L’Espérance…ou le passage de la nuit à la lumière.
Nous le savons, notre vie, aussi heureuse soit-elle, ne nous met pas à l’abri de la souffrance et des épreuves. Nombreux sont ceux dans l’Histoire, à commencer par de grandes figures de l’Église, qui ont dû traverser la « nuit de la foi » avant de retrouver le chemin de l’Espérance.
La Bible nous relate cette longue nuit du peuple hébreu, nuit de l’exil à Babylone, où tout ce qui le constituait lui a été retiré. Le Temple est détruit, Jérusalem n’est plus qu’un champ de ruines, le roi, garant de son unité, a été déporté et ses fils égorgés. « La joie a disparu de notre cœur, notre danse s’est changée en deuil. La couronne de notre tête est tombée. » (Lm 5,15-16) « Jour de brouillard et d’obscurité…» (Ez 34,12) Et Dieu qui se tait…Dieu qui semble avoir abandonné son peuple, le peuple de l’Alliance…
Et pourtant…et pourtant l’exil, loin d’être la fin d’Israël, va être pour lui comme une renaissance. Dieu ne l’a pas oublié, et les prophètes qu’il a suscités vont pousser les Juifs à relire leurs traditions pour raviver leur foi et leur espérance. Ils s’étaient détournés de leur Dieu et de ses commandements, pour se fabriquer des idoles à leur mesure, ils vont revenir à lui, le cœur brisé et contrit. « Je suis haut et saint dans ma demeure, mais je suis avec l’homme contrit et humilié, pour ranimer les esprits humiliés, pour ranimer les cœurs contrits. »(Is 57,15) Ainsi, quand l’homme a tout perdu, jusqu’à sa suffisance, et qu’il redécouvre humblement sa pauvreté, alors – et alors seulement – peut-il entendre l’appel de Dieu à se faire un cœur nouveau, un esprit nouveau, et à choisir la vie pour renaître avec Lui et en Lui.
« L’heure où l’homme ne sait plus ce qu’il est, où il erre comme une ombre parmi ses propres ruines, cette heure de grande solitude et de vide est aussi celle des grands commencements. C’est l’heure où l’inconnu nous visite, où l’avenir nous tire à lui. C’est l’heure où l’Esprit nous fait signe, car il veut devenir en nous « cœur nouveau », » esprit nouveau ». » (Eloi Leclerc, Le peuple de Dieu dans la nuit)
François d’Assise, le « jongleur de Dieu », que l’on dépeint spontanément comme l’homme de la joie et de la louange, a connu lui aussi ce temps de la détresse et de l’abandon. Le nombre des frères ne cessant de croître, des dissensions apparaissent au sein de l’Ordre, et des choix se font jour qui s’écartent du projet de vie initié par François et ses premiers compagnons. C’est un constat bien amer qui le conduit à démissionner de sa charge de ministre et à se retirer dans un ermitage. Nuit de la solitude et de l’incompréhension où il voit « son Ordre » lui échapper et ne parvient plus à discerner la volonté de Dieu …Tristesse infinie, comme l’hiver sur la campagne ombrienne qui ne lui chante plus la grandeur et la beauté de son Bien-Aimé…Silence de Dieu qui le plonge dans les ténèbres et lui fait perdre la paix de l’âme. Mais c’est dans ce silence que François peut enfin entendre la voix de son Seigneur : « Pourquoi être ainsi troublé, pauvre petit homme ? Est-ce que je t’ai constitué le berger de mon Ordre pour que tu oublies que j’en suis le premier protecteur ? Si je t’ai choisi, toi un homme simple, c’est pour donner en exemple à tous ceux qui désirent marcher à ta suite des actions qu’ils puissent, eux aussi, réaliser. C’est moi qui ai appelé ; c’est moi qui protègerai […] Ne te trouble donc pas. » (2 C 158)
François comprend qu’il lui faut aller encore plus loin sur le chemin de la désappropriation. S’il a fait depuis longtemps, avec enthousiasme et parfois exagération, le choix de n’avoir rien en propre, il lui faut maintenant renoncer à ce qui lui tenait tant à cœur et accepter de remettre l’avenir de l’Ordre entre les mains du Seigneur. Il lui faut renoncer à son œuvre pour devenir l’œuvre de Dieu. (Eloi Leclerc)
Au sortir de cette épreuve, c’est un homme apaisé et réconcilié qui peut affirmer : « Dieu seul suffit »…
Tout remettre entre les mains de Dieu et renoncer à sa volonté propre…peut-être sommes-nous appelés nous aussi à abandonner des combats, des projets qui nous étaient chers. Dépasser le sentiment d’échec ou d’injustice peut prendre du temps ; le temps nécessaire pour se décentrer de soi, pour faire silence et retrouver le cœur à cœur avec Dieu. Pour l’entendre nous murmurer qu’il nous attend ailleurs… Alors l’espérance redevient possible, et avec elle la joie et la louange pour ce Dieu qui ne cesse de créer en nous et à travers nous.
