu’il agit pour le bien conformément à son cœur et à sa conscience, fût-ce en infraction à la loi. Quand, dans un deuxième temps, il agit à l’instigation de la parole de Dieu portée par l’ange, il le fait selon un bien supérieur, son âme et sa vie s’ajustent à la volonté de Dieu, son discernement et son cœur en sont inspirés, comme transcendés, fécondés par la justice divine d’une tout autre dimension que la justice humaine. Dans ce qui sépare la décision de répudier Marie et celle de l’accueillir chez lui, d’assumer complètement la paternité de Jésus à qui il donne un nom et une filiation, nous mesurons le mouvement de la conversion en tant qu’avancée authentique et résolue, abandon dans la foi à la volonté de Dieu. Bien que Joseph fût déjà un homme de foi, celle-ci change également de nature et de direction — définition même du mot conversion — puisque par son acceptation, il devient pour ainsi dire chrétien avant l’heure, en rupture avec la loi de ses pères qui l’aurait poussé à l’injustice. Marie, elle, se soumet d’emblée sans aucune hésitation à l’ordre supérieur de la foi ; l’Immaculée est si parfaitement ajustée à la volonté de Dieu qu’elle ne ressent ni n’émet la moindre réticence à comprendre et à accepter ce qui dépasse son entendement et à s’y conformer bien que son honneur soit en cause et que sa vie s’en trouve bouleversée jusque dans sa chair. Nous représentons-nous réellement ce que signifie pour chacun de nous l’abandon à une telle confiance, horizon de la conversion permanente qu’est la foi ?
Est-ce à dire que la foi serait la condition sine qua non de toute justice ? Si foi et justice sont inséparables pour le fidèle que l’Évangile éduque à l’appréciation du juste et de l’injuste, n’oublions pas que Dieu travaille le cœur de tout homme quel qu’il soit et quelle que soit sa croyance explicite. Ainsi, nombre de nos semblables « non-croyants » ou d’une foi différemment adressée partagent l’humilité de reconnaître le manque de discernement qui les soumet au désir immédiat, lequel est favorisé par une époque qui pousse à la satisfaction de besoins sans examen de leur réalité ni de leur nocivité pour le prochain, pour l’équilibre social et pour la sauvegarde de la nature. De même, l’époque noie la conscience sous les injonctions à penser la justice — ou à l’oublier — selon les faveurs et les condamnations toutes faites promues par des médias et des réseaux envahissants. Reconnaissons-nous également, nous fidèles, ces terribles tentations et luttons-nous suffisamment contre elles ? La question de la justice se pose avant tout dans une démarche d’intériorité : prendre le temps de discerner en soi la décision équilibrée, d’y trouver le courage de l’action juste, guidé en son âme et conscience par l’Esprit qui œuvre en elles, Esprit à qui la conversion signifie de donner, bien qu’il nous dépasse — et précisément parce qu’il nous dépasse — une place toujours plus décisive dans la conduite de nos vies. Plus la conscience et les actes du fidèle sont ajustés à la volonté divine et plus il se rapproche de la justice. Celui qui se sent loin de la foi mais qui ajuste sa conscience et ses actes à un bien supérieur, lui aussi se rapproche de la justice, et ainsi, sans le savoir ni le vouloir, ni même y croire, se rapproche de Dieu, car « Dieu est celui que rend juste », dit saint Paul (Rm 8,33). Dans tous les cas, celui qui pratique la vertu cardinale de la justice est donc naturellement porté à la conversion, et inversement, plus la justice règne dans sa vie et plus le mouvement de sa conversion s’affirme juste.
Le comité de rédaction