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En Fanfare, film en salle, Comédie dramatique d’Emmanuel Courcol, 2024, 1h44

Un film qui démarre avec vigueur par deux vies bouleversées ; En Fanfare n’est pas seulement la chroniques de deux vies. Thibaut, chef d’orchestre de renommée internationale s’effondre lors d’une répétition et apprend qu’il est atteint d’une leucémie. Seule une greffe de moelle osseuse peut le sauver. Pour cela, il faut un donneur compatible, ce sera Jimmy ; mais ne dévoilons pas les péripéties de cette histoire. Emmanuel Courcol exploite avec bonheur le talent de Benjamin Lavernhe, sociétaire de la Comédie française et de Pierre Lottin ; campant deux hommes si dissemblables que rien ne paraît pouvoir rapprocher, excepté la musique. Un gouffre sépare le tromboniste d’une fanfare du Nord et le « maestro » francilien. C’est l’aventure d’une rencontre improbable, mais aussi l’histoire d’un mensonge et la quête de ses origines. Les dialogues sont savoureux et souvent humoristiques, teintés pour l’un d’un vocabulaire populaire à la prononciation ch’ti et pour l’autre de la langue soignée du gratin social. Pourtant, à y voir de plus près, ces deux personnages retrouvent avec Dalida, Charles Aznavour, Miles Davis et Verdi l’amour commun de la musique. Cette musique rythme le film. Cela débute avec l’Ouverture d’Egmont de Beethoven et se clôt avec le Boléro de Ravel qui unit deux univers musicaux. Michel Petrossian a été l’expert sollicité pour créer les morceaux accompagnant le film et pour choisir les œuvres symphoniques et populaires adaptées. Peut-être nourrissait-il l’espoir que le film présenté au Festival de Cannes 2024, ait un impact similaire aux Choristes de Christophe Barratier et donne un nouveau dynamisme à la tradition des fanfares désormais en déclin ? Oubliés, Orphéons, harmonies, fanfares qui connurent un franc succès sous la III°République. Ouvriers, mineurs, employés, artisans, agriculteurs, petits commerçants, petits fonctionnaires y rencontraient la musique jusque-là privilège de la bourgeoisie. Il ne demeure aujourd’hui des vestiges de cette pratique culturelle dans le Nord ou l’Est de la France.
En Fanfare, est une belle aventure humaine qui pose les questions du déterminisme social, de l’héritage culturel et génétique. Benjamin Lavernhe transporté, hagard, charmeur au regard si expressif, plante avec une surprenante aisance le chef d’orchestre comme s’il avait l’habitude de diriger. Pierre Lottin transmet le peu de confiance qui habite son personnage mû par la recherche chimérique d’une autre vie. Leur duo bénéficie de la présence de Sarah Suco, fervent soutien de Jimmy, Ludmila Mikaël et Clémence Massart en mères adoptives.
Un beau film à n’en point douter, qui ne sombre pas dans la facilité et suscite la réflexion tout en sollicitant public averti et cinéastes du dimanche.

Érik Lambert.


J.N.Orengo, Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Paris, Grasset, 2024, 264 p., 20 €, numérique 15 €.

Cet automne, Jean-Noël Orengo, est souvent nominé à l’occasion des nombreux prix littéraires qui tombent, depuis 1901[1] telles les feuilles. « Vous êtes l’amour malheureux du Führer », n’a toutefois, à ce jour, jamais été récompensé, …Peut-être le sera-t-il ce 28 novembre par le Prix Goncourt des lycéens. Il a cela d’original qu’il soulève la question de qui savait quoi ? Qui a fait quoi entre 1933 et 1945 ? Il n’est pas vain d’engager ce débat tant l’horreur de ce que commirent les nazis et leurs affidés bouleversèrent une bonne partie de l’humanité. 

Les images de la découverte des camps, les photographies publiées furent la première « source » d’informations permettant de révéler l’existence de l’univers concentrationnaire. Mais l’inimaginable montré en nombre, emporta toute analyse détaillée. Ainsi, L’Humanité du 24 avril 1945 présenta en Une, un article sur Birkenau avec une image de Bergen-Belsen légendée « Ohrdruf [2]». Le procès de Nuremberg qui se tint du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 devait contribuer à préciser ce que les enquêtes et les réflexions sur les questions juridiques de la Commission des crimes de guerre des Nations unies avaient déjà établi. 31 accusés dont 24 individus[3]étaient devant les juges. Parmi les personnalités, 4 furent acquittées et 7 condamnées à des peines de prison. Pami ces détenus, l’architecte de Hitler, successeur de Fritz Todt[4] au ministère de l’Armement, en partie responsable de l’exploitation de la main d’œuvre concentrationnaire dans le cadre de la guerre totale, maître du décorum des grand-messes nazies : Albert Speer, condamné à vingt ans de prison. Libéré en 1966, il publia en 1969 une autobiographie traduite en quatorze langues qui constitua un grand succès de librairie[5]. Or, dans cet ouvrage reflet de ses sélectives mémoires, comme auparavant lors de son procès, Speer contestait formellement avoir eu connaissance de la Shoah. Il reconnut avoir su que les usines d’armement qui relevaient de son ministère avaient recours au travail forcé, mais il prétendit que l’utilisation de cette main d’œuvre était une nécessité et qu’il avait essayé d’améliorer le sort des ouvriers. 

