Un film

Lors de la sortie du film de Martin Scorsese en octobre 2023, peut-être avez-vous été dissuadés par sa durée (3 heures 26) ou vous attendiez-vous, découragés, à un thriller de plus, à un western de plus. Mais « Killers of the flower moon » (tueurs de la fleur de lune), même s’il fait allusion à ces genres ressassés par l’industrie cinématographique états-unienne (parfois pour notre plaisir), est bien autre chose que cela, et sa durée ne signifie pas longueur : si elle excède les formats commerciaux habituels, c’est pour res-pecter la dimension historique de ce récit et pour restituer le rythme de la profonde mélancolie indienne. Martin Scorsese s’y attèle avec la maestria qu’on lui connaît, épaulé par des acteurs aptes à donner à leur personnage le relief et la complexité qui font généralement défaut aux productions d’un tel volume.

Adapté d’un roman-enquête du journaliste David Grann, « La Note américaine » paru peu avant (2017), le film retrace une longue litanie de meurtres perpétrés dans les an-nées 1920 — hier, donc — dont on ne connaît probablement qu’une infime partie. Ils frappèrent des membres de la tribu Osage après que l’on eut découvert un très important gisement de pétrole sous la portion de prairie qui lui avait été attribuée au titre de ré-serve, dans l’Oklahoma où furent déportées plus de trente tribus amérindiennes (okla humma signifie peuple rouge) avant que cet État fût ouvert aux colons blancs. Le film parle de lui-même : la fortune des Osages fit leur malheur puisque leur grande et sou-daine richesse attira immédiatement les convoitises des colons dont la cupidité et la bru-talité à l’égard des amérindiens ne connurent jamais aucune limite, encouragées par la complaisance des gouvernements quand ils n’en étaient pas les instigateurs. Aussi est-il utile de savoir que les Osages, dont le véritable nom est « Wazházhe » (peuple des eaux du milieu), vivaient initialement dans le Missouri, entre ce fleuve et la rivière Osage à la-quelle ils doivent leur nom anglais. Ils n’arrivèrent dans l’Oklahoma qu’à la suite de dé-portations successives à mesure que la « Conquête » avançait, et que chaque fois le gouvernement les repoussait plus loin vers l’ouest, au mépris total des traités, après avoir découvert les richesses des territoires alloués. La relative normalisation du droit, la prévoyance de leurs chefs et surtout l’achèvement de ladite conquête rendirent juridiquement et géographiquement impossible de chasser les Osages de leur ultime terre pétrolifère, c’est pourquoi les colonisateurs œuvrèrent cette fois de la manière plus sour-noise décrite dans le film, par l’usurpation, le détournement d’héritage, la mise arbitraire sous tutelle, toutes sortes de malversations et de prévarications opérées sous les yeux d’autorités à la myopie bienveillante, jusqu’au meurtre pur et simple. Le seul reproche que l’on puisse faire au film est d’adopter le point de vue états-unien pour raconter cette terrible histoire essentiellement à travers les personnages incarnés par Leonardo di Caprio et Robert de Niro, et de donner le rôle du sauveur au FBI qui venait d’être constitué. Le procédé est habituel dans le cinéma de ce pays qui, quand il avoue ses crimes, s’en donne aussitôt lui-même l’absolution, mais on eût aimé, pour une fois, que les Osages fussent en mesure de raconter leur propre martyre par la bouche, pourquoi pas, du per-sonnage de Mollie remarquablement interprété par Lily Gladstone.

Ironie de l’Histoire, le racisme plus que tenace que subissent encore aujourd’hui les « Native Américans » n’arrête pas nombre de descendants des « Visages pâles » dans leur recherche effrénée d’un ancêtre Osage afin de toucher une part des revenus de la tribu, bien que ceux-ci dussent encore être arrachés en 2000 au gouvernement à coups de procès, avec un règlement d’arriérés seulement en 2011. Tout cela donne à réfléchir sur l’immense pouvoir de brouillage de l’Histoire que confère aux États-Unis la puissance de suggestion de leur industrie cinématographique, brouillage de l’Histoire mondiale (Seconde Guerre, Vietnam, Irak…) et brouillage de leur propre histoire dont des décennies de fiction habile, souvent talentueuse, sont parvenues à occulter le fonds génocidaire, esclavagiste, structurellement raciste, violent et cupide, pour se présenter comme le modèle de démocratie à l’usage du monde entier, quitte à piétiner inlassablement la fleur de lune.

Jean Chavot