Revoir Cimabue
Musée du Louvre jusqu’au 12 mai 2025

Pour atteindre l’exposition temporaire consacrée au peintre italien du XIII°siècle Cenni di Pepo, dit Cimabue, c’est presque une aventure. Se ranger sagement au sein d’une file d’attente reptilienne, puis s’engager dans le dédale « louvresque », emprunter escalier après escalier, tenter d’identifier un fléchage approximatif tout en affrontant une foule multinationale oppressante plongeant le visiteur aux portes de la crise d’ochlophobie. Une fois franchis les nombreux obstacles, après être parvenu à se faufiler au travers d’un étroit couloir dans lequel des toilettes-placards obstruent le bon écoulement des flots de visiteurs, on atteint avec soulagement un espace plus confidentiel enclavé dans une aile de l’immense ancienne résidence royale.
Si l’exposition réserve la place d’honneur à la Grande Maestà qui trônait dans l’église San Francesco de Pise, on est subjugué en entrant par une Vierge et l’Enfant, de Botticelli longtemps attribuée à Cimabue. L’exposition « Revoir Cimabue », présente à cette occasion le chef-d’œuvre, entouré d’une quarantaine de pièces de « primitifs » italiens. Maître de Giotto, Cimabue fut longtemps demeuré mystérieux. Pourtant, en cette fin du XIII°siècle, il fascinait les artistes de son temps. Si Giotto est mondialement connu, on ignore tout de la vie et de l’œuvre de Cenni di Pepo tout comme de son surnom de « tchi », « ma », « boué » qui paraît si étrange. Une dizaine de peintures lui sont désormais attribuées ainsi que le cycle de fresques d’Assise et de mosaïques à Florence et à Pise. Il fut un des premiers peintres à représenter le monde tel qu’il pouvait l’observer ; il s’agissait d’émouvoir et non de s’émerveiller.
Le monde dans lequel il vécut était tourné vers la Méditerranée. Les ports d’Italie étaient les portes d’entrée des productions byzantines et musulmanes. Échanges commerciaux mais aussi scientifiques et intellectuels ; ce qui ne laissa pas indifférents les artistes. À partir de 1250, les cités italiennes profitèrent de la fragmentation du Saint-Empire pour se développer : Pise, Gênes, Venise, Florence, Milan, Lucques, Arezzo, Rome et Naples. Si le latin dominait dans l’administration, la langue « vulgaire » commençait à coloniser l’écrit. Dès 1225, François d’Assise composa, le Cantique de frère Soleil ou des Créatures, le texte fondateur de la littérature religieuse en langue italienne. Au-delà des langues locales, le toscan fut servi par le Florentin Dante Alighieri qui engagea avec son ami Giotto la révolution intellectuelle et culturelle qui mena à la Renaissance. Certes fort méconnu des Français, le « triste Florentin »[1] demeure le symbole de l’identité italienne…La réputation de Cimabue était déjà faite puisqu’il est cité dans La Divine Comédie où, prémonition, il est question du caractère éphémère de la renommée[2]. La conjoncture économique était alors favorable, l’accumulation du capital et des richesses dégagées des campagnes, les mouvements des bateaux, la mobilité des hommes, les progrès de la connaissance et les évolutions de la pensée s’épanouissaient. L’influence des « modèles » de l’Antiquité et d’une sensibilité nouvelle aux formes, aux lumières et aux couleurs de la nature – ce que Pétrarque qualifia d’« art revenu à la lumière »-, contribuèrent à l’éclosion des peintres italiens. Cimabue et Le Crucifix de Santa Croce puis le Christ souffrant de Giotto symbolisèrent cette évolution artistique. L’art des icônes et des manuscrits provenant de Byzance et des royaumes latins de Terre Sainte jouissaient d’un réel prestige en Italie. Toutefois, Cimabue, peintre majeur du Duecento[3], s’inspira plus des manuscrits grecs qui circulaient alors en Italie introduisant un naturalisme qui offrait l’impression que les éléments peints appartenaient non au monde du divin mais à celui du monde réel.
L’exposition est organisée autour de la magnifique Maestà peinte pour l’église San Francesco de Pise, qui permit à Cimabue d’exploiter des modes de représentation dans lesquels les personnages s’animent comme on peut l’admirer par ailleurs dans la Madonne Gualino de Cenni di Peppo où l’on voit l’Enfant tendre ses mains vers sa Mère ou dans laMadone de Crevole de Duccio avec des anges accoudés nonchalamment à des nuages. Les peintres ne cherchent plus à reproduire un modèle ancien mais à donner l’illusion de la vie dans la peinture. Certes, il demeure certaines techniques propres aux icônes mais l’artiste cherche à représenter l’humanité des personnages. Majestueuse œuvre qui représente une Vierge, au visage doux, à la robe bleu nattier, entourée de six anges aux ailes couleurs pastel apportant au corps humain une densité inédite. La Vierge, flanquée d’anges sur son trône d’impératrice du ciel, porte des vêtements à l’antique qui structurent l’anatomie et couvrent le corps. En extraordinaire coloriste, il joue sur les couleurs pour produire des effets de lumière, par des jeux d’ombres dans les vêtements et les cous des personnages. Des inscriptions qui pourraient suggérer visuellement l’idée d’un langage divin inaccessible à notre pauvre compréhension humaine apparaissent dans le tableau. Des personnages et des accessoires sont peints de manière « naturaliste » , la main de l’Enfant en volume et une surprenante suggestion de la pression exercée sur un rouleau de parchemin ou de papier, qui se déforme.
On ne pourra par ailleurs, qu’être fasciné par la dossale[4] d’autel d’un peintre anonyme représentant la Vierge et l’Enfant entre Saint André et Saint Jacques, certes encore d’inspiration orientale, moins naturaliste que le chef d’œuvre de Cimabue, mais d’une très grande beauté. Un petit panneau très animé pour l’époque présente l’Enfant qui recule sa jambe et bénit les trois Franciscains agenouillés aux pieds de la Vierge. On s’arrêtera enfin à La Dérision du Christ, peinture respirant la vie, dotée de personnages aux visages tous différents, aux muscles saillants, aux costumes raffinés et colorés comme saisis sur le vif, reflet d’une spiritualité plus intériorisée, plus émotionnelle.
Revoir Cimabue – Aux origines de la peinture italienne est le titre donné à l’exposition, peut-être parce qu’à la faveur de la restauration de la Maestà et de l’acquisition du panneau inédit de Cimabue découvert en France, La Dérision du Christ, des détails ont été découverts et permettent de redécouvrir le talent novateur de ce peintre connu des seuls initiés.
Une exposition qui se conclut par la présentation du grand Saint François d’Assise recevant les stigmates de Giotto, illustrant les mutations artistiques d’une époque à laquelle les certitudes d’un monde souvent figé dans l’immobilité du sacré, s’ouvre à de nouvelles perspectives.
Érik Lambert.
[1] Selon Joachim du Bellay
[2] « Cimabue se crut, dans la peinture, Maître du champ, mais on crie pour Giotto, Tant que de lui, la gloire s’obscurcit », Le Purgatoire, chant XI.
[3] Terme italien utilisé pour qualifier le mouvement artistique italien du XIIIe siècle.
[4] Panneau placé contre la paroi à laquelle est adossé l’autel auquel il est destiné, à l’arrière et en surplomb de celui-ci, et dont l’ornementation est en lien avec la liturgie.