3, … Et un diplomate qui rendit son prestige au Royaume de France.

Le père Joseph demeure dans l’Histoire comme le diplomate du règne de Louis XIII et de ce fait le collaborateur privilégié du cardinal de Richelieu pour ce qui concerna la diplomatie cardinalise. Il joua un rôle essentiel dans les rapports établis avec la Sublime Porte[1]. Sous son impulsion, le Royaume de France infléchit sa politique méditerranéenne. Participant à la croisade contre les Ottomans au début du Siècle des Saints[2], il défendit une politique d’évangélisation afin d’assurer la présence de la France sur le pourtour méditerranéen. Quelles furent les circonstances, la nature et la portée d’un tel changement que bien d’autres dévots ralliés à la cause royale adoptèrent dans les années 1620, et encore plus après la Journée des Dupes[3] ?
À partir de 1625 l’action pacifique en Méditerranée prit le relais de la violence armée. Le Père Joseph encouragea les missions capucines dans l’Empire ottoman. En 1626, quatre frères capucins rejoignirent Constantinople avec les lettres du Père Joseph en poche, avec celles du roi et du cardinal de Richelieu. Les clercs franciscains avaient reçu l’autorisation d’y fonder un monastère. À Istanbul, l’ambassadeur les installa dans la chapelle Saint-Georges du faubourg de Péra, à laquelle on ajouta bientôt une école qui devint ensuite le séminaire Saint-Louis. La mission se développa rapidement et conduisit à la fondation de plusieurs maisons en Méditerranée : en 1627 dans l’île de Chios en Grèce actuelle puis l’année suivante à Naxos et Smyrne. La custodie[4] de Grèce prenait forme.
Les Capucins s’installèrent par ailleurs en Syrie et au Liban, puis à Bagdad en 1628, à Ispahan en 1629. L’Afrique du Nord ne fut pas négligée : le Maroc au début des années 1620 puis l’Égypte et la Tunisie. Après 1630, ce furent Tripoli de Syrie, Syros, Andros avec également des projets à Chypre, Adalia et Damas. Les missions devaient apporter l’encadrement et le soutien spirituels nécessaires aux chrétiens d’Orient. Elles étaient chargées par ailleurs d’une action apostolique tournée aussi bien vers les musulmans que les orthodoxes de ces régions. Pour le Père Joseph, le bon missionnaire était celui qui savait confesser et prêcher dans la langue du pays. Les clercs prenaient en charge les tâches traditionnelles des prêtres envoyés à l’étranger : services religieux, prédications, confessions auxquels ils tentaient d’ajouter, lorsque les moyens ou les occasions se présentaient, le service éducatif, la création d’un Tiers Ordre ou encore, mais plus occasionnellement, le rachat des Captifs. À travers cette œuvre religieuse et apostolique de la France, il s’agissait également, pour le père Joseph, de promouvoir l’autorité de l’État en Méditerranée. Le royaume de France se considérait comme le protecteur naturel et universel des chrétiens d’Orient. Sur les recommandations du père Joseph, Louis XIII se fit le protecteur et le fondateur des missions capucines en Méditerranée. Il s’agissait aussi de cultiver la gloire et l’autorité du Roi de France en élargissant l’influence du catholicisme en Méditerranée et à travers lui de renforcer l’autorité du roi au-delà des frontières. Les religieux servaient la politique internationale de la France, en renforçant son système d’alliances.
D’un catholicisme dévot et universaliste animé par l’idée d’une réunification de la Chrétienté, le Père Joseph passa à un catholicisme d’État replié sur le royaume, défenseur de son prince et partisan des missions pacifiques dans l’Empire ottoman et sur le pourtour méditerranéen. Au temps de la guerre de Trente Ans, c’était finalement la seule politique conciliable avec le rayonnement de la France en Europe. Mais ce qui rendait possible ce passage, c’était la place que le religieux attribuait au Très-Chrétien[5]. Dans un cas comme dans l’autre, le roi était au centre de sa pensée et de l’ordre du monde : au début du XVIIe siècle, il revenait au roi de défendre la Chrétienté non seulement en menant à bien son projet de croisade, mais aussi en se faisant le pacificateur de l’Europe.
Toutefois, sa politique, favorable à un rapprochement avec la Sublime Porte, s’opposait aux ambitions habsbourgeoises. Le Royaume de France était alors menacé par l’Espagne de Philippe IV qui nourrissait des velléités universalistes devenant dangereuses pour une France encerclée par les possessions des Habsbourg.
