Journalisme et vérité
Les tensions et les conflits qui agitent le monde suscitent curiosité, inquiétude, accrois-sant l’exigence d’une information indépendante et diversifiée, à même de favoriser la compré-hension et la lucidité indispensables à la conscience et à l’action des citoyens. C’est la fonction du journalisme, condition primordiale de la démocratie. Mais si l’on se doit de protéger sans ré-serve son exercice et ses acteurs, n’est-on pas autorisé à s’interroger sur ses conditions in-ternes qui compromettraient sa mission et son honneur ?
Or, il est avéré que les grands moyens de la presse écrite et audio-visuelle sont la pro-priété quasi exclusive d’une dizaine de milliardaires proches des milieux de pouvoir sur lesquels ils influent directement. On ne peut non plus ignorer l’étroitesse des liens entre les journalistes les plus en vue et ces milieux, par promiscuité dans les mêmes catégories sociales, les mêmes ré-seaux, les mêmes lits parfois, si bien que nous voyons des célébrités sauter du journalisme à la politique, et inversement, avec une aussi déconcertante facilité que les ministres rebondissent d’un portefeuille à l’autre. Comment s’étonner dans ces conditions que, comme le montrent tous les sondages, le désintérêt, la méfiance, voire le dégoût s’emparent des Français à l’égard de leur presse, les jetant non sans dangers pour la démocratie dans les bras des réseaux sociaux après qu’ils ont mesuré la distorsion entre une réalité vécue aux premières loges et la manière dont les médias dominants en rendent compte dans leur langage uniforme fait de formules sté-réotypées (crise, grogne, débordements, séquence, récit…) dont la pauvreté ne convient certes pas à décrire la complexité des situations ni encore moins de leurs causes. Ainsi, par exemple, quasiment jamais l’un de ces journalistes-vedettes n’évoquera les massacres de civils palesti-niens perpétrés par l’armée israélienne sans en incriminer celui du 7 octobre, comme rarement il évoquera le sort antérieur des habitants de la bande de Gaza. Bien que les mêmes sentiments d’humanité l’animent également envers les deux camps, l’invité qui s’y aventurera se verra ins-tantanément accusé de soutenir le terrorisme par les parangons de vertu qui tiennent le micro. Nous les voyons, les mêmes, nous instruire en experts à tout propos et en tout domaine : cul-ture, arts, morale, santé, bon goût, bonnes manières… avec l’égale omniscience qui provoque l’exaspération contre laquelle ils se drapent soudain dans leur honneur de journaliste, un honneur pourtant oublié dans l’inlassable mise en scène de faits divers qui flatte les plus bas instincts à des fins d’audience rémunératrice. Il reste cependant, malgré le formatage des écoles, nombre de journalistes courageux et honorables qui le paient souvent de leur carrière, et parfois de leur vie. C’est le journalisme-spectacle qui est critiqué ici, sa complaisance à en faire un vulgaire outil de propagande grimée en vérité des faits. Mais cette « vérité des faits » est une fiction, une es-croquerie, car la vérité n’est pour l’homme qu’un horizon auquel l’honnête raison s’efforce de tendre, comme l’enseignent toute science et toute philosophie, et comme le souligne le futur utili-sé dans l’Évangile de Jean : « … et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera. » (Jn 8,32). Quant aux « faits », aucun ne recèle de vérité en lui-même : il n’est jamais qu’une des appa-rences, à l’instant de son actualité, d’une réalité dont personne ne peut prétendre embrasser toute la profondeur d’espace et de temps, personne que Dieu dans son éternité et son infinité. La Bible est pleine de « faits » dénoncés par les prophètes qui, inspirés par Dieu, lisaient le pré-sent (l’actualité) et non l’avenir : le petit Daniel (Da, 13) qui sauva Suzanne des accusations des deux vieillards ; et que dire de l’aveugle-né (Jn, 9), du « fait » de sa cécité que croyaient connaître les disciples, de l’épaisse mauvaise foi des Pharisiens, de la réponse de Jésus qui vaut encore pour les propagandistes hypocrites : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites : Nous voyons ! Votre péché demeure. » Que dire enfin du silence de Joseph devant le « fait » de la grossesse de Marie ? Que l’homme juste reconnaît sa subjectivité et la tait pour écouter la voix de l’Esprit où la Vérité se donne à entendre.
Alors quoi, la vérité est-elle à notre portée, un journalisme honnêtement véridique est-il possible ? Certainement, à la condition expresse qu’il se rapproche humblement de l’inaccessible objectivité en nommant sa propre subjectivité, qu’il se défasse de ses habitudes de pensée, de perception et de langage, qu’il reste constamment critique envers lui-même dans l’observation des situations et des événements de sorte que la vérité, toujours supérieure à lui, ait une chance d’éclairer son discernement. N’est-ce pas à quoi Jésus nous invite tous dans chacune de ses paraboles : à cultiver notre liberté de conscience qui, si elle demeure incapable de produire la vérité, a l’insigne privilège de pouvoir s’en nourrir.
Le comité de rédaction