L’ambition de Jean-Noël Orengo dans « Vous êtes l’amour malheureux du Führer » consiste àdémonter les mensonges du nazi Albert Speer. Les questions « Qui savait quoi ? qui a fait quoi ? » n’ont cessé d’alimenter les débats depuis la fin du second conflit mondialOr, la lecture d’un essai de la journaliste Gitta Sereny consacré à Albert Speer a incité Orengo à se lancer dans ce roman de 264 pages. En effet, si Gitta Sereny enquêta auprès d’Albert Speer, passant de longues heures à s’entretenir avec l’ancien architecte du Führer, traquant dans les archives la vérité de celui qui fut un hiérarque nazi, elle sembla porter un œil complaisant vis-à-vis des « malheurs » vécus par les dirigeants nazis dans Berlin en flammes, offrant à ces suppôts lucifériens une certaine humanité[6]. Speer, brillant personnage, qui n’avait pas l’excuse d’être un marginal ou un déséquilibré devenu un tyran, donnait l’impression d’amoindrir sa culpabilité avec la complicité de la journaliste jouant sur l’aveuglement et la servitude volontaire[7].

Comme l’écrit l’auteur, Albert Speer, à la faveur de son autobiographie, devint « une star de la culpabilité allemande ». Le lien que tissèrent Hitler et son architecte souffrait d’une ambiguïté certaine, « l’incarnation du couple artiste-homme de pouvoir ». Le titre de ce roman illustre parfaitement cette relation quasi-amoureuse qui se noua entre les deux hommes. Ce fut du reste une question « indiscrète » posée par un collaborateur SS de l’architecte, Karl Maria Hettlage[8], sans doute jaloux de la qualité des relations de son patron avec le Führer : « Savez-vous que vous êtes l’amour malheureux du Führer ? » Fasciné par Gitta Sereny, journaliste « juive qui avait décidé à se confronter au mal et qui est devenue amie avec son ­sujet », Orengo a plongé dans l’analyse de l’entreprise de dissimulation de la vérité menée par l’un des plus proches collaborateurs d’Hitler. Pourtant, dès la parution du livre Au Cœur du Troisième Reich[9], des historiens, comme Daniel Goldhagen[10] relevèrent l’attitude de Speer prétendant se confesser tout en se complaisant dans le mensonge. En effet, à la faveur du procès de Nuremberg, il assura n’avoir pas eu connaissance de la politique d’extermination des juifs, avec une force de conviction suffisante pour éviter la peine de mort. Maître dans l’art de la séduction et du mensonge, Speer, l’architecte du mal, devint une figure morale de la réhabilitation partielle du nazisme et contribua à l’éclosion de mythes nourrissant une malsaine nostalgie de l’Allemagne des années hitlériennes[11]. S’avouant coupable collectivement en tant que dignitaire nazi mais innocent individuellement puisqu’il ne savait rien, Speer affirma être indifférent aux Juifs qui ne l’intéressaient ni ne le dérangeaient. Il fut simplement subjugué un soir, par la voix et les visions d’un bateleur de brasseries enfumées et devint naziSéduction réciproque entre l’artiste raté et le bel homme plein de prestance. 

Soucieux d’immortalité, partenaire des ambitions architecturales du tyran mégalomaniaque fou, onirique constructeur d’un Reich millénaire, parangon de « La théorie de la valeur des ruines » selon laquelle un bâtiment devait se survivre par ses ruines, il séduisit Hitler, avide de créer un empire mais aussi une mémoire de cet empire après sa disparition. Il fallait donc que les ruines du Reich fussent à l’image de celles de la Rome antique, il convenait de créer la mythologie du Reich après sa disparition. Affirmant que, sans lui, Hitler eût par dépit détruit tout Paris, il parfit soigneusement son image de respectabilité. 

Ce roman c’est aussi celui d’une relation quasi-charnelle entres deux hommes attirés par un magnétisme réciproque qui ne pouvaient assumer leur attirance mutuelle bridée par des obstacles insurmontables. Indifférent à l’attrait qu’il exerçait sur Éva Braun, Magda Goebbels, et Leni Riefenstahl, Speer demeura fidèle à son épouse Margarete et à sa relation avec le despote de Branau. Même lorsque que le collaborateur d’Hitler commit des erreurs, voire trahit le guide, le tyran eut une tendre indulgence. 

L’amoureux malheureux du diable, l’élégant acteur, le redoutable mystificateur se dévoila en 1981 lorsqu’il téléphona à l’historienne et un peu éméché lui avoua : « Ce que je voulais vous dire, c’est qu’en fin de compte, je trouve que je ne m’en suis pas si mal sorti que ça. Après tout, j’ai été l’architecte d’Hitler. J’ai été son ministre de l’Armement et de la Production de guerre. J’ai été vingt ans à Spandau et en sortant, j’ai fait une nouvelle bonne carrière ! Pas si mal tout compte fait, non ? » Séducteur, devenu ami de Simon Wiesenthal, l’infatigable traqueur de nazis, il parvint à 75 ans à nouer une relation avec l’historienne Gitta Sereny, se promenant avec elle sur les chemins de Bavière, là même où il se promenait avec Hitler. 

