Des dialogues impossibles ?
Parmi les innombrables messages de notre regretté pape François figure une vigoureuse invitation à ne pas céder à la tentation de la polarisation. La polarisation, c’est l’opposition artificielle entre personnes et entre fractions de la société. Et le pape nous exhorte à ne jamais renoncer au dialogue. Cette invitation[1] n’est-elle pas d’une brûlante actualité, tant outre-Atlantique que dans nos propres sociétés, dans nos villes, dans nos fraternités, dans nos familles ?
Se pose à nous en effet, presque en permanence, la question de savoir comment nous pouvons dialoguer, sans monter au créneau, avec des personnes dont les opinions et les manières de vivre (politiques, religieuses, etc.) sont à l’opposé des nôtres.
Nous ne sommes peut-être pas capables de partir d’un présupposé totalement favorable à l’égard de nos contradicteurs. Mais comment adopter tout de même un a priori de bienveillance quand tout nous hérisse dans leur discours et dans leurs comportements ? Comment faire l’effort de revenir non à ce qui nous divise, mais à cette humanité que nous avons en commun ? Comment « compter au-delà de deux[2] », sortir de cette pensée binaire si dangereuse « qui tend à réduire la réalité en catégories antagonistes : pour-contre, blanc-noir, bien-mal, d’accord-pas d’accord, droite-gauche (et sa déclinaison ecclésiale progressiste-conservateur » ? Comment refuser les exagérations, les généralisations si faciles, les étiquettes, les stigmatisations ? Comment avoir le courage et l’art de la nuance ? Le philosophe Gustave Thibon n’estimait-il pas que « l’un des signes fondamentaux de la médiocrité d’esprit est de voir des contradictions là où il n’y a que des contrastes » ?
Moins enclin à la théorisation qu’à l’agir sous l’impulsion de l’Esprit, François d’Assise ne s’est peut-être pas posé toutes ces questions. Mais il nous laisse un témoignage précieux dans ce domaine : il refuse, à Gubbio, de considérer le loup comme un ennemi irréductible, le traite en frère, dialogue, identifie les raisons de sa cruauté, et conclut un pacte de paix ; il refuse de considérer les brigands dénoncés par ses frères comme des barbares qu’il faut fuir, et demande d’adopter cet a priori de bienveillance évoqué plus haut, et de croire en leur potentialité de changement. À contre-courant radical de l’esprit de son époque, il ne colle pas au sultan de Damiette l’étiquette d’un ennemi et d’un vil suppôt du diable, mais engage avec lui un dialogue chaleureux et respectueux. Dans la cité d’Assise, il ne croit pas à l’opposition irréductible des oppositions entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel et trouve subtilement le moyen de réconcilier un évêque et un podestat qui ne cherchaient en fait qu’un moyen de sortir d’un conflit intenable sans trop perdre la face.
Pour autant, François n’est jamais dans le déni des difficultés, et ne fuit pas les oppositions (Pierre Bernardone son père en sait quelque chose !) mais, à la notable exception de ce dernier cas, il les traite avec doigté et avec un souci constant : le dialogue « quoiqu’il en coûte », à l’opposé des attitudes qui attisent les conflits.
Dans un livre d’entretiens paru il y a cinq ans, Un temps pour changer, le pape François pointait deux des tentations que nous avons en cas de conflit : « d’une part, nous draper dans les couleurs d’un camp ou de l’autre, ce qui exacerbe le conflit ; d’autre part, éviter d’engager le conflit tout court, en niant la tension qu’il implique et en s’en lavant les mains. La tâche du réconciliateur est plutôt d’“endurer” le conflit, en l’affrontant de face et, par le discernement, de voir au-delà des apparences les raisons du désaccord, en ouvrant aux intéressés la possibilité d’une nouvelle synthèse, qui ne détruise aucun des pôles, mais préserve ce qui est bon et valable dans les deux dans une nouvelle perspective[3]. » Ne pourrait-on lire ici un magnifique commentaire des épisodes du loup, des brigands, du lépreux à l’odeur insoutenable ou de l’évêque et du podestat ?
