Laurine Roux, L’autre moitié du monde
On pourrait penser que le roman de Laurine Roux est une page de la Guerre d’Espagne[1]. Pourtant, si l’on sent que cet affrontement civil va survenir, il s’agit plutôt de raconter la vie des paysans sans terre dans un pays aux survivances quasi-médiévales. Or, c’était il y a seulement quatre-vingts ans ! Le début du livre est un peu lent, il suit le rythme de la nature, des jours qui s’écoulent, du travail des hommes et des femmes. La dureté de l’existence paysanne travaillant dans les rizières du delta de l’Èbre, le dédain des propriétaires terriens, la toute-puissance des « seigneurs » indignent le lecteur qui se prend à souhaiter que la jacquerie éclate.
L’Espagne d’alors, c’est ce pays rongé par des inégalités sans nom dans lequel s’est épanoui l’anarchisme nourri au syndicalisme révolutionnaire. Le roman rappelle que, si la Guerre d’Espagne[2] est parfois perçue, à la faveur des reportages photographiques, comme un affrontement urbain[3], elle fut aussi celle des campagnes et des expériences qui y ont eu lieu. Ce conflit, antichambre du second conflit mondial, constitua un mythe pour les gauches européennes, particulièrement la gauche française des années 1960 en mal de symboles. C’est sans doute dans ce « climat » qu’a vécu Laurine Roux. Adolescente au seuil des années 90 lorsque les grands-parents racontaient ce que furent les années sombres. Qui n’a pas eu alors dans sa classe des camarades portant des noms espagnols ? Qui n’a pas entendu un professeur d’Histoire évoquer la 9°compagnie, surnommée la « Nueve »[4], première à entrer dans Paris le 24 août 1944 ? Comment ne pas avoir été ému par ce chanteur au visage buriné ayant fui l’Espagne, pleurant un certain 10 mai 1981 et entonnant un chant anarchiste de la Révolution espagnole[5], comme s’il voyait là une victoire des vaincus ?
Dans le roman de Laurine Roux, on perçoit la beauté des paysages, on entend le chant des cigales, on respire les effluves méditerranéennes, on endure la chaleur du soleil, on respire les parfums des plats préparés par Pilar. Ce livre émouvant offre aux invisibles l’opportunité d’exister grâce à la plume de l’auteure. L’autre moitié du monde s’exprime au fil de la narration ; souffre, courbe l’échine pour, tel un flot, ne plus accepter l’inacceptable. Les hommes souvent taiseux, les femmes ployant sous le joug des tâches, des humiliations ; l’immuable poids de traditions enracinées dans la terre catalane soulèvent en nous la colère face à l’injustice.
On se prendrait presqu’à pleurer avec Toya, Pilar et Juan prisonniers de la pauvreté, de l’analphabétisme, du poids d’un travail abrutissant et épuisant. On est révulsé par cette société dans laquelle tant sont soumis à l’aristocratie, aux propriétaires terriens, aux grands bourgeois, à l’armée et à l’Église. Les femmes, opprimées, victimes désignées, dont le corps est objet de toutes les souffrances sont au cœur de la tragédie. La révolte gronde attisée par les intellectuels. Le roman montre aussi les échecs, les limites de mouvements confrontés aux personnalités et aux motivations de chaque individu, au fossé entre les aspirations des uns et des autres, des paysans et des intellectuels. Durant tout le livre, nous suivons Toya de l’enfance à la vieillesse, opprimée mais jamais docile, jamais résignée. Les gens broyés par l’Histoire et la violence sociale ne sont plus que des fantômes disparus. Mais une enfant sauvage, une femme libre, une petite vieille au cœur de son marais, leur demeure fidèle et fait vivre leur mémoire. L’autre moitié du monde n’a finalement pas totalement sombré dans le néant. Nos dirigeants qui oublient ce qui a suscité les révoltes d’antan voire les révolutions, seraient bien avisés de relire l’Histoire ! Les petits surgissent parfois lorsqu’on les ignore ou qu’on les écrase.