Soucieux d’unité chrétienne propice à sa conception d’un ordre international stable et équilibré sous l’égide de la France, il n’hésita pas à négocier un accord avec les Ottomans consécutivement à la victoire allemande de Nördlingen le 6 septembre 1634. Sa plus belle réussite diplomatique fut de contribuer à la coalition des princes allemands contre l’empereur à la Diète de Ratisbonne[6]. Il fut par ailleurs pour beaucoup, avec l’ambassadeur Hercule de Charnacé[7], dans l’entrée de la Suède dans la guerre de Trente Ans. En 1635, la paix était sur le point de revenir grâce à la victoire des Habsbourg catholiques d’Autriche et d’Espagne sur la coalition protestante. Mais la France, qui s’était jusque-là tenue à l’écart, craignit que se reconstituât l’empire de Charles Quint et Richelieu, conseillé par le Père Joseph, s’allia aux puissances protestantes du Nord et relança le conflit. Le 19 mai 1635, le roi Louis XIII déclara la guerre à l’Espagne. La France entra ainsi dans la guerre de Trente Ans. Après une lutte incertaine, l’armée française commandée par le jeune duc d’Enghien[8], vainquit les Tercios espagnols à Rocroi le 19 Mai 1643. Cette victoire mit fin à la suprématie espagnole et à l’invincibilité des Tercios, ces redoutables soldats d’infanterie lourde, armés d’une longue pique. Dans l’ombre, le Père Joseph fut l’un des principaux artisans des traités de Westphalie[9] qui marquèrent l’émergence du principe de la souveraineté des États comme fondement du droit international et furent la base du nouvel équilibre européen dans lequel le royaume de France redevint une grande puissance européenne jusqu’à la Révolution française.
Le règne de Louis XIII fut celui du développement de la puissance royale, qui fit de de ce roi le nouveau Saint Louis, capable de restaurer l’harmonie de la chrétienté, face aux prétentions hégémoniques des Habsbourg.
Le Père Joseph fut donc l’éminence grise du cardinal, « il n’avait rien d’un personnage occulte agissant à l’ombre des pouvoirs » et fut un agent actif de ce « grand siècle des âmes »[10].
En fait, toute l’action du Père Joseph n’avait qu’un objectif : la conversion généralisée de tous les peuples de la Terre pour restaurer l’unité de la Chrétienté.
Au printemps 1638, il fut victime d’une première attaque cérébrale puis mourut en quelques jours d’une seconde attaque le 18 décembre 1638. Le cardinal de Richelieu écrivit : « Je perds ma consolation et mon unique secours, mon confident et mon appui. ». Une légende noire : c’est le sort que l’histoire a légué au père Joseph du Tremblay, moine austère et « éminence grise » de Richelieu. A la fois Talleyrand et Machiavel, perçu par ses contemporains comme une « âme méchante », une « araignée » et un « bourreau », le père Joseph fut décrié pendant des siècles. Archétype des « éminences grises », conseillers de l’ombre, discrets et mystérieux, entourés d’une réputation sulfureuse qui rend leur influence difficile à mesurer[11].
Érik Lambert.
[1] L’expression « Sublime-Porte » désigne la maison et la résidence officielle du grand vizir, où sont regroupés les services de l’administration centrale. Le mot turc kapi désignait une porte, mais aussi le palais du sultan (d’où parfois l’expression « porte ottomane »), puis le palais du grand vizir et enfin le siège du gouvernement. Les troupes du sultan étaient désignées par l’expression kapi kullari, c’est-à-dire « les esclaves de la Porte ». À partir de 1654, le grand vizir fut doté d’un palais particulier où se tinrent les séances du divan ou Conseil du gouvernement ; ce palais fut d’abord appelé Pasa kapisi (palais du Pacha), puis Bab-i Âli, la « Sublime Porte », nom sous lequel les Occidentaux ont englobé à la fois le palais du sultan, la cour ottomane, le gouvernement et finalement l’État ottoman lui-même. Devenu Turquie après la défaite subie lors de la Grande Guerre. Vaincue à l’issue de la Guerre de 1914-1918, la Turquie ottomane suscita la convoitise de ses voisins, notamment la Grèce. Elle fut sauvée du démembrement par un général de 38 ans, Moustafa Kemal qui entra en rébellion contre le sultan et réunit dès 1919 un Congrès national. Deux pouvoirs s’affrontèrent désormais, le sultan à Istamboul, les nationalistes, regroupés autour de Moustafa Kemal, à Ankara (ou Angora), au cœur de l’Anatolie. Le traité de paix signé à Sèvres en 1920, proposa de dépecer ce qui restait de l’empire ottoman. Pour Moustafa Kemal et l’ensemble des Turcs, il apparaissait insupportable. Dans un sursaut d’énergie, les Turcs chassèrent les armées étrangères, notamment grecques. Surnommé « Ghazi » (le Victorieux), Moustafa Kemal contraignit les Alliés à signer un nouveau traité à Lausanne en 1923, qui jeta les bases de la Turquie moderne. Le sultan discrédité par l’acceptation du traité de Sèvres quitta son palais sans attendre et Moustafa Kemal put dès lors en finir avec le multiculturalisme ottoman. Le nouvel homme fort du pays déplaça la capitale d’Istamboul à Ankara et remplace enfin le sultanat par une République dont il devint le premier président (avec un pouvoir absolu).
