Le courage de la douceur Abhorrons-nous le conflit ou le jugeons-nous inévitable et nécessaire dans nos relations humaines ? L’affrontons-nous ou le fuyons-nous lorsqu’il survient ?
Quoique notre culture judéo-chrétienne affirme l’incompatibilité entre foi et violence, elle n’est pas sans exalter aussi la lutte, l’effort voire l’affrontement. « Dans la Bible, écrit la sociologue Hesna Caillau, les prophètes juifs apparaissent comme des lutteurs, et n’esquivent pas la confrontation publique. Moïse affronte le Pharaon, le menace de châtiments terribles ; Jésus traite les pharisiens de “sépulcres blanchis”, de ”race de vipères, chasse les marchands du temple, prédit sa destruction… Il en résulte que pour nous la vie est un combat, une lutte permanente, qu’il nous faut vaincre la nature, mais aussi forcer sa nature. »
On peut ne pas être d’accord avec ce point de vue, mais il rejoint incontestablement une adhérence culturelle occidentale qui vient de loin, d’Héraclite par exemple, qui tenait le conflit pour le « père de toute chose ». Ainsi, persuadés comme Hanna Arendt qu’« une société sans conflits serait une société totalitaire », beaucoup d’entre nous, dans leurs échanges interpersonnels ou au cours de réunions, se plaisent à provoquer, batailler, titiller, pour que d’un désaccord naisse du constructif. En soi, un désaccord n’est pas forcément mauvais, mais c’est la manière de le traiter qui peut poser problème. Si l’écoute et le respect sont présents, le conflit peut, certes, faire avancer. A condition qu’il n’y ait pas de volonté de domination, et c’est bien cela — la domination — que François d’Assise nous supplie d’éviter.
Que nous dit le saint ? Qu’avant de monter au créneau, il nous faut écouter, essayer de comprendre la situation dans laquelle se trouvent ceux dont le comportement nous étonne ou nous choque ; considérer l’autre — le loup de Gubbio, les brigands, les lépreux, le sultan… — comme un frère ; célébrer la diversité comme une chance — les milles facettes du « frère parfait » — ; tenir tout homme pour une « histoire sacrée ».
Lorsque, venu soit pour convertir, soit pour gagner le martyre, le Poverello, rencontre le sultan à Damiette, les choses ne se passent pas du tout comme il l’avait prévu. Au cours de cette rencontre historique, chacun se révèle disposé au dialogue bien davantage peut-être qu’il ne l’imaginait lui-même et remet en cause les idées reçues qu’il se faisait de l’autre et de sa religion. Les préjugés mutuels tombent, l’amitié et l’estime croissent comme simple résultat d’une écoute mutuelle. La visite au sultan, et les quelques jours passés avec lui sont un étonnant exemple de démarche faite de respect, d’écoute et de courage dans le dialogue, sans qu’aucun n’abdique ses propres convictions. François a le courage de la douceur, là où, presque simultanément, les cinq martyrs franciscains partis convertir les musulmans par l’anathème et l’insulte, ont eu le pseudo courage de l’invective.
À méditer pour nous qui, si souvent, nous pensons courageux en maniant les effets de manche en réunion, en multipliant les bravades, ou en ne manquant pas une occasion de dire à l’autre l’inconvenance de sa conduite. La correction fraternelle est certes une saine pratique dans nos communautés, mais ne convient-il pas toujours de se demander si elle est opportune et surtout utile ? Si, en disant à l’autre ses quatre vérités, nous le faisons parce que nous pensons que cela lui sera profitable, ou simplement, pour alléger notre conscience, pour être « courageux », sans que cela aboutisse à autre chose qu’envenimer la situation ? Comment pouvons-nous, à la suite de François, être des artisans de paix, des « pèlerins d’espérance » en cette année jubilaire ?
Comité de rédaction