Plus près de nous, le frère Éloi Leclerc a vécu cette nuit du silence et de l’absence de Dieu dans l’enfer des camps de concentration nazis. Son enfance heureuse en famille et ses premières années chez les frères ne l’avaient pas préparé – si tant est qu’on puisse l’être – à une telle barbarie !
Il est alors témoin de la cruauté de l’homme, de sa capacité à affamer, blesser, humilier, exterminer et nier l’autre au point de le déshumaniser…au point qu’il puisse parfois éprouver jusqu’au désir inavouable de voir mourir son voisin, pour un peu plus de pain ou un peu plus de place…
D’où la question qui le poursuit à son retour : « L’Évangile a-t-il encore un sens dans la nuit de la mort où Dieu se tait ? » et qu’il aborde dans plusieurs de ses ouvrages. Ainsi écrit-il dans Le Royaume caché : « Ce pouvoir transfigurant du Royaume s’exerce avec le plus de force, là précisément où il est le plus caché : dans l’expérience de la souffrance, de l’humiliation et de la mort […] Par sa souffrance et sa mort, Jésus établira le Royaume, non dans un lointain pays de rêve, mais au cœur de la condition humaine la plus dure, la plus défigurée, la plus inhumaine. A tous les exclus, les bannis, les abandonnés, à tous les crucifiés, il apportera l’aujourd’hui du Règne. Et sa présence à leurs côtés attestera que Dieu les a rejoints dans leur abîme et que le Royaume de lumière est venu jusqu’à eux. »
Un même thème traverse l’ensemble de ses écrits : comment passer de la nuit à la lumière ? Comment dans le silence même de la nuit déceler déjà les premiers signes de l’espérance ?
« Quel chaos ne faut-il pas porter en soi pour voir le monde naître dans la lumière ! C’est toujours dans l’ombre de la Crucifixion, au bout du voyage, que le chrétien retrouve le regard de l’enfant. Ce regard dépouillé ne fixe plus quelque paradis perdu. Il exprime une immense volonté de paix et de miséricorde, au cœur même de la dévastation et de la mort. Et malgré la puissance apparente du mal, c’est lui qui est le plus fort. Il est capable de tenir en échec la plus monstrueuse entreprise de barbarie. Dans l’Histoire en furie, ce regard exprime déjà le mot de la fin. Ce n’est pas assez dire. Il le chante. » (Le langage de la nuit de l’âme, Postface du Cantique de Frère Soleil, Le chant des sources)
De telles épreuves ne peuvent que plonger dans la nuit, une nuit où Dieu semble s’être retiré et se taire. Mais ceux qui les ont traversées peuvent en témoigner : le silence n’est pas l’absence. Dieu ne peut se résoudre à voir souffrir l’homme sans être à ses côtés, sans l’accompagner pas à pas vers le jour qui ne manquera pas de se lever et de faire renaître l’espérance, car il est le Dieu fidèle, éternellement.
« Dieu – la Vérité et l’Amour en personne – a voulu souffrir pour nous et avec nous […] L’homme a pour Dieu une valeur si grande que Lui-même s’est fait homme pour pouvoir compatir avec l’homme de manière très réelle, dans la chair et le sang, comme cela nous est montré dans le récit de la Passion de Jésus. De là, dans toute souffrance humaine est entré quelqu’un qui partage la souffrance et la patience ; de là se répand dans toute souffrance la « consolatio » ; la consolation de l’amour participe de Dieu et ainsi surgit l’étoile de l’espérance. » (Sauvés dans l’Espérance, Benoît XVI)
P. Clamens-Zalay