[2] La France, au XVIIe siècle, baignait dans un climat de grande dévotion influencé par l’action de St François de Sales, St Vincent de Paul, de Port Royal, des récollets, des capucins et de bien d’autres, ce qui valut à ce siècle d’être qualifié « Siècle des Saints ». La conversion d’Henri IV en 1593, la fin des guerres de religion que conclut l’Édit de Nantes en 1598, la mise en application des décrets du Concile de Trente conduisirent à une « renaissance catholique » en France, et dans une partie de l’Europe. De là découla un enthousiasme pour les missions de la part du clergé séculier français, celles-ci étant jusque-là réservées aux congrégations religieuses. Ainsi, au début des années 1620, le projet d’envoyer des missionnaires capucins à l’étranger prit forme. En janvier 1622, un religieux du même ordre, le père Pacifique de Provins s’embarqua pour les Échelles du Levant à la demande de Joseph Le Clerc du Tremblay.
[3] Membre du Conseil du Roi à partir de 1624, le Cardinal de Richelieu était l’artisan d’un rapprochement entre la reine mère Marie de Médicis et Louis XIII. Il gagna la confiance du roi, mais lors de la « Journée des dupes » du 9 novembre 1630, la reine mère, devenue son adversaire le plus déterminé, pressa Louis XIII de le renvoyer. Après avoir mis à la raison, les protestants, la noblesse adepte des duels et des révoltes, Richelieu voulait désormais garantir la tranquillité de la France sur ses frontières. Il aspirait à combattre la maison catholique des Habsbourg qui gouvernait l’Espagne et les États autrichiens. Louis XIII était partagé entre le respect pour sa mère et la tentation de se défaire d’elle en politique, pour s’affranchir de ce personnage encombrant, tyrannique et versatile à la fois. Mais ne serait-il pas tenté aussi de se libérer de l’emprise du cardinal, qu’il redoutait autant qu’il l’admirait ? Catholique fervent, le roi de France était rongé par le doute, face à la politique résolue, mais peut-être dangereuse du cardinal en Europe ? Finalement lors de cette « Journée des dupes » Louis XIII renouvela sa confiance et son soutien sans réserve à son ministre.
[4] Du latin custodia: «garde». Subdivision d’une province dans certains ordres religieux, notamment chez les Ordres mendiants (Capucins, Franciscains). La custodie de la Terre Sainte est la plus importante d’un point de vue historique et symbolique, les Franciscains assurant la garde des lieux Saints où Jésus a vécu.
[5] Le terme de très-chrétien est une locution, un paraxalème, issue du latin christianissimus. Ce sont les papes qui ont créé et utilisé cette expression qui désignait jusqu’au XIVème siècle tous les souverains d’Europe auxquels le successeur de Pierre s’adressait. Il s’agissait d’une marque d’amitié et de confiance, et restait donc assez rare. C’est sous le règne de Charles V (1364-1380) que le terme ne désigna plus que le roi de France, et seulement celui-ci. Le roi de France était déjà nommé « nostre bien-aimé et aîné fils » par les papes, il allait être aussi nommé roi très-chrétien.
[6] Le Diète de Ratisbonne fut un rassemblement d’États impériaux du Saint-Empire romain germanique, convoqué en 1623 par l’empereur Ferdinand II. La force des princes face à l’empereur, quelle que soit leur couleur religieuse, devint évidente lors du Colloque de Ratisbonne de 1630
[7] Auprès du roi Gustave-Adolphe de Suède et négocia l’alliance entre celui-ci et Louis XIII en 1631.
[8] Connu plus tard sous le nom de grand Condé.
[9] Traités de Westphalie
Le 24 octobre 1648 furent publiés les traités négociés dans les semaines précédentes en Westphalie (province occidentale de l’Allemagne). Ils mirent fin à la guerre de Trente Ans qui saigna l’Allemagne. Ils se soldèrent par l’émiettement politique de celle-ci. Les deux grands vainqueurs du conflit furent la Suède, devenue la principale puissance de la mer Baltique, et la France, son alliée, désormais sans rivale en Europe occidentale. Les traités consacrèrent la division religieuse de l’Allemagne. Les princes purent imposer leur confession à leurs sujets : catholique, luthérienne ou calviniste, selon le principe : « cujus regio, ejus religio » (tel souverain, telle religion). La France fut confirmée dans la possession des Trois-Évêchés de Metz, Toul et Verdun, ainsi que de la plus grande partie de l’Alsace, à l’exception notable de Strasbourg que Louis XIV annexa quelques années plus tard. Dix ans plus tard, en 1659, la paix des Pyrénées et la paix du Nord confirmèrent la prépondérance française en Europe.
[10] R.Sauzet, Au Grand Siècle des âmes – Guerre sainte et paix chrétienne en France au XVIIe siècle, Paris, Perrin, 2007, 300 pages. Un chapitre est intitulé : « Un homme d’exception : le père Joseph (1577-1638) »
[11] Souvenir encore vivace si l’on en croit une belle chambre d’hôtes en marais poitevin, hommage au Père Joseph, https://www.portail-marais-poitevin.com/chambre-avec-jacuzzi/nuit-romantique-avec-jacuzzi-pere-joseph/