Le pape François célébrait ainsi « un don dans le dialogue, quand les gens se font confiance et cherchent humblement le bien ensemble, et qu’ils sont prêts à apprendre les uns des autres […]. Dans ces moments-là, la solution à un problème insoluble se présente de façon inattendue, imprévue, résultat d’une créativité nouvelle et plus grande, libérée, pour ainsi dire, de l’extérieur. […] Un tel “débordement” brise les berges qui autrefois confinaient notre pensée, et fait jaillir, comme d’une fontaine débordante, les réponses que la [contradiction[4]] ne nous laissait pas voir. »
Six décennies auparavant, le pape Paul VI insistait déjà, dans son encyclique Ecclesiam suam, sur le fait que le dialogue est un « art de communication spirituelle ». Selon lui, le dialogue est un art de clarté — d’abord essayer de se parler, et si possible de se comprendre — mais aussi un art de douceur. Celle, nous dit-il, « que le Christ nous propose d’apprendre de lui-même : “Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur” ». Le dialogue, ajoutait Paul VI, « n’est pas orgueilleux ; il n’est pas piquant ; il n’est pas offensant. Son autorité lui vient de l’intérieur, de la vérité qu’il expose, de la charité qu’il répand, de l’exemple qu’il propose ; il n’est pas commandement et ne procède pas de façon impérieuse. Il est pacifique ; il évite les manières violentes ; il est patient, il est généreux. » Le pape Paul VI évoquait également — et ceci nous renvoie à celle qu’eut François d’Assise pour réconcilier l’évêque et le podestat — « la prudence pédagogique », qui tient « grand compte des conditions psychologiques et morales de l’auditeur », et qui cherche « à connaître la sensibilité de l’autre, à se modifier, raisonnablement, soi-même, et à changer sa présentation pour ne pas lui être déplaisant et incompréhensible[5]. »
Belle feuille de route pour nous tous que ces exhortations papales et franciscaines ! Beau rappel à l’ordre pour nos tempéraments si souvent impulsifs et intolérants ! Mais sérieux défi aussi. Car fréquemment, ce dialogue, nous ne le pratiquons pas parce que nous n’y croyons pas. En famille, en fraternité, il y a des sujets qui fâchent et que l’on évite d’aborder parce qu’on sait qu’ils vont déclencher des échanges désagréables, qui ne seront même pas des échanges, sinon de boules puantes : on s’invective, on ne s’écoute pas, on ne cherche qu’à convaincre.
Or le dialogue ne peut pas être obsessionnellement orienté sur le changement de l’autre. Il suppose de rester ouvert à l’inattendu, comme le furent chacun François et le sultan dans la découverte surprenante de la religion de l’autre. Qui d’entre nous n’a pas fait dans sa vie l’expérience d’un changement imprévu de regard sur une personne qu’il avait depuis longtemps cataloguée comme infréquentable, dont les opinions politiques ou les pratiques religieuses lui paraissaient irrecevables, et qui s’était soudain révélée charmante au quotidien, beaucoup plus ouverte qu’on pouvait l’imaginer ?
Osons dès lors le dialogue quoiqu’il en coûte, car il coûte souvent bien moins que nous ne le craignons. Osons la nuance et la modération, calmons les impulsions de notre ego, et demandons à l’Esprit de changer ce qui nous semble a priori si amer en « douceur pour l’esprit et pour le corps[6] ».
Comité de rédaction
[1] Invitation faite en octobre 2022 au cours de son homélie célébrant le 60ème anniversaire du Concile Vatican II
[2] Nous reprenons ici les termes du journaliste de La Croix Gonzague de Pontac dans son article « Dix armes pour lutter contre la polarisation » dans le quotidien La Croix du 21 févier 2025 (https://www.la-croix.com/religion/dix-armes-spirituelles-pour-lutter-contre-la-polarisation-20250220).
[3] Pape François, Un temps pour changer, Flammarion. Décembre 2020, p.119-122.
[4] Le mot exact employé par François est « contraposition »
[5] Ecclesiam suam, 1964, 80 et ss.
[6] Premières lignes du Testament de saint François, évoquant sa rencontre avec les lépreux.