Le livre est configuré à la manière du jeu d’échecs et ses soixante-quatre cases. Il est en effet composé de huit chapitres correspondant à un découpage chronologique comprenant chacun huit parties. Le style est dépourvu d’effets de style même si, à l’évidence, le mot truisme mis à la mode en 1996 par Marie Darrieussecq[12], plaît beaucoup à Orengo qui l’utilise avec grande générosité. Un roman qui, sans être « noir » bouscule beaucoup de certitudes.

Érik Lambert.
J.N.Orengo, Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Paris, Grasset, 2024, 264 p., 20 €, numérique 15 €.


[1] Prix Nobel de littérature en 1901 puis la « Société littéraire des Goncourt », dite « Académie Goncourt », fut créée en 1903 ; le premier prix Goncourt étant décerné le 21 décembre de cette année à Force ennemie de John-Antoine Nau. 
[2] Annexe de Buchenwald, au sud de Gotha, en Thuringe (centre de l’Allemagne) dernier camp d’extermination par le travail ouvert par les nazis.
[3] Étaient également jugés des organismes, institutions comme la SA, la SS, la Gestapo, le Parti Nazi ou le Haut-commandement de l’armée, … 
[4] Mort le 8 février 1942 dans l’explosion en vol de son avion. Il fut ministre du Reich pour l’armement et les munitions de 1940 à 1942. 
[5] Publication en allemand : Erinnerungen, « réminiscences ». En français sous le titre Au Cœur du Troisième Reich chez Fayard ; désormais disponible en poche : A.Speer, Au Cœur du Troisième Reich, Paris, Pluriel, 2011, 848 p. Il écrivit ensuite un récit de ses années de détention : A.Speer, Journal de Spandau, 2018, Paris, Pluriel, 640p.
[6] G. Sereny. Albert Speer, son combat avec la vérité, Paris, Seuil,1997, 752 pp. mais aussi : Gitta Sereny, Dans l’ombre du Reich. Enquêtes sur le traumatisme allemand, 1938-2001 (The German Trauma. Experiences and Reflections. 1938-2001), traduit de l’anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj, Plein jour, 522 p.
[7] Il est toujours intéressant de se plonger dans l’extraordinaire Discours de la servitude volontaire écrit en 1576 par La Boétie et ce, probablement, alors qu’il n’était âgé que de 16 ou 18 ans.
[8] Il dirigea l’Office de l’économie et des finances du Ministère pour l’armement et la production de guerre. Il ordonna le 24 septembre 1943 la création de Mittelwerk une usine souterraine d’armement employant des détenus d’un camp de concentration. Il ne fut jamais membre du NSDAP, mais appartint à la SS de 1936 à 1942, d’abord en tant que Untersturmführer (premier grade d’officier dans la SS ; donc, à peu près sous-lieutenant) puis, dès septembre 1938, de Hauptsturmführer (capitaine). À la fin de la Seconde guerre mondiale, il fut interné au château de Kransberg avec Albert Speer. Il eut ensuite de nombreuses responsabilités en Allemagne de l’Ouest. https://www.lemonde.fr/archives/article/1962/10/25/m-hettlage-succede-a-m-potthoff-comme-membre-de-la-haute-autorite-de-la-c-e-c-a_2358368_1819218.html
[9] Publié après sa libération en 1966, avec l’aide de l’historien Joachim Fest. À noter par ailleurs qu’une adaptation inspirée du livre sous forme d’un téléfilm américain de Marvin Chomsky Inside the Third Reich fut réalisée en 1982. 
Fest a réalisé en outre un bon documentaire de 2h35, Hitler, eine Karriere actuellement disponible sur les plates-formes Prime vidéo et Netflix.
[10] Qui publia en 1996 le « décapant » Les Bourreaux volontaires de Hitler : Les Allemands ordinaires et l’Holocauste.
[11] On pourrait citer l’idée que la Wehrmacht n’a commis aucune exaction (Pourtant, le livre de l’historien Browning détricote ce mythe : C.R.Browning,  Des hommes ordinaires, Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne), Le mythe du grand général Rommel, ou celui d’une armée allemande invincible, … On écoutera avec très grand intérêt sur cette dernière question le podcast : Wehrmacht : la fin d’un mythe, avec Jean Lopez(https://www.youtube.com/watch?v=jlkPTnbBHxg ). 
[12] Marie Darrieussecq, Truismes, Folio. la transformation progressive de la narratrice, d’abord humaine, en truie. L’Académie définit le terme comme : « Vérité trop manifeste, banale, qu’il est superflu de vouloir démontrer, et même d’énoncerSon discours était un enchaînement de truismes. « On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie » est un truisme.