Érik Lambert.
[1] La situation d’un pays en développement, avec des conditions de vie déplorables pour près de deux millions de travailleurs agricoles et quatre millions de travailleurs urbains (sur une population totale d’un peu moins de 25 millions d’habitants), était particulièrement difficile et préjudiciable. Les effets négatifs des années de dépression ne pouvaient pas non plus faciliter le jeu de la démocratie. Cela dit, il n’est pas si facile de démontrer que seuls des facteurs structurels et cycliques ont déterminé le cours des événements. La faillite s’explique avant tout à la fois par l’immaturité politique et par la polarisation extrême de la société. La gravité et l’instabilité de la situation internationale n’auraient joué qu’un rôle subsidiaire. La clef de l’explosion finale devrait moins être cherchée dans les déterminismes structurels ou conjoncturels que dans l’incapacité des principaux partis politiques et de leurs leaders à résoudre les problèmes de l’époque. L’Espagne des années trente est un pays fondamentalement rural ou la révolution industrielle mûrit lentement. Elle se caractérise grosso modo par le « latifundisme » oligarchique dans le sud, le « minifundisme » dans le nord et la faiblesse du secteur industriel.
Légalisée en 1914, la CNT (Confédération nationale du travail- Confederación Nacional del Trabajo ou CNT) était une organisation anarcho-syndicaliste fondée en 1910 à Barcelone. Elle comptait en 1918 quelque 700000 affiliés en Espagne, dont 430000 dans la seule Catalogne. L’action directe n’était toutefois pas le seul apanage des anarchistes : on dénombra plus de 800 attentats à Barcelone entre 1919 et 1923.
[2] https://www.youtube.com/watch?v=jrsrXiJ8VsM
[3] Bien sûr, Frank Kapa, Gerda Taro, … https://www.gettyimages.fr/photos/guerre-civile-espagnole https://www.arte.tv/fr/videos/116081-000-A/antoni-campana-les-images-meconnues-de-la-guerre-d-espagne/
[4] 160 hommes de la 9e compagnie du régiment du Tchad, rattaché à la fameuse 2e division blindée du général Leclerc, furent les premiers à entrer dans Paris dès le 24 août et, plus tard, à atteindre l’Hôtel de Ville. Particularité, 146 de ces hommes étaient des républicains espagnols. D’où le surnom de « Nueve » – « 9 » en espagnol – donné à cette compagnie. Les républicains espagnols furent donc à la pointe de la libération de la capitale, ce qui explique pourquoi la « Nueve » est maintenant associée à divers lieux de Paris, y compris aux abords de l’Hôtel de Ville où un jardin public porte son nom.
Les combattants de cette 9e compagnie, qui avaient fui en Afrique du Nord après la victoire de Franco en 1939, ont rejoint les Forces françaises après le débarquement allié en novembre 1942. Ils participèrent aux combats à partir de décembre 1942 contre l’Afrika Korps en Tunisie. Intégrée à la 2e DB, la compagnie fut placée sous le commandement du Français Raymond Dronne et de l’Espagnol Amado Granell. Composée d’anarchistes, de socialistes, de communistes, etc., la compagnie fut autorisée à arborer les couleurs du drapeau tricolore adopté par la IIe République espagnole. Mieux, les Espagnols donnent à leurs véhicules blindés des noms rappelant la guerre d’Espagne : « Madrid », « Guernica », « Teruel », « Ebro », etc.
[5] Lény Escudéro https://www.youtube.com/watch?v=NgQOkPE0rTI . On peut aussi écouter Ou Jean Ferrat https://www.youtube.com/watch?v=YOU89THja5sévoquant Federico Garcia Lorca et Léo Ferré, l’auteur de la magnifique chanson Les anarchistes, https://www.youtube.com/watch?v=HK56WGqNtHc et de celle intitulée L’Espoir, https://www.youtube.com/watch?v=-05DolqP_jA
Il reste encore demain, un film de Paola Cortellesi
« C’è ancora domani » est le titre original d’un film italien (« Il reste encore demain » en français) qui remporta un immense succès dans la péninsule dès sa sortie à l’automne 2023, dé-passant les grosses productions à la surprise générale (c’est-à-dire à la surprise de la critique dévouée à ces dernières) car il était classé dans l’équivalent du cinéma d’essai, et donc promis à une diffusion confidentielle. L’affiche de la promotion française insiste lourdement sur ses cinq millions de spectateurs, c’est pourquoi, afin de rendre justice au film, sa belle affiche italienne est préférée ici.
