Henri Grouès ou la naissance d’une vocation, …

Henri Grouès dit l’abbé Pierre

Le 22 janvier 2007 mourrait un homme de 94 ans connu de tous. À la faveur du biopic sur les écrans à l’automne 2023, L’abbé Pierre, une vie de combats[1], je sollicitais des jeunes, considérés comme la « future élite de la nation ». Le thème de mon intervention portant sur l’histoire de la IV°République, je fis allusion au film ; quelle ne fut pas ma stupeur de constater que l’homme qui avait caracolé pendant des années au hit-parade des personnalités préférées des Français, personnification de la générosité, était inconnu de la plupart des jeunes des générations actuelles. Pourtant, à sa mort, le Président de la République, Jacques Chirac, avait rapidement réagi par un communiqué, se disant « bouleversé d’apprendre le décès de l’abbé Pierre », et estimant que « c’est toute la France qui est touchée au cœur ». Alors que l’Église donne pour certains l’image d’une institution « has been[2] », qu’elle fait la une de la presse suite aux multiples affaires à caractère sexuel révélées dans le monde entier ; le chevalier de l’espérance, le saint contemporain, le combattant de rue qui incarnait le vrai visage de l’Église et du catholicisme social disparaît progressivement de la mémoire collective. Qui était cet homme dont la mémoire semble s’être effacée en l’espace d’une quinzaine d’années ? 

Son nom « civil » était Henri Grouès. Il naquit le 5 août 1912 dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon. D’origine modeste, ses parents ont quitté leur petit hameau de Haute-Ubaye pour s’installer au cœur de la cité de la soie. À 22 ans, Antoine le père d’Henri, s’embarqua pour le Mexique chercher fortune dans le commerce du drap, y demeura 15 ans avant de rentrer à Lyon en 1904. Un an à peine après son retour, il épousa Eulalie, la fille d’un bourgeois aisé de Tarare, à une quarantaine de kilomètres de Lyon. Il tint alors un magasin de confection, de vente de draps et de soieries dans le quartier de la place Bellecour. Avant la Grande Guerre la famille quitta la Croix-Rousse pour emménager dans le quartier d’Ainay, bastion de la grande bourgeoisie lyonnaise entre Rhône et Saône. Le père d’Henri servit durant le premier conflit mondial comme infirmier. Henri, connut son premier traumatisme lorsque sa gouvernante allemande dut quitter précipitamment la France, en guerre contre l’Allemagne. À huit ans, Henri, enfant plutôt turbulent, aspirait à devenir « marin, brigand ou missionnaire ». Cinquième d’une famille de huit, troisième garçon, il fut très influencé par son père, catholique engagé, administrateur de sociétés soyeuses et membre charitable de la « Confrérie des hospitaliers veilleurs ». En effet, chaque dimanche son père et des amis à lui quittaient le quartier bourgeois d’Ainay pour s’occuper de clochards et de mendiants en détresse, quai Rambaud à Lyon. Ils rasaient et coiffaient des nécessiteux, les débarrassaient de la vermine et leur servir un petit-déjeuner. Le petit Henri les accompagnait. On discerne-là des comportements fidèles au catholicisme social né des souffrances de la classe ouvrière dénoncées par Léon XIII le 15 mai 1891 à la faveur de la publication de l’encyclique Rerum novarum.

Sa mère étant trop faible pour gérer au domicile tous ses enfants, Henri fut scolarisé en pensionnat au collège Saint-Irénée. Il s’enfuit un jour où il était collé pour le week-end. Arrivé chez lui, il fut victime de fièvre et lui furent diagnostiqués les oreillons. Son établissement scolaire signifia son absence à ses parents mais il ne fut pas morigéné ou puni. Cette expérience le conforta dans l’idée que la chance était avec lui et que l’audace de prendre des risques pour une cause juste n’échouait pas. 

Il s’engagea naturellement dans le scoutisme rejoignant la première troupe de scouts de Lyon. Il y reçut le surnom totémique[3] de « Castor méditatif ». Un totem qui lui convenait fort bien lorsque l’on sait quelle fut ensuite sa vocation de « bâtisseur ». L’année 1927 fut décisive pour le jeune Henri qui partit en Italie sur les pas de saint François d’Assise. Le charisme du « Petit pauvre » et l’émotion suscitée par les fresques peintes par Giotto illustrant la vie de saint François, fresques qui couvrent les murs de la nef de l’église supérieure de la basilique de la ville ombrienne. Ainsi, à l’âge de dix-neuf ans, Henri annonça à sa famille qu’il voulait rejoindre les Capucins. 

Érik Lambert.


[1] Film de Frédéric Tellier. Il y eut aussi le film sorti en 1989, Hiver 54 de Denis Amar.
[2] Une expression que les jeunes utilisent volontiers pour signifier dépassée. 
[3] C’est à partir d’un terme ojibwé, langue algonquine parlée autour des Grands Lacs de l’Amérique du Nord, que se constitue le « totémisme ». Le mot revient à un anglais, John Long, qui l’utilisa en 1791 pour désigner un esprit bienveillant qui protège les hommes.  Le « totem » est composé d’un nom d’animal reflétant le physique, le comportement ou le caractère, suivi d’un (ou plusieurs) adjectif qualifiant la personnalité du scout, appelé quali.