Retraite signifie « action de se retirer ». De quoi se retire-t-on ?
Le conflit suscité par la réforme des retraites atteint une dimension historique. Son âpreté se nourrit à la sensibilité tant collective que personnelle des questions soulevées par la fin de l’activité laborieuse. Elles se posent autour de deux axes : l’âge de départ et la hauteur de la pension, autrement dit le temps et l’argent. Ces deux paramètres déterminent nos existences de manières concrète et décisive, mais il ne peut être que profitable à chacun de tenter une approche plus fondamentale, inspirée par la cinquième admoni-tion de François d’Assise : « Considère, ô homme, dans quelle excellence t’a placé le Seigneur Dieu : il t’a créé et formé à l’image de son Fils bien-aimé quant au corps et à sa ressemblance quant à l’esprit. »
Justifier un recul de l’âge de départ par l’allongement de la vie induit que la fin de la carrière profes-sionnelle ouvre sur la vieillesse et, à son terme, la mort. Mais celle-ci n’est jamais nommée directement dans les débats, tout au plus par l’euphémisme statistique de l’« espérance de vie ». Ce déni de la mort et de l’espérance d’une autre réalité par notre société technologique piège la question de la retraite dans une pro-blématique matérielle — ce qu’elle coûte, le niveau et la durée de la pension — oblitérant le sens intime du mot retraite : se retirer de l’agitation du monde et ainsi se préparer à le quitter le moment venu. Envisager la retraite sous ce jour pose les questions sur un tout autre niveau, car la conscience du terme inéluctable de toute existence privilégie la conception solidaire selon laquelle, les unes après les autres, les jeunes généra-tions soutiennent les anciennes, et cela comme une priorité incontournable, au même titre que l’éducation et l’entretien des enfants qu’elles ont assumés. On le ressent plus ou moins clairement : une société qui réduirait le soin de ses vieux et de ses enfants à un paramètre comptable se vouerait à un individualisme morbide décadent, bien loin de l’excellence dans laquelle Dieu nous a placés.
Retraite signifie « action de se retirer ». De quoi se retire-t-on ? « Bat-on en retraite » comme de vieux soldats vaincus par la fatigue ? S’éclipse-t-on comme des éléphants fourbus sur le chemin du cime-tière ? Au contraire, combien de retraités s’étonnent de ne plus avoir une minute à eux ?! Seule cesse l’activité professionnelle, rien d’autre ; dans l’espace et le temps libérés, une autre vie active s’épanouit, con-trainte jusque-là par les impératifs du travail qui régentaient l’existence, ses rythmes, ses moyens, ses con-ditions, ses espoirs. Au lieu de « prendre sa retraite », c’est « reprendre sa liberté » qu’il conviendrait de dire ! Cette autre vision des choses, là encore, pose les questions autrement : est-il acceptable, inéluctable, que le travail soit communément subi dans la (plus ou moins grande) « pénibilité » ? Quelle place laisse-t-il à la contemplation, à la méditation, à l’élévation ? Pourquoi serait-on considéré à charge dès lors qu’on est dispensé de « gagner sa vie » ? La liberté n’est-elle envisageable qu’en marge d’un monde entièrement dédié au travail comme condition de la survie matérielle ? Paul nous donne une réponse : « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés. Tenez donc ferme et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage.» (Gal 5,1)
Les animaux meurent quand ils ne sont plus capables de procréer, selon la loi de perpétuation des espèces. Contrairement aux idées reçues, dès ses origines préhistoriques, la seule à échapper à cette règle fut la nôtre. Notre cerveau grossit encore six ans après la naissance, s’affine et crée une multitude de con-nexions, d’aptitudes motrices, sensorielles, cognitives, affectives, sociales… Si notre espèce permet à ses anciens de subsister, c’est parce qu’ils assurent sa perpétuation en tant qu’espèce intelligente, par l’éducation et la transmission. Certes, les grands-parents n’apprennent plus aux jeunes à tailler le silex, mais chacun peut mesurer autour de lui leur implication dans la vie familiale et leur engagement dans le tissu associatif et culturel, précieux pour le maintien du lien social, crucial pour la continuité de la civilisation. L’Académie de médecine évoquait récemment une « rupture anthropologique majeure » au sujet de la PMA. Une société qui n’assurerait plus à ses anciens de quoi accomplir leur rôle naturel opérerait une autre rupture anthropologique aux conséquences désastreuses.
Laisserons-nous la société technologique fixer une date de début et une date de péremption à l’existence de l’être humain ? Est-ce là le destin acceptable de celui dont David, il y a trois mille ans, s’émerveillait devant son Créateur ? « Tu en as presque fait un dieu : tu le couronnes de gloire et d’éclat ; tu le fais régner sur les oeuvres de tes mains (…) » (Psaume 8).
Jean Chavot