« Il reste encore demain » est la première réalisation de Paola Cortellesi qui l’a écrit et en joue le rôle principal : Marisa, une femme du peuple en butte aux très concrètes difficultés de la classe ouvrière romaine dans l’immédiat après-guerre, accrues par les dévastations commises aussi bien par les troupes fascistes et nazies que par — osons le rappeler — celles des alliés anglo-américains dont la brutalité indifférenciée ne laissa pas un meilleur souvenir. Sur ce fond historique bien représenté (la veille des élections à l’Assemblée Constituante des 2 et 3 juin 1946) qui vit grandir une puissante aspiration au changement, le récit relate la prise de conscience d’une femme que les humiliations et les violences quotidiennes subies de son mari Ivano, loin d’être dues à un état des choses naturel et irrévocable, sont la manifestation d’un très archaïque patriarcat hérité d’une société morte avec le fascisme dont le peuple italien — rappelons-le éga-lement — s’est lui-même héroïquement débarrassé. Plus que ses frustrations et ses souffrances personnelles auxquelles elle n’avait pas même l’idée d’échapper, l’avenir de sa fille Marcella, aî-née de ses trois enfants, qui semble tout tracé dans la même voie, donne à Marisa le supplé-ment de conscience et de courage nécessaire à remettre en question la domination de son mari sur elle et sur toute sa famille, ainsi que sa condition prolétarienne. Le film n’est pas pour autant féministe au sens où on l’entend trop souvent aujourd’hui, exclusif et accusateur de l’homme, car il montre avec beaucoup de subtilité que le patriarcat est un système de domination sociale dont l’homme souffre aussi, bien qu’il y ait le beau rôle, et que sa violence en tout état de cause inex-cusable et insupportable n’est que l’exutoire de ses propres frustrations. Reste, bien sûr, que la femme en est la première victime, et que le combat n’est toujours pas terminé.
Est-ce afin de restituer les nuances complexes des relations humaines — celle du couple en est une, quoi qu’il en soit — ou afin de reconstituer l’atmosphère de la Rome populaire à une époque où ses magnifiques couleurs peinaient à redonner espoir à ses courageux habitants ? Le film est judicieusement tourné en noir et blanc, avec une belle photographie, non pas pour chercher un effet quelconque, mais parce que ce traitement est parfaitement adapté au sujet et à son déve-loppement. Les émotions cependant loin d’être monochromes reflètent par leur diversité les va-riations de l’existence, de la tristesse à la joie, de la brutalité à la tendresse, car Paola Cortellesi, attachée à montrer la vie quotidienne du peuple romain, a évité le piège d’une dramatisation uni-forme que le sujet lui tendait. Les comédiens sont tous remarquables, les dialogues parfaitement mesurés (espérons qu’ils soient convenablement doublés ou sous-titrés) et le scénario juste et habile réserve des surprises propres à donner au récit un mouvement et un intérêt jamais dé-mentis. Bref, c’est un excellent film comme l’Italie sait encore en produire de nombreux, inconnus ici et pourtant bien plus séduisants que les intimistes ritournelles bourgeoises que propose trop souvent le cinéma français. « C’è ancora domani » est sauvé par son succès commercial de l’ignorance globale, si ce n’est du mépris stupide, que nous avons de nos prolifiques et talen-tueux cousins transalpins. Mais dépêchons-nous tout de même d’aller le voir en salle, car au train où vont les choses du commerce culturel, chissà se ci sarà ancora domani ?
Jean Chavot